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livres en fête - Page 77

  • Le monde d'Alain Bagnoud

    images.jpegOn dit souvent, à tort, que la littérature romande manque d'ambition. Le jour du Dragon*, le dernier livre d'Alain Bagnoud, nous démontre le contraire. Comme certains sages chinois sont capables, paraît-il, de voir le monde entier dans une goutte d'eau, Bagnoud raconte, dans le courant d'une seule journée, une vie entière. Pas n'importe quelle journée et pas n'importe quelle vie. Tout se passe le 23 avril, dans un petit village du Valais, le jour de la Saint-Georges., patron de la commune. Et ce jour fatidique, où Saint Georges terrassa le Dragon, est celui de toutes les expériences, les découvertes, les émotions, les transgressions. Nous sommes dans les années 70, années de liberté et de musique, un vent nouveau souffle même dans les villages les plus reculés. Car personne, ici bas, n'est à l'abri de l'Histoire.
    Enrôlé comme tambour dans l'une des deux fanfares du villages, le narrateur va vivre cette journée comme un parcours initiatique. C'est d'abord le sentiment — douloureux, puis exaltant — d'échapper aux griffes de sa famille, à l'ordre patriarcal qui empoisonne, depuis toujours, les relations. Bientôt le narrateur tiendra tête à son père, pourra se libérer de toutes les contraintes qui l'empêchent d'être lui, c'est-à-dire d'être libre. Comment briser les chaînes de l'enfermement familial? Grâce aux copains, à la musique, aux filles, à la Poésie. C'est la première leçon de ce jour décisif.
    Mais tout ne se passe pas si facilement, ni tout de suite. Grâce au talent d'Alain Bagnoud, nous pénétrons peu à peu, mot à mot, dans les couches les plus profondes de la conscience d'un personnage, superposées commes celles d'un mille-feuilles. La famille, donc, déjà omniprésente dans La Leçon de choses en un jour**, premier volet de cette autobiographie rêvée. Mais aussi la religion puisque le narrateur assiste, comme tous les villageois, à la messe célébrant Saint Georges. Rituel immuable, à la fois solennel et ennuyeux. Là encore, l'adolescent qui assiste à la messe ne se sent pas à sa place. Ce décorum ne le concerne pas ; au contraire, il l'aliène. Il ne se sent à l'aise qu'avec les copains qui l'entraînent sur des chemins de traverse. Car au centre du livre, extrêmement bien décortiqué, il y a le malaise d'« une existence médiocre, insuffisante. Un cerveau parasité de discours encombrants (…) Un magma instable qui aspire à se définir, qui cherche à se coaguler, mais infructueusement. » Jusqu'à ce jour, le narrateur n'a pas de visage, il n'est ni beau ni laid, il manque de présence au monde physique. C'est cette journée particulière, le Jour du Dragon, qui va lui permettre d'accéder à lui-même et au monde, jusqu'ici refusés. Dans le monde villageois pétri de traditions, de conventions et de clichés, il faut éviter comme la peste tout ce qui est singulier. Car le singulier doit toujours se fondre dans le collectif, le général, la famille ou le groupe.images-1.jpeg
    Ce trouble indistinct, Bagnoud le creuse parfois qu'au malaise. Et l'on sent une vraie douleur affleurer sous les mots qui se cherchent, refusant les clichés et le patois identitaire. Le rite de passage se poursuit : le narrateur goûte aux délice du fendant comme à ceux du premier joint. Ces paradis artificiels ne durent jamais longtemps. Qui peut comprendre ses vertiges, ses exaltations, ses ivresses poétiques et morales? Pas la famille en tout cas, ni les copains. Les filles alors? Le narrateur va connaître sa plus grande émotion à l'église, où il embrasse pour la première fois Colinette : transgression jouissive, et sans grand risque, puisque l'église, à cet instant, est déserte. Mais le narrateur a franchi le pas. Ce baiser initiatique l'a fait entrer dans un autre monde, merveilleux et bouleversant.
    Le livre se termine en musique. Ayant quitté l'uniforme de la fanfare, le narrateur retrouve ses copains dans une cave enfumée, s'essaie à jouer divers instruments, décide de fonder un groupe rock : The Dragon!, of course ! Abandonne l'abbé Bovet pour Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. Mais l'initiation au monde, la découverte de soi par les autres n'est pas finie: grâce à son ami Dogane, le narrateur va visiter l'atelier d'un peintre marginal, Sinerrois, qui va lui ouvrir les portes de l'expression artistique en lui montrant qu'en peinture, comme en poésie, la liberté est souveraine, source de découvertes et de joies. Nouvelle leçon de vie en ce jour fatidique! La liberté de peindre et de créer se paie souvent par la solitude, le silence, le rejet social. 
    L'épilogue du livre met en scène, dans un garage, l'une de ces fameuses boums qui ont fait chavirer nos cœurs d'adolescents. À cette époque, le seul souci (vital) était d'inviter la plus belle fille de la classe pour danser le slow le plus long (en général Hey Jude !). C'est l'expérience ultime que fait le narrateur au terme de cette journée proprement homérique, au sens joycien du terme, puisque toute une vie est concentrée en moins de vingt-quatre heures chrono. Ce qui est un fameux tour de force. Alain Bagnoud y scrute, au scalpel, les méandres d'une conscience malheureuse, qui cherche son salut dans la musique, l'amour, la lecture, la poésie. Et qui découvre, au terme d'un long parcours initiatique, la liberté d'être soi et la présence au monde.
    * Alain Bagnoud, Le Jour du Dragon, éditions de l'Aire, 2008.
    ** Alain Bagnoud, La Leçon de choses en un jour, éditions de l'Aire, 2006.
     

  • Olivier Beetschen, défricheur du verbe

    images.jpegAprès un premier livre très remarqué, À la nuit*, saga des origines depuis le premier cri, Olivier Beetschen, animateur de la Revue de Belles-Lettres et professeur au Collège de Genève, nous a donné, il y a quelques années, Le Sceau des Pierres**, un livre magnifique qui est la somme de vingt années de poésie.
    Écrire est un voyage où l'être se cherche à travers les visages et les mots, les sons et les parfums, les émotions, les paysages entraperçus ou seulement rêvés. Voilà pourquoi Le Sceau des Pierres est un parcours initiatique — qui commence à Ceylan, pour aboutir, en fin de course, à Genève, après des haltes à Paris, en Crète ou à Madagascar — jalonné de poèmes qui sont autant de signes ou de galets ramassés en chemin. De la prose brisée de Ceylan (1974), rongée par l'inquiétude, au « Tournant » genevois (1995), marquée par l'arrivée d'une « troisième personne » dont le murmure, longtemps rêvé, « relie l'espérance au chapitre des ancêtres », quelque chose se passe, dans l'échange incessant avec le monde du dehors, qui n'est rien d'autre, peut-être, que la naissance du poète à lui-même.
    Cette naissance, par stases ou voyages successifs, rejoint le questionnement des origines qui se trouvait au centre, déjà, du premier livre de Beetschen. Si l'écriture, ici, plonge à des profondeurs plus intimes, faisant courir au voyageur (« Bourlingueur du Très Haut ou défricheur du verbe ») le risque angoissant du chaos, elle débouche pourtant sur la lumière : écho, dans l'écriture, de « l'autre vie » qui est appel et création tout à la fois, et confluence, aussi, de deux désirs qui se mélangent sans jamais se confondre.
    À la nuit décrivait la lente venue au monde d'une tribu jetée dans le langage ; avec Le Sceau des Pierres, le jour est là, avec ses pièges et ses promesses, sa musique obsédante, et le monde est ouvert, à jamais, dans sa beauté complexe. Épiphanies, reflets, instantanés éblouissants : le poète cherche à saisir le monde moins pour en capter (ou en désamorcer) les charmes que pour se faire le lent archéologue de lui-même.
    Plus récemment, Beetschen nous a donné un autre très beau livre, dont mes collègues de Biogres ont parlé (ici), Après la comète***, qui marque un pas de plus dans cette aventure du verbe, à travers le voyage et les rencontres. « Ma mère meurt/ Pourquoi le ciel de Delhi /fait descendre une musique/ inspirée des étoiles? » Puisant souvent son inspiration dans les légendes et les contes de fées, cette poésie s'enracine aussi dans le réel, éclairant le passé d'une lumière subtile et pénétrante, comme dans « Une visite au grenier », dans lequel le poète revient sur ses années fribourgeoises, les sirènes de sa jeunesse, la musique unique de la Basse-ville. Nulle nostalgie, pourtant, dans cette évocation d'un passé disparu, mais brillant encore d'une lumière autonome qui illumine le présent. Comme ces « Chandelles », dédiées à ses filles Adélaïde et Héloïse, qui réussissent le tour de force d'allier le charme unique des comptines enfantines et la poésie du quotidien : « le velcro lime les jours/ la fatigue hache les nuits/ bientôt affleurent les confidences ».
    * Olivier Beetschen, À la nuit, roman, Poche suisse N°235, l'Âge d'Homme, 2007.
    ** Olivier Beetschen Le Sceau des pierres, poésie, éditions Empreintes, 1996.
    *** Olivier Beetschen, Après la comète, poésie, éditions Empreintes, 2007.

  • Petit éloge de la radio

    images.jpegEn ces temps de délectation morose (dont le sommet fut atteint mercredi avec l'élection consternante de Ueli Maurer au Conseil Fédéral), il faut revenir aux vraies valeurs. Lesquelles? En voici quelques-unes, dans le désordre: le partage, le plaisir, la rencontre, l'échange, la transmission… Et où ces valeurs, me direz-vous, sont encore défendues aujourd'hui? Et même célébrées? Certainement pas à la télévision qui passe les plats aux politiques et aux requins de l'économie avec la candeur d'un Martien tombé par erreur sur une planète étrangère. Pas dans les journaux, hélas, de plus en plus tributaires d'une publicité qui cherche avant tout à abrutir le consommateur pour lui faire acheter n'importe quoi. Non: l'un des rares lieux d'échange et de partage, de véritable dialogue, de rencontre et de connaissance, reste la radio en général, et la Radio romande en particulier.
    Inutile de faire la liste des émissions — sur La Première ou Espace 2 — qui ouvrent l'esprit. Elle est trop longue : de Rien n'est joué!, animé par la lumineuse Madeleine Caboche, à Médialogues, en passant par À Première vue, du passionnant Pierre-Philippe Cadert, ou encore Devine qui vient dîner (dont nous avons déjà parlé ici). À chaque fois (c'est-à-dire plusieurs fois par jour) la possibilité d'une vraie rencontre, la découverte d'une vraie passion.
    On ne présente plus, bien sûr, Patrick Ferla, célèbre pour ses Déjeuners et, aujourd'hui, son émission bi-hebdomadaire Presque rien sur presque tout. J'ai eu la chance d'y être invité avec Jean Romain, qu'on ne présente pas non plus. Une heure de dialogue, d'écoute, de vraie passion des livres. Pendant laquelle chacun a pu non seulement se livrer, sans masque ni artifice oratoire, mais encore parler de l'autre,  du monde de l'autre et des autres.  Un échange constamment aiguillonné par les questions de Ferla, grand sorcier de la parole (et de l'écoute). Porté par des musiques qu'on se réjouit de réentendre…
    L'émission Presque rien sur presque tout avec Jean Romain et votre serviteur passera dimanche 14 décembre entre 17h et 18h sur RSR La Première. Ne ratez pas ce rendez-vous!