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Ecrivain de la comédie romande - Page 212

  • Adam (9)

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    Je viens d’un monde de pas feutrés, de toux, de rires, de feulements. Un monde qui n’existe plus que dans les livres, ou au cinéma. Un monde voué à l’ordre naturel des choses : le pouvoir au bonimenteur, la bouillie à l’édenté, les volées de bambou au voleur, le pomélo sur le pamplemoussier, la mangue sur le manguier, la fortune à l’usurier, la foudre pour le fou, le ciel pour les présages et les vieux os pour les vautours.

    Chaque jour il faut se lever tôt pour manger le gombo gluant, jouer aux osselets, partir à la chasse aux mouches noires et aux sauterelles, regarder les femmes aux seins aigus suer sur le mortier, jouer au foot sur la corniche, manger du gombo pilé, guetter les voitures sur la piste, les singes dans les arbres, les nuages dans le ciel, jouer au lance-pierres, se gratter le crâne pour écraser les poux, grimper sur les toits des cases, manger du gombo doucereux, chanter en attendant la nuit, s’écrouler sur la natte.
  • Adam (8)

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    C’est la fin de la journée. Le soleil se cache derrière les arbres. Une brise légère fait ployer les matitis sauvages et balancer les branches des palmiers. Une camionnette arrive au village. Un homme en descend. Lunettes d’écaille, yeux bridés, teint rougeâtre, petite barbe en forme de pinceau. Il appelle mon père. Tous deux restent longtemps sous le vieux kolatier à palabres. Puis Papa nous appelle. Ou du moins ceux qui se trouvent à portée de sa voix.

    Il nous fait mettre en rang.

    « Voici mes fils et mes filles… »

    L’homme à barbiche examine chacun de nous longuement, méticuleusement. Les yeux, les dents, la langue, les oreilles. Il nous fait marcher jusqu’à sa camionnette, puis revenir vers lui au pas de course. Il nous pince le bras, nous tire les cheveux pour entendre le son de notre voix. Il s’attarde plus encore sur mes sœurs, les fait déshabiller, palpe leur corps en grommelant.

    « Ils sont tous là ?

    Oui, dit mon père. Fais ton choix ! »

    L’homme me fait sortir du rang avec Toumba. Il demande si nous sommes des jumeaux. Ça nous fait rire. Je dis que Toumba est plus vieux que moi, qu’il a onze ans et que nous sommes de mères différentes. Je veux ajouter que chez nous la mère de mon frère est ma mère et n’est pas la rivale de celle-là, mais je vois le regard de mon père, alors je la boucle.

    « Bon, dit l’homme en torturant sa barbe, je te prends celui-là.

    Et pourquoi pas les deux ? demande mon père.

    Non, le petit parle trop…

    Je te fais un bon prix ! »

    L’homme se gratte le crâne, puis mon père l’entraîne à nouveau sous le grand arbre à palabres. Ils se mettent à chuchoter. Puis mon père élève la voix et l’homme élève la voix à son tour. Ils se mettent à crier et à gesticuler. La sarabande dure plusieurs minutes. Même en tendant l’oreille je ne comprends rien de ce que les deux hommes disent. Enfin mon père me désigne du doigt, puis il montre mes sœurs avec un geste de dépit. Mais l’homme secoue la tête. Il ne dit rien. Ce n’est pas bon signe. L’homme glisse un billet dans la main de mon père. Ils se regardent une dernière fois. Mon père fait signe à Toumba d’avancer. Il embrasse mon frère, lui dit quelque chose à l’oreille.

    « Prends garde à toi, mon fils ! Et méfie-toi des gens de l’autre monde… »

    L’homme entraîne Toumba par les épaules. Je ferme les yeux pour respirer à fond. C’est la saison sèche. Comme chaque soir, la brise apporte au village l’odeur des roseaux. On entend les bêtes crier dans la savane.

    La camionnette disparaît dans la nuit.
  • Adam (7)

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    Chaque tribu a ses rites bizarres, et personne, jusqu’ici, n’est parvenu à expliquer ceux de mon peuple.

    Chez nous, les Mmo, on choisit chaque année un jeune homme pour son courage, la beauté de son corps et son adresse à donner du plaisir aux Reines. Son âge ne dépasse pas vingt ans. Pour prouver sa vaillance, le jeune héros doit affronter, à mains nues, un buffle de la savane. Après l’avoir isolé du troupeau, il combat l’animal dans la prairie et le terrasse dans une lutte loyale, sous le regard des anciens, sans verser une goutte de sang. S’il y parvient, il a le droit de passer la seconde épreuve, qui est de descendre dans la gueule du volcan, un sombre puits puant infesté de serpents, et d’y passer une nuit entière. Enfin, s’il sort vivant de la bouche du monstre, il devra affronter le conseil des sages du village qui testeront sa perspicacité en lui posant une série d’énigmes :

    Y a-t-il une vie avant la mort ?

    Pourquoi le dieu de la montagne garde-t-il le silence ?

    Que murmure un galet que le ruisseau charrie jusqu’à la mer ?

    Si, par extraordinaire, le jeune homme fournit les bonnes réponses, il est livré aux mains des Reines. Elles détaillent sa grâce et sa beauté. Elles testent la douceur et la lenteur, la variété de ses caresses : détient-il, vraiment, l’art sans égal du bonheur sur la natte ?

    Alors seulement, le jeune homme aura droit au statut de héros. Il sera vénéré de tous. Pendant trois lunes, il aura la jouissance exclusive des Reines du village, passant d’une case à l’autre, d’une natte à l’autre, pour leur donner tout le plaisir dont il est capable. Il fécondera les Reines en âge de procréer et aura une nombreuse descendance (qu’il ne connaîtra pas).

    Une nuit de pleine lune, sur un tapis de braises, il entre en transe et doit danser jusqu’à l’aube, soutenu par le chant des Reines.

    Voici l’heure essentielle : autour de l’homme halluciné, les parrains affûtent leurs flèches, bandent leurs arcs. Les femmes se trémoussent, jambes libres et seins aigus, excitant les guerriers de leurs cris, au son des tambours lancinants. Le jeune homme lève au ciel ses bras chargés de bracelets multicolores, comme s’il implorait une dernière fois le dieu de la montagne.

    Dès que le jour se lève, notre héros est mis à mort, sa tête tranchée net, son corps soigneusement dépecé. Puis les Reines, toujours au son des flûtes et des tam-tams, apprêtent les morceaux de son corps avec de l’huile de palme, des piments rouges et des épices. Un grand festin réunit le village au cours duquel on partage les restes du héros glorieux.

    Chez les Mmo, aucune Reine ne connaît d’accomplissement plus absolu de l’amour que l’ingestion du bien-aimé.

    Après avoir dévoré leur amant, les Reines se retirent dans leur case pendant une lune entière. Elles prient. Elles pleurent beaucoup. Elles évoquent le souvenir du jeune homme qui les a comblées. Puis, une nuit, elles se rendent dans la grotte sacrée, au cœur du volcan. Là-bas, elles confectionnent une statue de terre glaise à l’effigie de l’amour magnifique. Elles recréent les merveilles de son corps, ses mains douces et ses longues jambes, son vigoureux dressé.

    Pour que son double, à jamais, reste inscrit dans la mémoire des Mmo.