« Heureux qui, comme Ulysse a fait un beau voyage » : après avoir longtemps erré, du Japon à San Francisco, de la piscine Deligny au Café de Flore, Jaccard est de retour à Lausanne — son Ithaque. Exilé intérieur, il a quitté Paris qui ne ressemble plus à la ville qu'il a connue et aimée : ses amis proches ont disparu, l'édition est en ruine, il y règne un air de servitude volontaire, le politiquement correct s'impose un peu partout. Bref, il est temps de partir…
Heureux lecteur ! Jaccard nous donne un de ces livres dont il a le secret. Cela s'appelle On ne se remet jamais d'une enfance heureuse*, et c'est un livre délicieux. En 1924, George Gershwin composait sa Rhapsodie en bleu ; Jaccard nous donne aujourd'hui sa rhapsodie en noir : un ensemble de textes courts, en apparence décousus (Jaccard adore les coqs à l'âne), mais qui forment un accord d'une rare cohérence. Et quelle musique ! Le style de Jaccard, précis, rythmé, fluide, est d'un cristal assez rare à une époque où les livres s'écrivent au dictaphone ou à la truelle. On y croise Woody Allen et Benjamin Constant, Louise Brooks et Max Pécas (des vieilles connaissances), on y discute avec Carl Gustav Jung et Sigmund Freud, mais aussi Alexandre Vinet et Guido Ceronetti, Stefan Zweig et Paul Nizon. Jaccard a toujours ce talent de chroniqueur qui faisait le bonheur des lecteurs du Monde de François Bott.
N'allez pas croire que son livre est une promenade au cimetière des grands hommes (et grandes dames) du temps jadis : il est vivant et d'une actualité mordante quand Jaccard parle de Trump ou de notre goût pour la servitude volontaire : « Il est troublant de voir jusqu'où l'asservissement volontaire est plébiscité par des populations paniquées pour lesquelles l'idée même de liberté a perdu toute signification, comme si seule importait encore une forme de survie à l'image, tant elle est parlante, de Joe Biden se terrant dans sa cave pour mener une campagne électorale visant au premier chef à imposer le port du masque à chaque Américain. »
Pour Hemingway, Paris était une fête, comme pour Henri Miller. Et Hervé Vilard dans l'autre siècle, chantait Capri, c'est fini. Jaccard chante aujourd'hui Paris, c'est fini. Il y a de la désillusion, mais aussi une forme de libération dans ce livre qui mélange si élégamment l'humour et la mélancolie, l'érudition et les humeurs du temps, le cynisme et l'analyse implacable de nos lâchetés.
J'ai déjà dit ici le bonheur de lecture que constituait le Journal de Roland Jaccard. J'éprouve un même bonheur à lire sa rhapsodie évoquant les moments heureux de son enfance lausannoise — le sujet central du livre. Se remet-on jamais de ce bonheur ? Il laisse en tout cas des séquelles aussi profondes que le malheur qui marque certaines enfances — et, dans le cœur, une insondable nostalgie.
* Roland Jaccard, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, éditions de l'Aire, 2021.