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Ecrivain de la comédie romande - Page 21

  • L'anachorète et le mondain (Emmanuel Carrère et Raphael Enthoven)

    images-8.jpegOn se bouscule, comme chaque année, au portillon de la rentrée littéraire. Plus de 450 titres à paraître cet automne ! Et, comme chaque année, les médias se concentrent sur une petite dizaine d'auteurs, ceux qu'ils connaissent, toujours les mêmes. À ce jeu, cette année, deux livres squattent l'attention. Ils ont en commun d'être des textes à mi-chemin entre confession et roman (le livre de Raphaël Enthoven est un faux roman et les confessions de Carrère sont de fausses confessions). Et surtout d'être des livres essentiellement égotistes — où l'ego, fantasque et démesuré, occupe toute la place…

    images-4.jpegEnthoven, tout d'abord. On aime son côté touche-à-tout, trublion, gendre idéal. C'est l'image qui circule de lui dans les médias, radio, télévision et journaux. Pourtant, cette image qui lui colle à la peau n'est pas la bonne. Il entreprend de la casser dans son premier roman, Le Temps gagné*, qui commence comme une confession (on pense à Rousseau et à Michel Leiris), mais tourne vite au règlement de comptes à Saint-Germain-des-Prés. On sort rarement d'un périmètre délimité par la rue des Saint-Pères (un nom prédestiné!), le boulevard Montparnasse et la rue Vaugirard. L'enfant Raphaël est ballotté entre son père journaliste et écrivain (qu'il voit peu) et sa mère, pianiste et journaliste à l'Obs, qui s'est remariée avec un certain Isidore, psychanalyste de son métier, beau-père honni et tortionnaire sans scrupule. 

    C'est ainsi que l'enfant-roi se venge, devenu grand, règle ses comptes œdipiens et donne de lui l'image non d'un « enfant battu », mais d'un « enfant corrigé ». Nourries de larmes et de ressentiment, ce sont les pages les plus fortes de son roman autobiographique. Enthoven a l'art du portrait incisif et cruel et il brosse dans son livre toute une galerie de personnages inoubliables. Les plus marquants sont aussi les plus féroces: on pense ici à la tribu d'Élie (BHL), sa fille (ex-épouse d'Enthoven), sa femme, son réseau d'influence. La vengeance est un plat qui se mange froid et l'auteur s'en donne à cœur joie. 

    images-3.jpegDe ce jeu de massacre, une seule femme sort indemne : une ex, encore, mais pas n'importe laquelle, Carla Bruni, avec laquelle il a fait un enfant. Celle que Justine Lévy traitait de « femme bionique » devient, sous la plume d'Enthoven, une femme idéale, romantique, créative, douée pour la vie et les relations humaines. Le livre se termine sur cette comète qui illumine, pour un temps du moins, le ciel orageux d'Enthoven. 

    images-7.jpegAvec Emmanuel Carrère, le ton est différent, même si l'ego (tourmenté) occupe  aussi le centre des débats. Son dernier livre, Yoga**, commence comme un manuel explicatif et incitatif sur le yoga (son histoire, sa pratique, ses figures de proue). C'est un sorte de reportage relatant un stage intensif de méditation dans le Morvan. Les participants s'engagent à couper tout contact avec le monde extérieur (pas de portable, pas d'internet, aucun stylo pour prendre des notes) et à méditer, dès l'aurore, près de 10 heures par jour, sur leur zafu, dans un silence de mort, comme des anachorètes. Cette partie, où Carrère reprend le projet d'écrire un petit livre « souriant et utile » sur le yoga, est longue et tortueuse, pour ne pas dire laborieuse, près de 150 pages, mais elle sert d'amorce au vrai sujet du livre qui est la dépression — et les moyens de s'en sortir.

    Carrère était parti pour une semaine d'isolement dans la campagne du Morvan. Mais comment échapper aux autres et à la société ? Impossible. En janvier 2015, les frères Kouachi assassinent à la kalachnikov toute la rédaction du journal Charlie hebdo. On alerte aussitôt Carrère, ami d'une des victimes, Bernard Maris. Et le voilà repris par l'agitation du monde.

    images-6.jpegQue se passe-t-il dans les semaines qui suivent ? On ne le sait pas. Mais Carrère plonge peu à peu dans une dépression sévère, si sévère qu'il est interné à Saint-Anne. Ces pages centrales, les plus fortes du livre, sont aussi une sorte de reportage aux confins de la folie et de la mort. Carrère est bourré d'analgésiques et subit 14 séances d'électrochocs. Comment s'en sort-il ? On ne le sait pas vraiment. De jour en jour, son état s'améliore et on le laisse sortir. C'est une résurrection.

    Pour échapper à la tentation du repli, éviter de broyer des idées noires, Carrère quitte ses amis sur une île grecque où il passe l'été pour aller donner des cours de langue sur une île voisine, où accostent chaque jour des centaines de migrants. Le livre change encore une fois de ton et de focale. On retrouve ici le narrateur de D'autres vies que la mienne***, qui porte sur les autres son regard et son souci. Son récit, ses portraits (l'américaine Frederica, les garçons à qui il enseigne les rudiments du Tai-Chi), son reportage sont saisissants de vérité et d'humanité. Il y a plusieurs manières de sortir de la dépression : la méditation, les médicaments, mais aussi l'ouverture aux autres. Dans son livre, Carrère les explore les uns après les autres, toujours en quête de cette unité, cette sérénité, cet émerveillement qui lui manquent.

    Mais les ténèbres ne sont jamais loin. En janvier 2018, l'éditeur Paul Otchakovski-Laurens (POL) meurt dans un accident de la route. C'était l'ami fidèle de Carrrère depuis trente ans, son soutien et son confident. Pour qui écrire désormais ? Et pourquoi ? Le livre, fait un peu de bric et de broc, s'achève sur cet hommage à son ami. La dépression est vaincue, mais les chiens noirs rôdent encore autour de lui. On n'est jamais à l'abri de leurs morsures — Carrère le sait mieux que personne.

    * Raphaäel Enthoven, Le Temps gagné, roman, l'Observatoire, 2020.

    ** Emmanuel Carrère, Yoga, POL, 2020.

    *** Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne, Folio, 2009. 

  • Angoisse et tremblements (Serge Bimpage)

    images-2.jpegCinq ans après La peau des grenouilles vertes*, un polar inspiré par l'affaire de l'enlèvement de Joséphine Dard, Serge Bimpage, ancien journaliste au Journal de Genève, à l'Hebdo et à la Tribune de Genève, nous donne Déflagration**, son livre le plus abouti. Brassant une multitude de thèmes d'actualité (le réchauffement climatique, le mouvement #MeToo, le confinement, la collapsologie), il construit un roman riche et fort qui tient le lecteur en haleine d'un bout à l'autre de ses 500 pages.

    Impossible de raconter les détails de cette déflagration sans risquer de jouer les spoilers! Il faut laisser au lecteur le plaisir de se faire mener en bateau, si j'ose dire, par une écriture alerte et surprenante qui vole de péripéties en rebondissements, multiplie les personnages et les intrigues, passe au scanner nos peurs et nos fragiles émotions.

    images-3.jpegSolidement construit en trois parties (avant, pendant, après), le roman suit les méandres et les doutes de Julius Corderey, professeur d'Histoire à l'Université de Genève et auteur d'un livre qui a fait date, autrefois, Une île au milieu de l'Europe (livre, par ailleurs, dont on ne saura rien). Mais la gloire est lointaine et fugace. Il ronge aujourd'hui son frein entre une épouse, la riche Inès, dont il passe son temps à se séparer, une assistante slave qui lui réservera quelques surprises, des étudiants médiocres et une mère, Amélie, qu'il a reléguée dans un EMS de luxe. Sa vie est une fragile construction qui menace à chaque instant de s'écrouler.

    Et, bien sûr, c'est ce qui se passe!

    Mais pas de la manière attendue. La première partie, menée tambour battant, repose sur un constat d'échec (sentimental et professionnel). C'est aussi un coup de semonce. Une sorte d'avertissement qui permet à notre professeur, « un peu réac et passéiste » de se réveiller et de trouver la force de se reconstruire, comme on dit aujourd'hui.

    C'est alors que la catastrophe survient, parfaitement imprévisible (et à vrai dire quelque peu improbable). Le terre se réveille brusquement et se révolte. Le Petit-Pays, bâti sur une ancienne et profonde faille géologique est pris de soubresauts. Et des torrents de lave se déversent sur le plateau, formant une sorte de bouchon sur le lac de Constance et menaçant d'inonder les grandes villes du pays.images-4.jpeg L'hypothèse est séduisante (même si elle est fragile) et parfaitement d'actualité. Car cette menace conduit les autorités, pour protéger la population, à imposer un confinement qui ressemble beaucoup à ce que nous avons vécu (le roman de Bimpage, commencé il y a plusieurs années, a été rédigé avant la saga du Covid-19 et montre qu'une fois de plus les écrivains sont en avance sur leur temps !). Cette deuxième partie, qui ramènera Corderey dans le village de son enfance, Marmottence, au cœur du pays d'En-Haut, creuse à la fois l'angoisse de la catastrophe imminente et le besoin de retrouver des racines et un socle solide à sa vie (il est « confiné » dans le chalet d'Amélie et retrouve les gestes et les émotions d'autrefois). En plus d'une réflexion sur les changements climatiques, Bimpage aborde le thème des réfugiés, étrangers au petit village, qui viennent chercher refuge à Marmottence. 

    Quelle conclusion apporter à ce roman touffu et très hégélien (thèse, antithèse, synthèse) ? Après tant de bouleversements, comment ce brave professeur Corderey va-t-il réagir ?

    Il a beaucoup changé, comme tous les habitants du Petit-Pays. Il a tenté de faire de l'ordre dans sa vie en se débarrassant du superflu ou du superficiel. L'après va-t-il ressembler à l'avant ? Ce serait dramatique. On sent Bimpage partagé entre son désir de changement (tout recommencer à zéro) et son aspiration à revenir à la vie d'avant (une vie somme toute routinière et bourgeoise). Il y a bien quelques lignes de fuite, en particulier du côté des collapsologues qui se réunissent en secret à Marmottence pour préparer la fin du monde. Mais on sent que l'auteur n'y croit pas. Pas plus qu'il ne croit au retour au status quo ante. Cette conclusion laisse le lecteur dans l'expectative et le renvoie à ses propres interrogations. 

    C'est un livre important que ce Déflagration de Serge Bimpage — un livre qui ne laisse pas le lecteur indemne et fait trembler en lui des peurs très anciennes et irraisonnées. L'auteur y a mis beaucoup d lui-même et il ne triche pas. Ses personnages nous accompagnent encore bien après que l'on a refermé le roman. 

    Une réussite.

    * Serge Bimpage, La Peau des grenouilles vertes, roman, éditions de l'Aire, 2015.

    ** Serge Bimpage, Déflagration, roman, éditions de l'Aire, 2020.

  • Mort de Marc Fumaroli (1932-2020)

    Unknown-1.jpegC'est avec une grande tristesse que j'apprends la mort, aujourd'hui, de Marc Fumaroli, membre de l'Académie française et infatigable défenseur de la littérature. On lui doit d'innombrables études sur l'art contemporain, sur les poètes classiques (Le Poète et le Roi : Jean de la Fontaine et son siècle, de Fallois, 1997), sur l'éloquence et l'art de la rhétorique, et, bien sûr, l'éternelle querelle des Anciens et des Modernes (Des Modernes aux Anciens, Gallimard, 2012).

    Personnellement, j'ai eu la chance de le rencontrer plusieurs fois à Paris, grâce à Bernard de Fallois — des soirées d'une érudition et d'un humour étourdissant. Grand spécialiste des mythes, il s'était intéressé de près à L'Amour nègre, qu'il avait chroniqué dans le journal Le Point.

    En guise d'hommage, je me permets de reproduire ce texte qui lui tenait beaucoup à cœur.

    Faute de mythes, qu’ils mangent des marques !

    Par Marc Fumaroli (de l’Académie française)

     

    Les Mythologies de Barthes ont dépassé leur cinquantième anniversaire, (I957-2OO7). Ce recueil reste un livre-culte. A cette époque, critique à Combat, Barthes pratiquait encore en amateur les« sciences humaines » (marxisme, linguistique, sémiotique).s-l300.jpgFécond en formules risquées (« Garbo, c’est l’Idée, Hepburn, l’Evénement »), il prenait pour objet d’analyse, au même titre que Racine ou Verne, une réclame («Omo lave plus blanc»), un fait divers( Dominici), un homme politique (Poujade), un sport (catch, cyclisme), tous phénomènes artisanaux d’une IVe République pas encore entrée dans l’âge américain de la consommation. Incurable germanopratin, Barthes n’en prétendait pas moins dévoiler par quel système sémiologique caché, « La Bourgeoisie, Société Anonyme », aliénait sa clientèle passive, la petite bourgeoisie métropolitaine ou coloniale, pour mieux lui inculquer son idéologie « réifiée ».

    Outre–Atlantique, on lut plus attentivement ces analyses qu’à Paris. De cette savante et brillante french theory de gauche, les essayistes du New Yorker firent le principe de la montée en grade de leur formidable pop culture commerciale en pop Art muséifié. leurs brands et leurs people se retrouvèrent bientôt, portraiturés par Warhol, en stars et en gods d’un Olympe publicitaire, élargi de Los Angeles à New York, de Greta Garbo à Estée Lauder, et de là au monde entier. Barthes entre temps avait eu le temps de faire machine arrière, et d’écrire Fragments d’un discours amoureux.

    Mythologies auraient dû s’intituler proprement Mystifications. Mais cette interversion de notions-est la clef du livre et de son succès. Un mythe n’est jamais un mensonge, à plus forte raison un bluff publicitaire, mais un récit, lié à un rite religieux. C’est ce fait à double face, cultuel et non culturel, étranger, antérieur et supérieur au vrai et au faux, qui fonde une société, innerve ses arts, y rend possible éducation et transmission. La mystification triomphe quand elle se voit qualifier pompeusement de mythe, alors que sa plasticité (le polystyrène cher au Barthes des Mythologies !) n’en saurait tenir lieu. Une fois privée (ou délivrée) de son axe et de son en -deçà mythiques, la société se mystifiant et d’idolâtrant elle-même demande à la propagande, à la publicité, à la bourse, de lui prêter tous les renversements de valeur auxquelles elle ne peut plus croire, qu’elle ne supporte plus longtemps, dont elle veut changer sans cesse, mais dont la noria décevante lui est indispensable pour lui tenir lieu de raison d’être provisoire.

    9782253161844-T.jpgLa fable du romancier genevois Jean-Michel Olivier, L’amour nègre, décrit avec une feinte simplicité désarmante ce tournis mystificateur où s’emballe la Société Anonyme globale que Barthes n’avait fait qu’entrevoir. Qui pourrait mieux s’en acquitter qu’un Adam, Ingénu ou Huron fort bien fait, né au fond de l’Afrique, dans le berceau de toutes les familles humaines, émergentes ou décadentes ? Soustrait à sa forêt, à son volcan et à sa tribu, Moussa-Adam a été échangé par son père contre une TV plasma dernier cri, et adopté, après et avant beaucoup d’autres enfants de pays affamés, par un couple d’acteurs hollywoodiens jeunes, célébrissimes et richissimes. Dans leur vaste ranch californien, ces parents adoptifs vivent suspendus à leurs psys Toutes les marques de luxe globales remplissent leurs armoires, leur cuisine, leur garage, leurs chaînes hi-fi, leurs écrans et commandent leur lifestyle. Leurs enfants adoptifs sont aussi privés de précepteurs qu’ils l’étaient dans leur bled d’origine.

    Nature droite, Adam s’adapte sans peine à la vie sauvage dans ce confort oisif en compagnie d’adolescents de son âge. Il aime un peu trop faire crépiter le feu, mais il venge en héros, à coup de hache, une jolie sœur d’adoption menacée de viol, après quoi il l’engrosse très tendrement. Ses parents s’en débarrassent en le confiant à un collègue célibataire, dont le sourire sympathique est aussi mondialement connu que la moustache de Staline ou le double menton de Mao. Ce double de Clooney vit le plus souvent dans son archipel polynésien, en compagnie d’un gourou New Age. Adam est ravi par ce nouveau lifestyle écolo, mosaïque de poncifs hauts -de gamme, très hospitaliers à première vue. Sans qu’il y soit pour rien, tout finit bientôt en château de cartes et en flammes.

    Une fuite de bande dessinée, dans un puissant hors bord, le fait aboutir dans un paradis de grand luxe asiatique. Devenu imbattable en matière de marques globales (ce sont les grandes éducatrices de notre temps!), Adam se fait vite rhabiller, et surtout déshabiller, par une Suissesse, banquière virtuose du tourisme sexuel. Avant de le laisser tomber, elle le ramène, fière et grosse, à Genève. Là, ce Lazarillo de Tormès contemporain rencontre enfin, faute de père, le patron qui lui convient. Associé à ce sorcier avisé, il fait auprès des dames, déçues par leur psy, le seul métier qui n’a pas besoin d’être appris. Faute de mythe et de rite, ce service naturel et non mystifié semble fort en demande, dans fabuleux luxe culturel et virtuel où la Bourgeoisie globale entend échapper à la condition humaine et commune.

    Adam est l’anti-Basquiat. Fils renié des mythes et des rites, il reste nature et joyeux dans le monde atrophié de la pub et des marques.

    Marc Fumaroli