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  • Cent Têtes Molles pour un pays mou

    crop1.jpgMichel Zendali le dit fort bien : c'est une malédiction qui revient chaque année, comme le Beaujolais nouveau ! Je veux parler du Forum des Cent organisé par l'Hebdo, et qui regroupe, l'espace d'un week-end, tout ce que la Suisse romande compte de « décideurs », de « VIP » ou de vulgaires « people ». D'année en année, la sélection devient plus difficile, étant donné l'étroitesse de notre petit pays, et le fait que les mêmes Têles Molles ne peuvent revenir deux ans de suite. L'hebdomadaire Vigousse, sous la plume acide de Laurent Flutsch, en fait le constat atterrant (voir ici). On ne peut qu'être d'accord avec lui…

    Je ne m'arrêterai que sur un point. Dans la fameuse liste des 100 Têtes Molles de notre grande région ne figure aucun intellectuel (ou, si le mot vous effraie, aucun penseur, philosophe ou artiste important)! Hé oui, personne ne pense, n'écrit, ne crée, ne réfléchit sur le monde ou la société ou l'homme ou la femme, en Suisse romande. Cela s'explique bien sûr par le peu de vision des gens de L'Hebdo, obnubilés qu'ils sont par les nouveaux « people » (c'est-à-dire annonceurs) à draguer. Cela indique aussi, à mon sens, la peur de la pensée qu'affiche de plus en plus certains médias. Peur du doute et de la contestation. Peur de la réflexion critique. Peur de ce qui n'entre pas dans les normes médiatiques. Peur de ce qu'ils ne peuvent pas comprendre.

    En même temps que L'Hebdo célébre le désert de la pensée romande, le Nouvel Observateur consacre son dernier numéro au « Pouvoir intellectuel » Bien sûr, on ne sort pas de France. Mais quelle différence avec nos chères Têtes Molles romandes ! L'Obs interroge Elisabeth Badinter, Pascal Bruckner, Régis Debray, Pierre Nora et l'incontournable Michel Onfray. Et beaucoup d'autres. On se rend compte alors que la France aime la pensée et les penseurs. Cela tient à sa tradition littéraire. Mais aussi à son goût du débat, de la critique et de la controverse. En France, la pensée est vivante et toujours discutable. C'est-à-dire ouverte aux autres. À la confrontation des idées, des morales et des idéologies.

    Ce qui semble de plus en plus absent en  Suisse romande. Non faute de combattants (les penseurs existent, bien sûr, ici aussi, et ils ne sont pas plus nuls qu'ailleurs). Mais faute de véritables passeurs médiatiques.

  • Les pères d'Adam

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    Dans cette vie, j’ai l’impression qu’on change de père comme de chemise. Quand l’un s’en va, un autre le remplace. Puis un autre encore. Puis un autre et un autre encore. Jusqu’à présent j’ai eu trois pères et je suis sûr que ce n’est pas fini. Le premier m’a donné la vie et le goût de partir le plus loin possible du marigot où je suis né. Le deuxième m’a couvert de cadeaux pour se donner bonne conscience. Il m’a appris le superflu et le futile — l’extase matérielle. On s’est éclaté comme des dingues et tout s’est terminé dans le sang et les larmes. Et mon troisième père, lui, il s’échine à m’apprendre l’oubli. Il veut que je découvre comme Yôshi le moi particulier qui se cache sous l’écorce du corps et des sensations fausses.

    « Tout le monde cherche son père, me répète Jack. On met parfois une vie entière à le trouver. »

    Et Yôshi de surenchérir :

    « Les enfants sont des débris dans l’affection des pères. »

    Et Jack d’ajouter, zen :

    « Un père reste un père ».

    Et Yôshi, l’air sentencieux :

    « Un père est toujours grand : on le voit à son ombre. »

    Et Jack citant Corneille, avec l’accent anglais :

    « Ma valeur est ma race et mon bras est mon père. »

    Et Yôshi, citant Diderot, en ricanant :

    « Dieu ? Un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »

    Et Jack citant Abla Farhoud :

    « Un jour j’ai demandé à mon père : “Qui aimes-tu le plus de tous tes enfants ?” Il a répondu : “J’aime le petit jusqu’à ce qu’il grandisse, le malade jusqu’à ce qu’il guérisse et l’absent jusqu’à ce qu’il revienne.” Et moi ? Je ne suis pas petite, je ne suis pas malade et je suis à côté de toi. Mon père a répondu : “Le petit devient grand, le malade finit par guérir, mais toi, tu es toujours mon enfant, jusqu’à la mort, et même au-delà de la mort.” »

  • Staro, le dernier maître

    images-1.jpegIl y avait beaucoup de monde — et du beau monde ! — mercredi dernier, au Victoria Hall, pour la remise du Prix de la Fondation pour Genève à Jean Starobinski. L'académicien français Pierre Nora nous a rappelé, en grandes lignes, la carrière de celui que tous les étudiants genevois appellent familèrement (et affectueusement) Staro. Licence de Lettres, puis doctorat de médecine, puis doctorat de Lettres. Sans oublier le diplôme de piano… Difficile, pour un seul homme, de faire plus, et mieux ! Remi Pagani a eu raison de rappeler la méfiance des autorités genevoises de l'époque (1913) face au père Starobinski, émigré polonais venu trouver refuge en Suisse, que l'on mettra cinq ans sous surveillance policière et qui, ultime affront, devra attendre 30 ans pour se voir accorder la nationalité suisse.

    Mais le meilleur moment de la soirée, ce fut, bien entendu, le discours de Staro lui-même. Diction inimitable, élégance du style, propos mêlant à la fois saveur et savoir. J'ai repensé en l'écoutant (comme tous ceux qui furent ses étudiants) aux cours de littérature et d'histoire des idées qu'il a donnés à l'Université de Genève pendant près d'un demi-siècle. Il y a un style Staro : clair, érudit sans ostentation, intelligent. En un mot : musical. Dans son discours, Staro a rendu hommage à ses maîtres Marcel Reymond, Albert Béguin, Jean Rousset. En l'écoutant, je me suis aperçu qu'il était sans doute le dernier maître, et que j'avais eu bien de la chance à l'avoir rencontré et suivi.

    En effet, qui peut citer, aujourd'hui, un seul nom de professeur de Français à l'Université de Genève ? Personne. Après une génération exceptionnelle de professeurs qui étaient des maîtres (Butor, Rousset, Steiner, l'extraordinaire Roger Dragonetti), le désert a lentement gagné du terrain. Pour aboutir à une manière de no man's land. C'est ainsi que Genève, qui était un phare dans les études de Français, est devenue, en quelques années, une université de province. Qui bientôt, sans doute, devra fermer ses portes au profit de l'université de Lausanne, bien plus active dans son domaine.

    « Aujourd'hui, me glissait une amie à la fin de la soirée, il n'y a plus de maître. Il n'y a que des experts ! Plus personne ne circule avec autant d'aisance que Staro entre littérature et médecine, musique et histoire de la folie, linguistique et philosophie. On est plus volontiers spécialiste « Des paysans du lac Paladru entre l'an 1000 et 1010 » que généraliste éclairé. »

    C'est tout le drame. Staro, le dernier maître, nous l'a confirmé brillamment l'autre soir.