Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

livres en fête - Page 52

  • Eros et Thanatos

     DownloadedFile.jpegCertains livres ont la force d’un exorcisme. Ils prennent le mal à bras le corps, essaient de lui tordre le cou. Mais le combat se révèle inégal. Le mal est là, en soi et hors de soi. Il s’appelle déception, fascination pour le néant, douleur de vivre. L’amour, seul, peut lui tenir la dragée haute. Encore faut-il qu’il soit pur et profond !

    C’est le cas du dernier livre d’Anne-Sylvie Sprenger, née à Lausanne en 1977, dont le titre est déjà tout un programme : Autoportrait givré et dégradant*. Il raconte une histoire simple : une jeune femme qui veut se jeter sous un train, des amours improbables avec son sauveur, le conducteur de la locomotive, l’enfer qui s’installe lentement, la naissance d’un enfant naturel, la haine de sa belle-famille, la plongée à nouveau dans les eaux du désespoir. Le livre flirte constamment avec la mort. Heureusement Eros, le frère jumeau de Thanatos,  n’est jamais loin. Judith, l’héroïne du roman, lui prête des pouvoirs magiques. Seul l’amour, pense-t-elle, peut la sauver. Non d’une faute que la jeune femme aurait commise. Mais, simplement, organiquement, de la souffrance d’être au monde.

     images.jpegCar Judith croit trouver en Paul, le cheminot, son sauveur. En réalité, cet homme taciturne et sournois va l’entraîner dans la spirale de l’alcool. Bientôt, l’amour rêvé se transforme en cauchemar. Même le Sauveur porte le mal en lui, encouragé, comme dans une tragédie grecque, par le chœur des belles-sœurs qui poussent des cris d’orfraie. Judith, qui enseigne le français, tombe amoureuse de l’un de ses élèves et se retrouve enceinte. Paul, mari cocu, accepte cette situation honteuse. Mieux même : il tente de s’amender. Il cesse de boire, tente de reconquérir sa femme. Il réinvente, au fond de lui, l’amour des commencements. Mais le destin guette, qui va réduire à néant sa volonté de rédemption…

    Inutile d’en dire davantage : tout le roman d’Anne-Sylvie Sprenger tient sur ce fil tendu, fragile, entre l’amour et la mort. Il est écrit en brefs chapitres entre lesquels, heureusement, le lecteur peut reprendre son souffle. Il en a bien besoin. Car l’histoire est intense et admirablement construite. On est emporté par le destin de Judith, sa souffrance, ses rêves de bonheur. On suit sa quête pas à pas, captivé par la force du désir. Et sa folie.

    « Un roman est crédible, écrivait Jacques Chessex, quand son style lui donne corps. » C’est le cas d’Anne-Sylvie Sprenger, l’un des rares écrivains suisses-romands à posséder un style. Poétique, précis, unique, profond. Il faut lire ce roman, jusqu’au retournement final, où l’auteur se sauve, littéralement, en laissant derrière elle un manuscrit qui est la preuve de sa rédemption. Signe d’un exorcisme réussi.


    * Anne-Sylvie Sprenger, Autoportrait givré et dégradant, roman, Fayard, 2012.

  • L'amour des commencements

    DownloadedFile.jpegOn connaît bien Jean-François Duval, grand reporter pour M Magazine (ses interviews de Nathalie Baye ou de Michel Houellebecq, par exemple, sont des morceaux d’anthologie…), spécialiste de Charles Bukowski et de la beat generation, mais aussi romancier de talent (Boston Blues, Phébus, 2000). Il se penche aujourd’hui sur ses années d’adolescence, dans un roman qui cherche à ressaisir, avec justesse et authenticité, la douceur des commencements.
    Cette année-là, tout le monde s’en souvient, comme si c’était la première. Et ce fut la première pour beaucoup d’entre nous. Les Beatles venaient de sortir leur double album blanc. Bob Dylan se remettait de sa chute en moto. Dans tous les transistors, Tom Jones hurlait son amour pour une certaine « Delilah ». Mary Hopkins sussurait « Those were the Days, my Friend » (une chanson du folklore yiddish sur laquelle Paul Mc Cartney avait fait subrepticement main basse). Walt Disney venait de sortir Le Livre de la Jungle en dessin animé. Et le joli mois de mai, à Paris, avait été du genre chaud…
    DownloadedFile-1.jpeg1968 : personne n’a fait mieux depuis ! Comme le note si justement Duval : « Je n’avais pu monnayer mon âme au diable qu’une seule et bonne fois. Je n’ai vécu qu’une saison dans ma vie, mais en état de grâce, peut-être précisément parce que j’avais un temps limité devant moi. » Cet état de grâce, c’est le séjour qu’entreprend Chris, 18 ans (et donc un peu plus jeune que l’auteur…) à Cambridge, en Angleterre. Séjour linguistique (c’est le prétexte). Mais bien plus que cela en réalité. L’anglais, à cette époque (mais cela a-t-il vraiment changé ?) était la langue de la musique et de la vie, de la pensée et de l’amour. C’était la langue qui inventait le monde, créait un lien magique entre les sexes et les nationalités, incarnait le désir partagé par toute une génération.
    Cette année-là, « pulvérisant son horloge interne », changeant de langue et de climat, Chris rencontre Mike, qui compose avec talent des protest songs, Simon qui collectionne les voitures anciennes, Harry le doux colosse et, bien sûr, Maybelene, 17 ans, tout droit sortie d’une chanson de Little Richard ou de Jerry Lee Lewis. C’est avec elle que Chris va connaître une passion dévorante, comme une suite de métamorphoses inattendues : de nouvelles naissances.
    Avec délicatesse, Duval nous entraîne dans l’Angleterre des sixties, parvenant à restituer parfaitement ce climat de liberté souveraine et d’expérimentation qui régnait à l’époque, mélange de douce mélancolie et de violence sourde, de grâce et d’exaltation. Composé d’une centaine de brefs chapitres, qui se lisent comme on écoute une chanson, portés par une musique à la fois entraînante et secrète, L’année où j’ai appris l’anglais* résonne longtemps dans les mémoires et laisse sur la peau des frissons qu’on avait oubliés.
    Les Éditions Zoé ont eu l'excellente idée de reprendre ce livre délectable en colelction de poche. Qu'on se le dise !

    *L’année où j’ai appris l’anglais, par Jean-François Duval, Zoé-Poche, 2012.

     

  • Un écrivain est né

    images.jpeg

    Souvent, dans la littérature romande, on respire mal. L’air y est rare. Quelquefois on étouffe. Il y a des barreaux aux fenêtres. Des murs partout. La porte est verrouillée de l’intérieur. Et même, parfois, une corde est préparée au salon pour se pendre. Le monde entier se limite à une chambre. Pourquoi écrire ? Comment sortir de sa prison ?

    Heureusement, de temps en temps, il y a des livres qui donnent le goût du large. L’aventure. Les rencontres. Les bagarres amoureuses. La vie, quoi. L’auteur est inconnu. Normal. C’est son premier livre. Il s’appelle Quentin Mouron. Retenez ce nom. Il a à peine vingt-deux ans. Il vit entre Bex et Lausanne. Il n’est pas seulement suisse, mais canadien aussi. Et ça se sent à chaque page. Le goût du large, on vous disait. Les grands espaces. L'Amérique. Le bruit de l’océan qui vous réveille après une nuit alcoolisée.

    Bien sûr, il faut passer l’écueil du titre, Au point d’effusion des égouts*, qui est une citation du poète français Antonin Artaud. Il ne rend pas totalement justice au souffle, à la verve, à l’énergie singulière de l’écriture de Quentin Mouron, si rares sous nos contrées moroses et renfermées sur elles-mêmes.

    De quoi s’agit-il dans ce roman qui sort de l’ordinaire ?

    D’une longue errance, à travers l’Amérique, d’un jeune homme en rupture de ban et de famille. Il a quitté la Suisse et, comme tant d’autres, il est parti à la conquête de l’Amérique. Son voyage le mènera de la Cité des Anges (Los Angeles) à la Cité du Jeu (Las Vegas). C’est une quête d’identité ponctuée de rencontres tout à fait surprenantes. Il y a d’abord Paul, le cousin flic, qui accueille le narrateur pour quelque temps. Puis l’inénarrable Clara, trop grosse, trop névrosée, trop accro aux neuroleptiques. Mais combien attachante (un vrai sparadrap !). Portrait haut en couleur d’une femme qui semble droit sortie des romans de l’affreux Bukowski. Ensuite, il y aura Laura, trop maigre, trop pâle, trop versatile, qui laissera dans le cœur de Quentin une blessure incurable. Puis un soldat à la retraite, rescapé du Viet Nam, l’accueillera quelques jours dans la mythique Vallée de la Mort, aux confins de la Californie et du Nevada. Autre rencontre marquante, ressuscitée par la langue énergique, inventive et précise de Mouron.

    Il est rare, dans le petit monde de l’édition romande, on ne peut plus plan-plan, de découvrir un tel talent, non pas à l’état brut, mais à l’écriture déjà affirmée, nerveuse et personnelle. Il faut donc lire de toute urgence Quentin Mouron.

    Si vous ne me croyez pas, allez-y voir vous-même !

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égoûts, Olivier Morattel éditeur, 2012.