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livres en fête - Page 54

  • L'amour est insulaire

    DownloadedFile.jpegC’est l’un des livres les plus intrigants de la rentrée. Son titre : Les Îles*. Son auteur : Philippe Lançon, accessoirement critique littéraire à Libération. Dans ce roman, dense et labyrinthique, qui flirte avec l’autofiction, Lançon retrace la folie d’une femme qu’il a aimée. De Jad la folle, son enquête l’entraîne de femme en femme, et d’île en île. Comme l’amour, la folie est contagieuse. Et insulaire. Entretien.

     

    Raconter la folie d'une femme (Jad) : tel est le projet du livre. Pourtant, dès les premières pages, cette folie paraît toucher, par contagion, les autres personnages : Ali, Jun et, bien sûr le narrateur, qui navigue entre ces îles…

    — Elle les touche, en effet — chacun à sa façon et selon son caractère. J'espère que le récit est une juste rétribution. Il devrait l'être en tout cas.

     

    — Comment avez-vous construit votre livre ?

    En commençant par le premier chapitre et en finissant par les chapitres sur la "descente" de Jad. J'ai écrit le prologue et l'épilogue chemin faisant.images.jpeg

     

    On voyage beaucoup, dans votre livre, entre les femmes qui sont des îles et qui semblent détenir, pour le narrateur, les secrets de l'amour et de la folie. L'homme est-il condamné à cette errance en mer ? A ne jamais toucher une terre stable ?

    — J'ignore à quoi l'homme est condamné. Le narrateur ne détient aucun secret. C'est une conscience molle, dépressive, dont les errances et tourbillons ne sont bons qu'à accueillir les autres, sous forme de paysages, de scènes ou de portraits.

     

    Votre livre est semé de formules, sentences ou maximes qui font penser à La Rochefoucauld. Quelle est le rôle de ces « sentences » ?

    Suspendre le récit. Lui donner, à certains moments, certaines couleurs (plutôt sombres). L'alourdir aussi, en faire trop : ne pas lui épargner les vices, les excès, la prétention. Et rendre hommage, entre autres, à La Rochefoucauld. Hommage naturellement honteux, pastiche et postiche.

     

    Vous sentez-vous davantage moraliste ou romancier ?

    Je ne me pose pas cette question. Je ne me sens rien. J'écris.

     

    Est-ce que Jad a lu votre livre ? Si oui, qu'en a-t-elle pensé ?

    Jad n'existe pas (dans le monde réel). Celle qui l'a — en partie — inspirée n'a pas davantage lu le livre que Jad ne l'a fait, dans le livre.

    Propos recueillis par JMO

    * Philippe Lançon, Les Îles, roman, édition Lattès, 2011.

  • Personne déplacée

    v978-2-8251-3840-3-x_1.gifIl faut relire, aujourd’hui, le beau portrait que Jean-Louis Kuffer a fait, en 1986, de Vladimir Dimitrijevic dans Personne déplacée*, car il n’a pas pris une ride.
    Roman de formation et d’aventure, carnets d’un grand lecteur, écrit dans l’étroite distance que permet l’amitié, c’est le portrait fidèle d’un éditeur hors norme, fondateur des Editions L’Age d’Homme, qui, en 40 ans d’existence, auront publié près de 4 000 titres dans les domaines les plus divers : le monde slave, classique et contemporain, représente environ le quart du catalogue. La Suisse, bien évidemment, constitue le fonds même du travail de la maison, avec quelque 1 500 titres traitant de tous les aspects de la culture helvétique : littérature, histoire, sociologie, philosophie, théâtre, cinéma.
    Vingt-cinq ans plus tard, il vaut la peine de revenir sur le parcours d’un homme – éditeur avant tout – qui aura poursuivi, contre vents et marées, sa vocation de passeur et dont la devise, malgré les tempêtes de l’histoire, est restée inchangée : une ouverture sur le monde.
    « Une alliance indestructible », texte de Jean-Louis Kuffer, actualise et justifie la présente réédition.

    *Jean-Louis Kuffer, Personne déplacée, l'Age d'homme, Poche Suisse, 2008.

  • Jeanne ou Le Livre de ma mère (Jacqueline de Romilly)

    images-2.jpegC'est un livre à la fois très « public » et très secret que nous donne aujourd'hui Jacqueline de Romilly, la grande spécialiste de la Grèce. Très secret, tout d'abord, parce que le livre était achevé de longue date et gardé soigneusement dans un tiroir de son éditeur, Bernard de Fallois, car il ne devait être publié qu'à la mort de l'académicienne, décédée le 18 décembre 2010 à l'âge de 97 ans. Pudique et secret : le texte magnifique de Jacqueline de Romilly l'est constamment. Mais aussi très « public ». À la fois accessible, écrit dans une langue somptueuse, rythmée, vivante, et ouvert sur le monde.

    En retraçant la vie de Jeanne*, sa mère, son ange-gardien, Jacqueline de Romilly passe au scanner le vingtième siècle, depuis la Première guerre mondiale jusqu'à l'époque de Giscard (Jeanne est morte en 1976, à 89 ans). Cette traversée du siècle est impressionnante. Il fallait sans doute une historienne pour en restituer toute l'incroyable aventure. Car la vie de Jeanne, que rien ne prédisposait à un pareil destin, est une vie aventureuse. Mariée très jeune à un homme qui va mourir dans les tranchées aux premiers jours de la guerre, non sans lui avoir fait une fille, Jeanne va connaître le destin des jeunes veuves élevant seules leur enfant. Livrée à elle-même, elle doit trouver les moyens de survivre. images.jpegEt Jeanne multipliera les gagne-pain, exerçant plusieurs métiers plus ou moins bien payés, écrivant tout d'abord les lettres que ces messieurs ne savaient pas écrire, puis s'adonnant elle-même à l'écriture, avec succès, d'ailleurs, puisque plusieurs de ses romans ont paru, entre deux guerre, chez Grasset et Flammarion. Pendant ce temps, Jeanne élève jalousement Jacqueline, sa fille unique, qui brille dans ses études, s'apprête à devenir la grande historienne qu'elle fut, promise à être la première partout (deux prix au concours général l'année de ses 17 ans, Normale sup', l'agrégation, la Sorbonne)…

    Cette vie, d'abord précaire, puis plus confortable, est sans cesse menacée par les alea de l'Histoire. Si la Bourse, où Jeanne avait placé toutes ses économies, la rend riche quelque temps, la débâcle française, en 1940, lui fait tout perdre et oblige Jeanne et sa fille à changer plusieurs fois de cachette pour échapper à la persécution (la mari de Jeanne était un « demi-juif »). Jacqueline de Romilly raconte cette fuite avec les mots poignants d'une survivante, qui traverse mille épreuves, même les plus terribles, avec la certitude que la vie est la plus forte, que la justice — comme la liberté — doit toujours l'emporter.

    DownloadedFile.jpegAprès la guerre, Jacqueline se marie et Jeanne, son ange-gardien, change à nouveau de rôle et de place. D'abord isolée, comme abandonnée par le jeune couple qui mène sa vie. Puis, quand le couple se sépare, se rapprochant à nouveau de sa fille, dont elle prépare les repas et qu'elle accompagne aux quatre coins du monde pour des conférences ou des débats, car Jacqueline est devenue célèbre.

    À travers le portrait de Jeanne, on le voit, Jacqueline de Romilly, en même temps qu'elle fustige sa propre « ingratitude », rend hommage à sa mère, qui a sacrifié sa vie pour sa fille unique. Cela ressemble au Livre de ma mère d'Albert Cohen : le ton est ironique et gai, d'une élégance suprême, toujours éprise de vérité. Cet hommage est aussi un autoportrait en miroir : en retraçant la vie et les combats de Jeanne, qui a tout donné pour sa fille, Jacqueline de Romilly nous livre les étapes de sa propre aventure. Le parcours intime d'une grande intellectuelle du XXe siècle. Avec une rare générosité.

    * Jacqueline de Romilly, Jeanne, éditions de Fallois, 2010.