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all that jazz - Page 80

  • Un film vertigineux

    images.jpeg Hollywood a fait son cinéma, dans la nuit de dimanche à lundi, et distribué ses oscars. Rires et larmes.  Cris de rage. Déceptions. Polémique. Rien que de très habituel. Pour un peu, on se serait cru aux Journées du cinéma suisse de Soleure! Manquait juste Nicolas Bideau…

    Le beau film de Danny Boyle, Slumdog millionnaire, a presque tout raflé. Au détriment de l'autre grand favori, L'étrange histoire de Benjamin Button, avec Brad Pitt et Cate Blanchett, qui n'a eu que des miettes. Certains ont crié à l'infamie et à la trahison. D'autres ont parlé de « pornographie de la misère » à propos du film de Boyle qui, comme on l'a dit ici, se passe pour l'essentiel dans les bidonvilles de Bombay. Les critiques de cinéma aiment toujours à s'échauffer pour rien…

    Mais revenons au perdant et disons-le tout net: il faut aller voir cette Etrange histoire de Benjamin Button, réalisé par David Fincher, qui est un film admirable. D'abord par le scénario, impeccable, tiré d'une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald. Preuve qu'un grand film repose toujours sur un grand scénario. Et que le meilleur scénariste et dialoguiste est encore un écrivain! Si seulement les cinéastes français (et romands) pouvaient s'en inspirer ! Ensuite par l'interprétation de Brad Pitt, acteur convenable, sans plus, transfiguré ici par son rôle de BB, vivant sa vie à l'envers, vieillard à la naissance et nouveau-né au moment de mourir. Que dire aussi de Cate Blanchett qui illumine l'écran à chacune de ses apparitions, joue juste et bien, confère une bouleversante profondeur à son personnage de danseuse, vivant, pour sa part, une vie à l'endroit. Par la réalisation, enfin, à la fois souple et nette, rythmée et surprenante, de David Fincher, qui donne là son plus beau film.

    Mais l'histoire, me direz-vous, n'est-elle pas un peu fort de café? Ce destin à l'envers, ce vieillard vagissant, ce bébé qui meurt à 80 ans, qui peut vraiment y croire?

    Eh bien, si le film met du temps à déployer ses sortilèges, figurez-vous qu'on y croit. C'est la magie du cinéma américain,qui nous fait souvent avaler les plus grosses couleuvres. Ce destin renversé, renversant, cette vie qui commence par la fin, nous fait réfléchir au sens du temps. Il ébranle nos bonnes vieilles habitudes de pensée, nous qui sommes captifs du temps des horloges, linéaire, régulier, implacable. Or ce temps des horloges n'est qu'une convention humaine comme une autre (la monnaie, le calendrier, etc). Arbitraire, artificielle. Sans doute calqué sur le rythme biologique de l'homme qui va de sa naissance à sa mort. Or il existe un autre temps. Des autres temps. Le film nous invite à les explorer. Comme il nous invite à nous interroger sur les temps parallèles, synchrones ou séparés. Vivons-nous tous le même instant en même temps? Chacun ne vit-il pas sa propre temporalité? Sommes-nous d'ailleurs toujours synchrones avec nous-mêmes?

    La scène la plus vertigineuse du film advient quand les deux protagonistes, Brad et Cate, qui se sont croisés plusieurs fois sans jamais se rencontrer vraiment, s'aperçoivent qu'ils ont presque le même âge. Mais que cet instant magique, unique, ne va pas durer. Et que le temps lui-même va les séparer, irrémédiablement, puisque Benjamin va rajeunir, tandis que Daisy prendra chaque jour quelques nouvelles rides. L'amour n'est pas synchrone, même s'il est réciproque. Une faille, toujours, creuse le temps, qui n'a pas la même valeur pour chacun d'entre nous. C'est peut-être pour cette raison que nous ne savons pas aimer comme nous aimerions aimer…

    * L'Étrange histoire de Benjamin Button, de David Fincher, avec Brad Pitt, Cate Blanchett, Julia Ormond.  Actuellement dans les salles de Suisse romande.

  • Hommage à Mouduneux

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    Rendons hommage, une fois n'est pas coutume, au magistrat le plus charismatique de Genève, grand amateur de pipes et fidèle adepte de l'adage selon lequel « mieux vaut ne rien faire que tenter le diable », qui s'est encore une fois illustré, ce samedi, en mobilisant, dans la vieille-ville transformée en camp retranché, près de 1300 policiers pour endiguer la violence (forcément…) aveugle d'une poignée de manifestants. Coût de l'opération : 1,5 millions de francs. Est-ce cher payé pour dormir sur nos deux oreilles?

    « Avocat besogneux, il avait, au grand bonheur de ses clients, renoncé au prétoire pour s’occuper d’une association de locataires. Comme il n’était jamais à son bureau, préférant aller à la pêche ou fumer une bonne pipe, il fit peu de dégâts. Sans doute est-ce la raison pour laquelle un groupement politique l’inscrivit sur sa liste pour les futures élections. Un ténor du parti tomba malade. La pasionaria des causes féministes dut renoncer à son mandat à la suite d’une plainte pour harcèlement sexuel déposée contre elle par l’une de ses secrétaires. Le numéro trois disparut du pays, abandonnant femme et enfants, et laissant derrière lui une ardoise de plusieurs millions de francs.
    Pour Mouduneux, tête de liste malgré lui, la voie était brusquement libre.
    Il fut élu, prit possession de son bureau Téo Jacob et s’empressa de reprendre ses anciennes habitudes.
    Ne rien faire, surtout, et attendre.
    Cela ne dura pas longtemps. Élias le contacta, lui présenta un ambitieux projet de construction de logements à la frontière franco-genevoise et déploya toute son énergie pour le convaincre d’y souscrire. Mais l’autre, tirant comme un malade sur sa pipe d’écume, était plus coriace que prévu. Dans les semaines qui suivirent, il revint à la charge plusieurs fois. Il fit valoir les nombreux postes de travail créés (Genève connaissait alors le taux de chômage le plus élevé de Suisse), le grand nombre de logements (dans un canton frappé de pénurie) et l’ouverture transfrontalière qu’un tel projet allait favoriser.
    Fidèle à sa légende, la pipe vissée entre les dents, Mouduneux resta inébranlable. Car au moment de s’engager, considérant les risques du projet et les jalousies politiques qu’il n’allait pas manqué de susciter, il préférait ne pas tenter le diable. »
    Extrait de La Vie mécène, roman, l’Âge d’Homme, 2008.

  • Candide à Davos

    images.jpegComment va le monde? Qui le dirige? Comment survivre au milieu des mensonges et des crimes?

    Pour répondre à ces questions, il faut relire Candide, le conte philosophique que Voltaire, l'homme aux 200 pseudonymes, publia en 1758. Si l'on veut comprendre le monde contemporain, rien n'est plus édifiant : les guerres absurdes, l'injustice, l'exploitation de l'homme par l'homme (et de la femme par l'homme), les rêves utopiques, etc. Remplacez le fameux « optimisme » prêché par Pangloss, le philosophe borgne, par « mondialisation » ou « libéralisme », et vous aurez tout compris. Après Rousseau, mais avant tous les autres, Voltaire avait mis le doigt sur les défauts du système, et les mensonges qui cherchent à les dissimuler.

    On peut voir actuellement, au Théâtre de Carouge, une adaptation de Candide, écrite par l'écrivain genevois Yves Laplace et mise en scène par Hervé Loichemol. Même si le résultat n'est pas très convainquant (texte plat et mise en scène ampoulée), la pièce trop longue et la distribution extrêmement inégale, Candide est toujours d'actualité parce qu'il dénonce les machinations idéologiques qui essaient de nous aliéner.

    L'une d'elles s'appelle le WEF, ou World Economic Forum. Elle se tient à Davos depuis près de trente ans et ressemble tout ce que le monde compte de « puissants » et de « décideurs ». Tout ce petit monde devise, plus ou moins poliment, autour d'une tasse de thé, des problèmes des autres. Cette année, c'est la crise financière, que tous ces hommes et ces femmes doués de pouvoirs extralucides n'ont bien sûr pas vu venir (mais qu'ils ont certainement contribué à provoquer). À quoi servent-ils? demanderait Voltaire. À rien. Quel sens donner à leurs discours, si semblables aux longues péroraisons de Pangloss, docteur en métaphysico-nigologie? Aucun, bien sûr. Alors pourquoi se réunissent-ils ainsi chaque année? Voltaire dirait sans doute qu'il s'agit d'une sorte de thérapie collective : les puissants se réunissent pour oublier leurs crimes (la Géorgie, la bande de Gaza) et sceller leur alliance. Qu'une meute hurlante de journalistes les accompagne chaque jour ne change rien à l'affaire. Ils peuvent dire n'importe quoi (ils ne s'en privent pas d'ailleurs) puisque leurs paroles, répercutées dans le monde entier, n'ont aucun poids, aucune incidence sur le monde réel, comme les discours admirablement vides du docteur Pangloss…

    Oui, pour comprendre l'imposture du monde actuel, relisez Candide — et Le Monde comme il va, et Micromégas et L'Ingénu ! Relisez aussi La Plaisanterie de Milan Kundera. Et La Tache de Philip Roth. Si les hommes politiques lisaient davantage de littérature, ils n'auraient pas besoin d'aller faire de la figuration dans les neiges davosiennes.