Comme chaque année, le Prix Édouard-Rod a été remis à un écrivain romand pour une œuvre qui a marqué les esprits et séduit les six membres du Jury (Mousse Boulanger, Jördis Girault, Corine Renevey, Jean-Dominique Humbert, Olivier Beetschen et Jean-Michel Olivier, Président). Cette année, le Prix Rod, soutenu par la municipalité de Ropraz et les communes du Jorat, a été attribué à Alain Bagnoud pour son beau roman La Vie suprême (éditions de l'Aire, 2020). Voici quelques extraits de ma laudatio.
Alain Bagnoud est né en 1959 à Sierre, puis a vécu à Ollon jusqu'en 1978, avant de venir s'installer à Genève. Je l'ai lu pour la première fois en 1989, avec ses Épanchemnts indélicats, un livre qu'il a écrit avec Jean Winiger. Puis les livres se sont enchaînés, en alternant romans, biographies, essais, textes brefs et ce qu'on appelle aujourd'hui, faute de mieux, autofictions.
On dit souvent, à tort, que la littérature romande manque d'ambition. Le jour du Dragon*, roman paru en 2008, nous démontre le contraire.
Comme certains sages chinois sont capables, paraît-il, de voir le monde entier dans une goutte d'eau, Bagnoud raconte, dans le courant d'une seule journée, une vie entière. Pas n'importe quelle journée et pas n'importe quelle vie. Tout se passe le 23 avril, dans un petit village du Valais, le jour de la Saint-Georges., patron de la commune. Et ce jour fatidique, où Saint Georges terrassa le Dragon, est celui de toutes les expériences, les découvertes, les émotions, les transgressions.
Nous sommes dans les années 70, années de liberté et de musique, un vent nouveau souffle même dans les villages les plus reculés. Car personne n'est à l'abri de l'Histoire.
Enrôlé comme tambour dans l'une des deux fanfares du villages, le narrateur va vivre cette journée comme un parcours initiatique.
C'est d'abord le sentiment — douloureux, puis exaltant — d'échapper aux griffes de sa famille, à l'ordre patriarcal qui empoisonne, depuis toujours, les relations. Bientôt le narrateur tiendra tête à son père, pourra se libérer de toutes les contraintes qui l'empêchent d'être lui, c'est-à-dire d'être libre.
Comment briser les chaînes de l'enfermement familial?
Grâce aux copains, à la musique, aux filles, à la Poésie. C'est la première leçon de ce jour décisif.
Mais tout ne se passe pas si facilement, ni tout de suite. Grâce au talent d'Alain Bagnoud, nous pénétrons peu à peu, mot à mot, dans les couches les plus profondes de la conscience d'un personnage, superposées comme celles d'un mille-feuilles.
La famille, donc, déjà omniprésente dans La Leçon de choses en un jour, premier volet de cette autobiographie rêvée, paru en 2006. Mais aussi la religion puisque le narrateur assiste, comme tous les villageois, à la messe célébrant Saint Georges. Rituel immuable, à la fois solennel et ennuyeux. Là encore, l'adolescent qui assiste à la messe ne se sent pas à sa place. Ce décorum ne le concerne pas ; au contraire, il l'aliène. Il ne se sent à l'aise qu'avec les copains qui l'entraînent sur des chemins de traverse.
Car au centre du livre, très bien décortiqué, il y a le malaise, déjà, d'« une existence médiocre, insuffisante. Un cerveau parasité de discours encombrants (…) Un magma instable qui aspire à se définir, qui cherche à se coaguler, mais infructueusement. »
Jusqu'à ce jour, le narrateur n'a pas de visage, il n'est ni beau ni laid, il manque de présence au monde physique. C'est cette journée particulière, le Jour du Dragon, qui va lui permettre d'accéder à lui-même et au monde, jusqu'ici refusés.
Dans le monde villageois pétri de traditions, de conventions et de clichés, il faut éviter comme la peste tout ce qui est singulier. Car le singulier doit toujours se fondre dans le collectif, le général, la famille ou le groupe.
Ce trouble indistinct, Bagnoud le creuse parfois qu'au malaise. Et l'on sent une vraie douleur affleurer sous les mots qui se cherchent, refusant les clichés et le patois identitaire. Le rite de passage se poursuit : le narrateur goûte aux délice du fendant comme à ceux du premier joint. Ces paradis artificiels ne durent jamais longtemps.
Qui peut comprendre ses vertiges, ses exaltations, ses ivresses poétiques et morales?
Pas la famille en tout cas, ni les copains.
Les filles alors?
Le narrateur va connaître sa plus grande émotion à l'église, où il embrasse pour la première fois Colinette : transgression jouissive, et sans grand risque, puisque l'église, à cet instant, est déserte. Mais le narrateur a franchi le pas. Ce baiser initiatique l'a fait entrer dans un autre monde, merveilleux et bouleversant.
Le livre se termine en musique.
Ayant quitté l'uniforme de la fanfare, le narrateur retrouve ses copains dans une cave enfumée, s'essaie à jouer divers instruments, décide de fonder un groupe rock : The Dragon, of course !
Abandonne l'abbé Bovet pour Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. Mais l'initiation au monde, la découverte de soi par les autres n'est pas finie: grâce à son ami Dogane, le narrateur va visiter l'atelier d'un peintre marginal, Sinerrois, qui va lui ouvrir les portes de l'expression artistique en lui montrant qu'en peinture, comme en poésie, la liberté est souveraine, source de découvertes et de joies.
Nouvelle leçon de vie en ce jour fatidique! La liberté de peindre et de créer se paie souvent par la solitude, le silence, le rejet social.
L'épilogue du livre met en scène, dans un garage, l'une de ces fameuses boums qui ont fait chavirer nos cœurs d'adolescents. À cette époque, le seul souci (vital) était d'inviter la plus belle fille de la classe pour danser le slow le plus long (en général « Hey Jude ! », plus de 7 minutes). C'est l'expérience ultime que fait le narrateur au terme de cette journée proprement homérique, au sens joycien du terme, puisque toute une vie est concentrée en moins de vingt-quatre heures chrono. Ce qui est un fameux tour de force.
Alain Bagnoud y scrute, au scalpel, les méandres d'une conscience malheureuse, qui cherche son salut dans la musique, l'amour, la lecture, la poésie. Et qui découvre, au terme d'un long parcours initiatique, la liberté d'être soi et la présence au monde.
Deux mots, encore, sur Rebelle***, un roman dense et complexe qui revisite les années 70, le quatorzième livre d'Alain Bagnoud, paru il y a trois ans.
Tout commence, ici, dans un bistrot valaisan, où le nouveau venu (Jérôme Saint-Fleur, un journaliste à la dérive) est tout de suite intégré à la communauté bruyante, joyeuse et avinée des piliers de bar. C'est en sortant du bistrot, la tête levée vers la Grande Ourse, sa bonne étoile, que Jérôme va tomber sur Bob Marques, un guitariste de blues, qui était son idole, autrefois.
Cette rencontre — à la fois retrouvailles avec sa jeunesse perdue et besoin de reconnaissance — va bouleverser sa vie dans les mois qui vont suivre.
Le roman de Bagnoud est construit sur une série de rencontres et d'interrogations. Autour de cette ancienne gloire du blues gravitent deux femmes, Marylou et Carole. Tandis que la première ne quitte pas Marques d'un pas, la seconde aime les marches en montagne et fréquente assidûment une secte (qui fait penser, bien sûr, à l'Ordre du Temple Solaire). Jérôme est invité à jouer de la guitare avec Marques. Le résultat est concluant. Une tournée est organisée. Jérôme est parvenu à se faire reconnaître de son idole, ancienne figure paternelle.
Et désormais le roman touche à son centre névralgique : la recherche du père.
En bon journaliste, Jérôme va poursuivre son enquête sur le terrain. Il ne va pas tarder à retrouver deux anciens compagnons de sa mère : Joseph Dalin et Frank Rivet. Le premier, après avoir été prof, est écrivain et le second est un politicien en vue qui semble avoir renié les idéaux de sa jeunesse.
L'un et l'autre pourraient être le père que Jérôme n'a pas connu…
Cette enquête, on le voit, qui est une quête des origines, tourne entièrement autour d'un personnage mystérieux : Luce, la rebelle indomptable, qui voulait un changement de vie total. « Des fleurs, de l'herbe et de la musique. » Luce est la mère de Jérôme et vit à l'écart du monde.
Devenue artisane, elle a coupé les ponts avec son passé contestataire — et ses anciens amants. Jérôme l'oblige à remuer les braises, à s'expliquer, à révéler les secrets qu'elle garde jalousement. On revisite ainsi les belles années du Flower Power, la liberté, les utopies. Même si le mouvement a été rattrapé par la réalité du monde de l'argent (le libéralisme, la globalisation), les rêves qu'il a semés ne sont pas totalement oubliés.
Roman dense et complexe, Rebelle poursuit une quête de vérité qui est d'abord une interrogation des origines : si la mère est unique et prend beaucoup de place, les pères (imaginaires) sont nombreux et se bousculent même au portillon (Marques, Dalin, Ravet, Kapoff) !
On retrouve certains de ces thèmes dans La Vie suprême, le dernier roman d'Alain Bagnoud, qui reçoit aujourd'hui le Prix Edouard-Rod.
L'histoire de ce texte est particulière puisque, à en croire l'auteur, il est extrait d'un roman plus vaste, pas encore terminé, dont il constituait un chapitre, comme mis en abîme. Un long chapitre basé sur les confidences d'une arrière-arrière grand-mère, mais un chapitre parfaitement indépendant, car il se suffit à lui-même.
Un personnage controversé, et fascinant, est au cœur de cette Vie suprême.
C'est Joseph-Samuel Farinet, le fameux faux-monnayeur glorifié par Ramuz. Bagnoud lui a déjà consacré un livre en 2005, Saint Farinet, dans lequel il s'amuse à déboulonner la statue de ce personnage de rebelle, hors-la-loi, contrebandier, sorte de Robin-des-Bois valaisan. Il en remet une couche dans La Vie suprême en donnant la parole, cette fois, à un autre marginal, Besse, qui cherche à se faire enrôler par Farinet, le fascinant aventurier qui rôde dans la région.
Dans ce récit aux fortes intonations ramuziennes, on retrouve l'amour de Bagnoud pour cette terre valaisanne qui nourrit presque tous ses livres — ce qui est logique pour un fils de vigneron !
Même ancrage local, mêmes rivalités claniques, même rejet de la différence.
Le poids des traditions est écrasant. Chaque vie semble tracée d'avance par un destin aveugle et injuste. Le petit monde des villages, encerclés par des montagnes infranchissables, semble à jamais fermé sur lui-même.
Pourtant, le personnage central, Besse, aspire à autre chose.
Il aspire à la vie suprême.
Qu'est-ce à dire ?
Une vie libérée de la gangue des coutumes, mais non dépourvue d'idéal. Une vie qui à la fois permette à Besse de sortir de sa condition de pauvre, d'enfant « né tout en bas », presque sans terre, avec une seule vache et un potager, qui le condamne aux marges du village, et de réaliser ses rêves — c'est-à-dire de partir à la découverte du monde.
En réalité, Besse n'est pas seul, car il y a Laurence (« la fille Puenzier »), elle aussi réjetée pour avoir « été avec un garçon ». Laurence, honte de la famille, méprisée par le village, contrainte de se cacher, de raser les murs ou de marcher tête baissée quelques mètres derrière ses parents pour aller s’agenouiller à l’église sur la marche qui mène à l’abside.
On le voit : La Vie suprême, c’est l’histoire de ces deux solitudes, destinées à se rencontrer et à s’unir pour se frayer, en dépit du mépris et des humiliations, un chemin vers une existence animée de rêves légitimes.
Autrement dit : la vie suprême.
Pour saluer cette vie suprême, je suis très heureux de remettre le Prix Édouard-Rod 2020 à Alain Bagnoud, qui a encore beaucoup de beaux et bons livres à écrire !
* Alain Bagnoud, Le Jour du Dragon, éditions de l'Aire, 2008.
** Alain Bagnoud, La Leçon de choses en un jour, éditions de l'Aire, 2006.
*** Alain Bagnoud, Rebelle, roman, éditions de l'Aire, 2017.
**** La Vie suprême, roman, l'Aire, 2020.