Encore une nuit blanche. Comme toi, mon cher Roland, et comme Cioran, ton maître et ami, sorcier de l'insomnie. Pourtant, ces nuits ne sont jamais parfaitement blanches : elles sont pleines de fantômes. La mienne était peuplée de souvenirs — souvenirs de lectures et souvenirs des belles soirées passées chez Yushi, ta cantine coréenne (ou japonaise ?) à Paris. On y mangeait une fois par mois, et jamais avec les mêmes invités. Autour de toi, tu rassemblais avec malice des gens qui ne se connaissaient pas et qui pourtant s'entendaient à merveille. Steven Sampson, Robert Kopp, Marie Céhère, et tant d'autres dont j'ai perdu le nom. Tu versais du whisky dans ton bol de thé vert et nous trinquions à l'amitié et à la littérature. Nous n'avions pas besoin de masques ou de passeports sanitaires (choses que tu haïssais) pour rire et célébrer notre rencontre.
Tes nuits, depuis longtemps, étaient peuplées de fantômes familiers. Il serait fastidieux de les citer tous — et d'ailleurs toi seul les connaissais intimement. Mais il y avait souvent Louise Brooks, Emile Cioran, ta mère viennoise et ton père lausannois (élève de Henri Roorda), Benjamin Constant (tu vénérais Adolphe) et bien sûr le diariste le plus connu au monde, et le moins lu : Henri-Frédéric Amiel — à qui tu portais une admiration sans limite.
Tes nuits n'étaient pas blanches, mais déjà elles t'appelaient : et ces fantômes te tendaient les bras, comme pour t'inviter à traverser le Styx, un livre à la main, car les livres (quelle fécondité pour un homme paresseux comme toi !) étaient les pierres de ta maison.
Comme Ulysse, tu es revenu au pays : Lausanne était ton Ithaque — seule manquait Pénélope.
C'est là, dans les salons feutrés du Palace, que tu as écrit deux de tes plus beaux livres, publiés à Vevey, par un grand éditeur suisse, Michel Moret : Dis-moi la vérité sur l'amour* et On ne se remet jamais d'une enfance heureuse**. Je lis et relis ces textes cristallins où je retrouve ton désespoir et ton humour, ta finesse et ton goût du sarcasme, ton imagination et ton sens inouï de la synthèse.
« Je m'en vais. Prends le relais. » écrivais-tu, à l'aube de ce lundi funeste, à quelques amis proches.
Tu es parti en laissant tes amis désemparés, mais tu as retrouvé tes fantômes, bien vivants, qui t'entourent et sont heureux de retrouver un complice fidèle. Tu as mené ta barque comme tu l'entendais, en homme libre, à travers les remous et les faux calmes plats, tirant ta révérence au moment où tu le désirais : tu as tenu parole une dernière fois.
So long, Roland !
* Roland Jaccard, Dis-moi la vérité sur l'amour, éditions de l'Aire, 2020.
** Roland Jaccard, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, éditions de l'Aire, 2021.