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Ecrivain de la comédie romande - Page 19

  • Lucie fair ou Lucie fer

    par Pierre Béguin

    9791032102497.jpgMême si Les Fleurs du Mal en sont une référence récurrente, c’est à d’autres fleurs, en l’occurrence Les Fleurs bleues, que m’a fait songer tout d’abord le dernier roman de Jean-Michel Olivier: comme celui de Raymond Queneau, Lucie d’enfer (c’est son titre) est pavé de références littéraires. Il se construit sur elles, il se développe par elles, il s’éclaire grâce à elles. A tel point que le lecteur – du moins ce fut mon expérience – croit en débusquer là même où l’auteur, peut-être, n’avait pas l’intention d’en mettre.

    Voilà pour les références implicites. Mais il y a les références explicites. Et là, c’est avant tout aux femmes de Nerval que l’auteur genevois nous renvoie, à Aurelia, à Sylvie et aux Filles du feu qui, à l’image d’une fameuse scène de Sylvie, font une véritable ronde tout au long du livre.

    Jean-Michel Olivier va-t-il nous rejouer la partition du narrateur romantique obsédé par l’image évanescente, inaccessible, chimérique de la femme mystérieuse, multiple, comme Nerval fut obsédé par le souvenir de l’actrice Jenny Colon? Qu’on se rassure, ce n’est pas le style de la maison, et c’est très bien ainsi. 

    Certes, tout comme l’Adrienne de Nerval, celle d’Olivier, d’une certaine manière, entre aussi en religion. Mais ce ne sont ni le même Dieu ni les mêmes prières. En voici le portrait, assez truculent: «Depuis six mois, je vivais avec Adrienne, la directrice d’un journal féminin, très belle, très névrosée (j’aime la juxtaposition des deux adjectifs qui dit tout en deux mots: c’est aussi cela le travail d’écrivain). Pas un jour sans une nouvelle indignation, une bonne cause à défendre, une invitation à manifester. Elle se rechargeait en s’opposant. Une vraie pile colérique.» Son credo? Changer les hommes! Un travail de longue haleine: «des manifestations, des attaques répétées contre la virilité, les privilèges masculins, l’inégalité entre les genres. Aux yeux d’Adrienne, d’un bleu profond et mystérieux, il suffirait que les hommes soient des femmes, qu’ils abandonnent cette culture du phallus qui leur pèse et ne mène nulle part. Faisons la grève des utérus! lança-t-elle un jour, farouche et enjouée. Célébrons l’abstinence, la sororité, le fétichisme, la sodomie, la zoophilie et l’avortement! Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte nationale catholique...”»

    Le discours semble réaliste. Cependant, on le comprend, on évolue en pleine parodie. Et avec les autres femmes du narrateur itou. Ainsi d’Aurélie qui, comme l’Aurelia de Nerval, est une actrice de renom, mais qui préfère aux rôles d’oie blanche les rôles de salopes et de tueuses sans coeur. Quant au sexe, «l’égalité au lit ne la faisait pas bander. Elle préférait le fouet et les menottes. Dans l’amour, elle aimait prendre les rennes, puis les lâcher, puis les reprendre...»

    Ainsi également de Sylvie, «une étudiante en lettres qui travaillait à une thèse sur Michel Leiris intitulée La Littérature et le Mâle. Elle voulait déconstruire tous les stéréotype de la domination masculine, déjà bien mis à mal par Leiris et Bataille, et montrer que la femme – tantôt victime, tantôt martyre ou tantôt actrice d’un jeu de dupes – incarnait désormais l’unique espoir de rédemption pour une humanité à la dérive. C’était une féministe qui détestait les femmes. Elle était d’une jalousie féroce, territoriale comme un pitbull». Même si, comme chez Nerval, Sylvie et Adrienne sont en concurrence, on est bien loin de la jeune dentellière du village et de la châtelaine religieuse des Filles du feu. On évolue à rebrousse-poil, dans le politiquement incorrect. C’est jouissif, et c’est bien là que doit se positionner un écrivain digne de ce nom.

    Mais la figure dominante, obsédante, est celle de Lucie, une jeune fille rencontrée durant les années de collège, aux allures de Françoise Hardy ou de Joan Baez, et aux «yeux couleur pervenche brillants et clairs comme s’ils sortaient d’un bain de larmes». «Pendant longtemps, précise le narrateur, j’ai murmuré son prénom à mi-voix, comme une obscénité joyeuse. J’aimais cette vibration dans mes mâchoires, ces deux syllabes lumineuses et liquides entre mes dents serrées: Lu-cie.» 

    Il n’est pas le seul. Tous les collégiens tournent autour «comme des guêpes». Les professeurs eux mêmes ne sont pas insensibles. Mais Lucie est farouche, libre, inaccessible. S’il en est fou amoureux, le narrateur, un nommé Simon, une sorte de double littéraire de l’auteur déjà aperçu dans Passion noire, devra se contenter, dans des scènes assez cocasses, d’ersatz dérisoires de sexe ou, au mieux, de coitus interruptus. Sauf que, selon un schéma également développé dans Passion noire, d’égérie, Lucie va peu à peu se transformer en diablotin(e) pour construire l’enfer de notre pauvre narrateur. Pour Jean-Michel Olivier, décidément, dans les relations amoureuses hommes-femmes, les victimes ne sont pas celles que le féminisme décrit, ni les bourreaux ceux que le féminisme décrie.

    Le roman se construit sur quatre chapitres, chacun correspondant à une rencontre – fortuite ou non – entre Lucie et le narrateur, à une époque – l’odyssée de Lucie se déroulant sur environ 25 ans – et à un lieu – de Genève à Montréal en passant par l’Ecosse, jusqu’à la scène finale, dans le Jura, au nom évocateur, Les Enfers. 

    A chaque chapitre, à chaque époque, à chaque rencontre, on assiste, selon le schéma de la parodie, à une dégradation de la relation, et à un renversement des rôles. De soupirant éperdu, Simon devient poursuivi effrayé. Mais dans toutes les situations, c’est toujours Lucie qui mène le bal, qui impose sa volonté contre celle de Simon, comme Marie l’imposait déjà dans Passion noire. C’est là la faiblesse de l’homme.

    Et cela, même si Lucie, à chaque chapitre, perd un peu de son pouvoir d’attraction. A Montréal déjà, «Lucie a pris un peu de poids. Sa taille n’est plus aussi fine. Et ses seins sont plus lourds». Mais pour Simon, toujours amoureux, elle reste aussi désirable qu’elle l’était à l’adolescence. En Ecosse, c’est pire: «Lucie avait beaucoup changé. Ses cheveux sombres, coupés courts, étaient semés de filaments d’argents. Son visage s’était creusé; son corps très amaigri». Là, c’est elle qui se jette sur Simon qui, lui, en éprouverait plutôt de la répulsion. Aux Enfers, le changement est encore plus frappant: «Comme Lucie a changé! Ce n’est plus la madone du collège qui se donnait des airs de Françoise Hardy avec ses cheveux longs et sombres, ni celle que j’ai revue à Montréal en 2012, ni celle enfin de l’île de Skye...» Bref, Simon, c’est Frédéric Moreau revoyant Madame Arnoux dans l’épilogue de L’Education sentimentale

    Quant au sexe, à chaque rencontre, ce sera un échec. A l’adolescence, Lucie s’étant fait mordre par une vipère, Simon doit se contenter de sucer, embrasser, lécher la plaie ouverte avec, pour seule sensation, pour unique extase, le goût du sang métallique et du venin qui se mélangent. 

    A Montréal, enfin, il touche au but, si l’on peut dire: «Je guide sa main droite vers mon sexe. Elle se laisse faire docilement et sa respiration s’accélère. Je vais entrer en elle très lentement, très doucement, quand quelqu’un se glisse dans le lit. C’est Léo, son fils, qui n’arrive pas à dormir...» Et Simon, à nouveau frustré, devra se satisfaire toute la nuit du râle de contentement de l’enfant suçant le sein de sa mère. Encore raté!

    En Ecosse, c’est pire, même si, cette fois, c’est Lucie qui prend les devants: «Elle me plaqua contre le mur, colla ses lèvres contre les miennes si brutalement qu’elle me fit mal. Elle glissa son genou entre mes jambes, mais je ne bandais pas». Se faisant plus entreprenante, Lucie amorce une fellation. Simon sent enfin son désir reprendre force: «Soudain, un bruit se fit entendre. Une silhouette se dessinait, là-bas, sur les vitres sales du hangar. Dans la lumière brumeuse, un homme tenait quelque chose à la main – une fourche?» Un beau symbole phallique – ou diabolique – pour une nouvelle interruption… et un nouvel échec. 

    Aux Enfers, Jean-Michel Olivier pousse l’ironie encore plus loin: dans une scène de balade à cheval qui n’est pas sans rappeler celle où Rodolphe Boulanger va enfin posséder Emma Bovary, Lucie emmène Simon dans une forêt. Mais, contrairement à Rodolphe qui atteint parfaitement son but, contrairement à Emma qui rêvasse encore toute émerveillée au bord de l’étang, pour Simon et pour Lucie, ce sera encore un échec: «Lucie se rhabilla. La magie s’était dissipée. Nous remontâmes en selle». C’est là toute l’ironie: avec Lucie, Simon n’aura connu que l’enfer sans jamais avoir goûté au paradis. 

    La dernière scène est une parfaite métaphore de cette relation: sous l’injonction de Lucie, Simon creuse une fosse, soit disant pour y déterrer des nids de guêpes. Il n’y trouve d’abord qu’un vieil exemplaire des Fleurs du Mal ouvert sur un poème évocateur, les Bijoux

    «La très chère était nue, et, connaissant mon coeur,

    Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,

    Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur,

    Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures...»

    Creuse encore! lui ordonne Lucie. 

    Finalement, Simon tombe sur un morceau de crâne humain. Le cadavre du dernier mari de Lucie ou, comme Hamlet, la vision de son double?

    Moi, c’est à Mallarmé que j’ai songé: 

    «… et plus las sept fois du pacte dur 

    De creuser par veillée une fosse nouvelle 

    Dans le terrain avare et froid de ma cervelle 

    Fossoyeur sans pitié pour la stérilité...»

    La quête de la femme idéale, la soumission à la muse, dût-elle se conclure par l’obéissance à la Gorgone, ne débouche que sur du vide, sur un terrain stérile, dans une fosse où l’on ne peut que contempler sa propre mort.

    De toute évidence, Jean-Michel Olivier s’est beaucoup amusé à écrire ce roman parodique qu’il définit comme un «conte noir», à la manière des Contes cruels de Villiers de l’Isle Adam. Un amusement qu’il sait faire partager. Un mot peut à lui seul résumer notre sentiment à cette lecture: jouissif!

    A ne manquer sous aucun prétexte!

    * Jean-Michel Olivier, Lucie d'enfer, éditions de Fallois, 2020.

  • Lucie, incandescente fille du feu

    Un livre ne vit pas tout seul. Il suppose une écoute, un regard bienveillant, l'œil éclairé d'un lecteur qui cherche son chemin dans ses pages quelquefois tortueuses. Lucie a de la chance : deux grands lecteurs se sont penchés sur son berceau, Francis Richard et Daniel Fattore. Leurs mots me vont droit au cœur. Qu'ils soient ici remerciés.

    Je me permets de reproduire le texte de Daniel Fattore, publié sur son extraordinaire blog (http://fattorius.blogspot.com) qui réserve de multiples et agréables surprises.

    « Ces Filles du feu à la Nerval, nommées Sylvie ou Adrienne et auxquelles le narrateur de Lucie d'enfer se frotte, ce sont ses compagnes de vie. Des personnages secondaires, paradoxalement: Simon, le narrateur du tout dernier opus de Jean-Michel Olivier, place au centre de sa vie Lucie, objet d'un amour jamais déclaré mais source de feux mal éteints, beau personnage de femme à jamais libre, troublante et lumineuse. 

    9791032102497.jpgLucie d'enfer ? Quelle splendide manière, pour l'écrivain, de revisiter le motif de la sorcière, repris par un certain féminisme! Le lecteur découvre en Lucie une femme libre et envoûtante, omniprésente aussi. C'est aussi une femme proche de la nature, qui connaît les simples et paraît dialoguer avec les animaux sauvages. Sa beauté troublante fait d'elle une tentatrice, et il se trouve que ses conjoints sont tous décédés dans des circonstances ambiguës. Diable de femme, dont le nom rappelle immanquablement Lucifer! Pelletant dans un patelin du Jura suisse nommé "Les Enfers" en fin de roman, Simon l'enchanté ne creuse-t-il pas sa propre tombe? La question reste ouverte...

    Qui est Simon, d'ailleurs? Le lecteur fidèle de Jean-Michel Olivier sera tenté de penser qu'il s'agit d'un alter ego de l'écrivain, d'autant plus que Simon est lui-même auteur – d'ailleurs, si Jean-Michel Olivier a écrit "Après l'orgie", Simon est l'auteur de "Après la fête". Parlant à la première personne, il véhicule des thèmes et regards chers à l'auteur. Il y a par exemple cette manière proprement visuelle d'approcher le monde, affirmée dès ce premier paragraphe du livre, qui évoque une aversion pour les blondes platines du cinéma. olivierenfant.jpgL'évocation des "écrivains de la photographie", en page 48 (Walter Benjamin, Roland Barthes, Susan Sontag), abonde en ce sens. Cet aspect visuel, l'écrivain Jean-Michel Olivier l'a aussi abordé sous un autre angle, familial et franchement biographique cette fois-là, dans "L'Enfant secret". D'ailleurs... en évoquant Léo, le frère jumeau de Lucie, sur son tricycle (page 124), n'évoque-t-il pas par ricochet la photo choisie par l'éditeur pour la couverture de la dernière édition de "L'Enfant secret"?

    Les références artistiques sont légion dans Lucie d'enfer, faisant de ce livre un conte noir d'essence à la fois musicale et littéraire. Il y a tant de chansons citées, d'autant plus que Simon, le narrateur, est de cette génération branchée sur les interprètes de sa jeunesse vécue au temps de la chute du mur de Berlin. 51nPEZM176L._SX346_BO1,204,203,200_.jpgEt au travers du premier conjoint de Lucie, il y a le piano classique, un motif récurrent chez Jean-Michel Olivier puisqu'il occupe déjà une place de choix dans "La Vie mécène". Mais la musique, exigeante maîtresse, peut aussi être un échec, poussant en particulier le personnage de Sylvie à montrer ce qu'il est: une jeune égocentrique peu intéressée par la situation de son compagnon (en détresse et qui couche chez une autre femme).

    C'est d'ailleurs au travers des personnages des compagnes régulières de Simon que l'auteur joue sur la corde satirique qu'on lui connaît en tout cas depuis "La Vie mécène". Nous avons ainsi une Adrienne parfaitement au fait de la doxa féministe, caricaturée comme il se doit: comment Simon peut-il vivre avec une telle personne... et comment Adrienne peut-elle vivre avec un homme? Et là, on pense à certain personnage de "Carlota Fainberg" de Carlos Muñoz Molina, jouant avec les slashes et la rhétorique pour se positionner à la pointe du féminisme... Plus profondément, le thème du politiquement correct semble trouver racine dans les évocations récurrentes de Jean-Jacques Rousseau dans "Lucie d'enfer" – qui contribuent aussi à l'ancrage genevois du livre.

    Enfin, une fois de plus, l'écrivain invite ses lecteurs à dépoussiérer quelques fantômes – le mot est omniprésent dans Lucie d'enfer, et récurrent dans les titres des livres de Jean-Michel Olivier. Simon peut dès lors être vu comme un écrivain qui assume d'être hanté par quelques fantômes, assez passivement d'ailleurs: ils s'imposent à lui lors d'une manifestation où sont invités d'anciens élèves, et lorsque le fantôme s'appelle Lucie, il accepte de faire ses quatre volontés, par exemple en payant sa caution pour qu'elle puisse sortir d'une prison irlandaise. Fantômes du passé, êtes-vous donc maîtres du présent de chacun? Et qu'en est-il de Lucie et de ses hommes, disparus mais omniprésents?

    Sous la forme d'un "conte noir" gorgé de références littéraires et artistiques, Jean-Michel Olivier, fidèle à lui-même et à ses... fantômes, offre avec Lucie d'enfer un roman troublant, privilégiant les déformations de la vision du monde que favorisent l'alcool et les années qui filent. A moins que ce ne soit la vision, à la fois simple et incandescente, d'une femme nue comme Eve en pleine nature. »

    Jean-Michel Olivier, Lucie d'enfer, Paris, Editions de Fallois, 2020.

  • Prix Édouard-Rod 2020 à Alain Bagnoud

    thumbnail-6.jpegComme chaque année, le Prix Édouard-Rod a été remis à un écrivain romand pour une œuvre qui a marqué les esprits et séduit les six membres du Jury (Mousse Boulanger, Jördis Girault, Corine Renevey, Jean-Dominique Humbert, Olivier Beetschen et Jean-Michel Olivier, Président). Cette année, le Prix Rod, soutenu par la municipalité de Ropraz et les communes du Jorat, a été attribué à Alain Bagnoud pour son beau roman La Vie suprême (éditions de l'Aire, 2020). Voici quelques extraits de ma laudatio. 

    Alain Bagnoud est né en 1959 à Sierre, puis a vécu à Ollon jusqu'en 1978, avant de venir s'installer à Genève. Je l'ai lu pour la première fois en 1989, avec ses Épanchemnts indélicats, un livre qu'il a écrit avec Jean Winiger. Puis les livres se sont enchaînés, en alternant romans, biographies, essais, textes brefs et ce qu'on appelle aujourd'hui, faute de mieux, autofictions.

    On dit souvent, à tort, que la littérature romande manque d'ambition. Le jour du Dragon*, roman paru en 2008, nous démontre le contraire.

    images-4.jpegComme certains sages chinois sont capables, paraît-il, de voir le monde entier dans une goutte d'eau, Bagnoud raconte, dans le courant d'une seule journée, une vie entière. Pas n'importe quelle journée et pas n'importe quelle vie. Tout se passe le 23 avril, dans un petit village du Valais, le jour de la Saint-Georges., patron de la commune. Et ce jour fatidique, où Saint Georges terrassa le Dragon, est celui de toutes les expériences, les découvertes, les émotions, les transgressions.

    Nous sommes dans les années 70, années de liberté et de musique, un vent nouveau souffle même dans les villages les plus reculés. Car personne n'est à l'abri de l'Histoire.

    Enrôlé comme tambour dans l'une des deux fanfares du villages, le narrateur va vivre cette journée comme un parcours initiatique.

    images-1.jpegC'est d'abord le sentiment — douloureux, puis exaltant — d'échapper aux griffes de sa famille, à l'ordre patriarcal qui empoisonne, depuis toujours, les relations. Bientôt le narrateur tiendra tête à son père, pourra se libérer de toutes les contraintes qui l'empêchent d'être lui, c'est-à-dire d'être libre.

    Comment briser les chaînes de l'enfermement familial?

    Grâce aux copains, à la musique, aux filles, à la Poésie. C'est la première leçon de ce jour décisif.

    Mais tout ne se passe pas si facilement, ni tout de suite. Grâce au talent d'Alain Bagnoud, nous pénétrons peu à peu, mot à mot, dans les couches les plus profondes de la conscience d'un personnage, superposées comme celles d'un mille-feuilles.

    La famille, donc, déjà omniprésente dans La Leçon de choses en un jour, premier volet de cette autobiographie rêvée, paru en 2006. Mais aussi la religion puisque le narrateur assiste, comme tous les villageois, à la messe célébrant Saint Georges. Rituel immuable, à la fois solennel et ennuyeux. Là encore, l'adolescent qui assiste à la messe ne se sent pas à sa place. Ce décorum ne le concerne pas ; au contraire, il l'aliène. Il ne se sent à l'aise qu'avec les copains qui l'entraînent sur des chemins de traverse.

    Car au centre du livre, très bien décortiqué, il y a le malaise, déjà, d'« une existence médiocre, insuffisante. Un cerveau parasité de discours encombrants (…) Un magma instable qui aspire à se définir, qui cherche à se coaguler, mais infructueusement. »

    Jusqu'à ce jour, le narrateur n'a pas de visage, il n'est ni beau ni laid, il manque de présence au monde physique. C'est cette journée particulière, le Jour du Dragon, qui va lui permettre d'accéder à lui-même et au monde, jusqu'ici refusés.

    thumbnail-1.jpegDans le monde villageois pétri de traditions, de conventions et de clichés, il faut éviter comme la peste tout ce qui est singulier. Car le singulier doit toujours se fondre dans le collectif, le général, la famille ou le groupe.

    Ce trouble indistinct, Bagnoud le creuse parfois qu'au malaise. Et l'on sent une vraie douleur affleurer sous les mots qui se cherchent, refusant les clichés et le patois identitaire. Le rite de passage se poursuit : le narrateur goûte aux délice du fendant comme à ceux du premier joint. Ces paradis artificiels ne durent jamais longtemps.

    Qui peut comprendre ses vertiges, ses exaltations, ses ivresses poétiques et morales?

    Pas la famille en tout cas, ni les copains.

    Les filles alors?

    Le narrateur va connaître sa plus grande émotion à l'église, où il embrasse pour la première fois Colinette : transgression jouissive, et sans grand risque, puisque l'église, à cet instant, est déserte. Mais le narrateur a franchi le pas. Ce baiser initiatique l'a fait entrer dans un autre monde, merveilleux et bouleversant.

    Le livre se termine en musique.

    Ayant quitté l'uniforme de la fanfare, le narrateur retrouve ses copains dans une cave enfumée, s'essaie à jouer divers instruments, décide de fonder un groupe rock : The Dragon, of course !

    Abandonne l'abbé Bovet pour Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. Mais l'initiation au monde, la découverte de soi par les autres n'est pas finie: grâce à son ami Dogane, le narrateur va visiter l'atelier d'un peintre marginal, Sinerrois, qui va lui ouvrir les portes de l'expression artistique en lui montrant qu'en peinture, comme en poésie, la liberté est souveraine, source de découvertes et de joies.

    Nouvelle leçon de vie en ce jour fatidique! La liberté de peindre et de créer se paie souvent par la solitude, le silence, le rejet social. 

    L'épilogue du livre met en scène, dans un garage, l'une de ces fameuses boums qui ont fait chavirer nos cœurs d'adolescents. À cette époque, le seul souci (vital) était d'inviter la plus belle fille de la classe pour danser le slow le plus long (en général « Hey Jude ! », plus de 7 minutes). C'est l'expérience ultime que fait le narrateur au terme de cette journée proprement homérique, au sens joycien du terme, puisque toute une vie est concentrée en moins de vingt-quatre heures chrono. Ce qui est un fameux tour de force.

    Alain Bagnoud y scrute, au scalpel, les méandres d'une conscience malheureuse, qui cherche son salut dans la musique, l'amour, la lecture, la poésie. Et qui découvre, au terme d'un long parcours initiatique, la liberté d'être soi et la présence au monde.

    images-5.jpegDeux mots, encore, sur Rebelle***, un roman dense et complexe qui revisite les années 70, le quatorzième livre d'Alain Bagnoud, paru il y a trois ans.

    Tout commence, ici, dans un bistrot valaisan, où le nouveau venu (Jérôme Saint-Fleur, un journaliste à la dérive) est tout de suite intégré à la communauté bruyante, joyeuse et avinée des piliers de bar. C'est en sortant du bistrot, la tête levée vers la Grande Ourse, sa bonne étoile, que Jérôme va tomber sur Bob Marques, un guitariste de blues, qui était son idole, autrefois.

    Cette rencontre — à la fois retrouvailles avec sa jeunesse perdue et besoin de reconnaissance — va bouleverser sa vie dans les mois qui vont suivre.

    Le roman de Bagnoud est construit sur une série de rencontres et d'interrogations. Autour de cette ancienne gloire du blues gravitent deux femmes, Marylou et Carole. Tandis que la première ne quitte pas Marques d'un pas, la seconde aime les marches en montagne et fréquente assidûment une secte (qui fait penser, bien sûr, à l'Ordre du Temple Solaire). Jérôme est invité à jouer de la guitare avec Marques. Le résultat est concluant. Une tournée est organisée. Jérôme est parvenu à se faire reconnaître de son idole, ancienne figure paternelle.

    Et désormais le roman touche à son centre névralgique : la recherche du père.

    En bon journaliste, Jérôme va poursuivre son enquête sur le terrain. Il ne va pas tarder à retrouver deux anciens compagnons de sa mère : Joseph Dalin et Frank Rivet. Le premier, après avoir été prof, est écrivain et le second est un politicien en vue qui semble avoir renié les idéaux de sa jeunesse.

    L'un et l'autre pourraient être le père que Jérôme n'a pas connu…

    Cette enquête, on le voit, qui est une quête des origines, tourne entièrement autour d'un personnage mystérieux : Luce, la rebelle indomptable, qui voulait un changement de vie total. « Des fleurs, de l'herbe et de la musique. » Luce est la mère de Jérôme et vit à l'écart du monde.

    Devenue artisane, elle a coupé les ponts avec son passé contestataire — et ses anciens amants. Jérôme l'oblige à remuer les braises, à s'expliquer, à révéler les secrets qu'elle garde jalousement. On revisite ainsi les belles années du Flower Power, la liberté, les utopies. Même si le mouvement a été rattrapé par la réalité du monde de l'argent (le libéralisme, la globalisation), les rêves qu'il a semés ne sont pas totalement oubliés.

    Roman dense et complexe, Rebelle poursuit une quête de vérité qui est d'abord une interrogation des origines : si la mère est unique et prend beaucoup de place, les pères (imaginaires) sont nombreux et se bousculent même au portillon (Marques, Dalin, Ravet, Kapoff) !

    On retrouve certains de ces thèmes dans La Vie suprême, le dernier roman d'Alain Bagnoud, qui reçoit aujourd'hui le Prix Edouard-Rod.

    L'histoire de ce texte est particulière puisque, à en croire l'auteur, il est extrait d'un roman plus vaste, pas encore terminé, dont il constituait un chapitre, comme mis en abîme. Un long chapitre basé sur les confidences d'une arrière-arrière grand-mère, mais un chapitre parfaitement indépendant, car il se suffit à lui-même.

    Un personnage controversé, et fascinant, est au cœur de cette Vie suprême.

    images.jpegC'est Joseph-Samuel Farinet, le fameux faux-monnayeur glorifié par Ramuz. Bagnoud lui a déjà consacré un livre en 2005, Saint Farinet, dans lequel il s'amuse à déboulonner la statue de ce personnage de rebelle, hors-la-loi, contrebandier, sorte de Robin-des-Bois valaisan. Il en remet une couche dans La Vie suprême en donnant la parole, cette fois, à un autre marginal, Besse, qui cherche à se faire enrôler par Farinet, le fascinant aventurier qui rôde dans la région.

    Dans ce récit aux fortes intonations ramuziennes, on retrouve l'amour de Bagnoud pour cette terre valaisanne qui nourrit presque tous ses livres — ce qui est logique pour un fils de vigneron !

    Même ancrage local, mêmes rivalités claniques, même rejet de la différence.

    Le poids des traditions est écrasant. Chaque vie semble tracée d'avance par un destin aveugle et injuste. Le petit monde des villages, encerclés par des montagnes infranchissables, semble à jamais fermé sur lui-même.

    Pourtant, le personnage central, Besse, aspire à autre chose.

    Il aspire à la vie suprême.

    Qu'est-ce à dire ?

    Une vie libérée de la gangue des coutumes, mais non dépourvue d'idéal. Une vie qui à la fois permette à Besse de sortir de sa condition de pauvre, d'enfant « né tout en bas », presque sans terre, avec une seule vache et un potager, qui le condamne aux marges du village, et de réaliser ses rêves — c'est-à-dire de partir à la découverte du monde.

    En réalité, Besse n'est pas seul, car il y a Laurence (« la fille Puenzier »), elle aussi réjetée pour avoir « été avec un garçon ». Laurence, honte de la famille, méprisée par le village, contrainte de se cacher, de raser les murs ou de marcher tête baissée quelques mètres derrière ses parents pour aller s’agenouiller à l’église sur la marche qui mène à l’abside.

    On le voit : La Vie suprême, c’est l’histoire de ces deux solitudes, destinées à se rencontrer et à s’unir pour se frayer, en dépit du mépris et des humiliations, un chemin vers une existence animée de rêves légitimes.

    Autrement dit : la vie suprême.

    thumbnail-4.jpegPour saluer cette vie suprême, je suis très heureux de remettre le Prix Édouard-Rod 2020 à Alain Bagnoud, qui a encore beaucoup de beaux et bons livres à écrire !



    * Alain Bagnoud, Le Jour du Dragon, éditions de l'Aire, 2008.

    ** Alain Bagnoud, La Leçon de choses en un jour, éditions de l'Aire, 2006.

    *** Alain Bagnoud, Rebelle, roman, éditions de l'Aire, 2017.

    **** La Vie suprême, roman, l'Aire, 2020.