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livres en fête - Page 73

  • L'abîme amoureux

    images-1.jpegIl y a de la douleur, et beaucoup d'amertume, dans l'un des derniers livres de Monique Laederach dont le titre, Je n'ai pas dansé dans l'île*, évoque en creux l'abîme de l'amour (ou l'amour abîmé).
    Comme L'Amant de Duras (dont il adopte la structure éclatée) le roman de Monique Laederach s'ouvre sur une image perdue : Jarkko tapant à la machine ses poèmes nocturnes, martèlement des lettres, musique perverse et déchirante, tandis qu'Emmanuelle, la narratrice et maîtresse de Jarkko, l'écoute faire, partagée entre admiration et détestation.
    Peu à peu, comme on recolle les morceaux d'une photographie, Emmanuelle reconstitue (c'est-à-dire réinvente) son histoire, et cela moins pour la revivre, certainement, que pour se convaincre qu'elle a vraiment eu lieu. Qu'elle a bel et bien rencontré, en Macédoine, lors d'un festival de littérature, cet écrivain finlandais au nom bizarre, Jarkko, poète surdoué, homosexuel et porté, comme quelques autres, sur la bouteille.
    Ils n'ont pas de langue commune, mais inventent très vite un « langage du corps » qui en tient lieu : « sa main, son bras, sa bouche — et cette constellation hors de toutes les langues, mots léchés caressés transcrits en traces de griffures sur la peau, et les gémissements, les onomatopées qui disaient tout. » Cet amour, qui fait exploser le langage, système de conventions hasardeuses, ne suffit pas à concilier leurs différences et les conflits éclatent bientôt, irréductibles. Ils se séparent, puis Emmanuelle va rejoindre son amant en Finlande, à Lahti, pour un autre festival, au cours duquel Jarkko est célébré, alors qu'Emmanuelle est condamnée à rester dans son ombre. Une nouvelle rencontre aura lieu à Vienne, quelques mois plus tard, mais cette fois sous le signe de la mort : Jarkko vit avec Erich, semble peu disposé à accorder une autre chance à leur amour, détruit sa vie à petit feu. Leur brève vie commune ne fait qu'accuser, encore une fois, l'abîme qui les séparent : sexuel, culturel, littéraire aussi, car l'œuvre de Jarkko connaît une reconnaissance, qu'Emmanuelle envie : « c'est moi qui ai essayé de leur voler le feu. Mais même pour cela, il ne suffit pas de feindre : aucune femme n'est Prométhée. »
    Emmanuelle décide alors de rentrer en Suisse où elle continue à écrire, puis à publier, mais sous un pseudonyme masculin, croyant ainsi échapper à la malédiction qui — elle en est convaincue — poursuit toutes les femmes. Peine perdue. Le pseudonyme ne fait rien à l'affaire et l'écriture, en elle, même dans la peau d'un autre, reste une blessure à vif. Elle reverra Jarkko, dans une clinique de Helsinki, une dernière fois, juste avant qu'il meure du sida, en septembre 90, puis tombera malade à son tour.
    On voit comment l'amour, qui frôle ici l'abîme, se mue tout au long du récit en amour abîmé, toujours orphelin de lui-même, et condamné, si j'ose dire, à une éternelle déception. On retrouve dans ce livre les thèmes chers à Monique Laederach : l'inconciliable différence des sexes, la quête, aussi, d'une identité féminine, dans et par l'écriture, qui ne devrait rien à personne, sinon à elle-même. Même alourdi de clichés féministes, d'une écriture parfois exagérément durassienne, Je n'ai pas dansé dans l'île est certainement l'un des meilleurs romans de Monique Laederach, qui retrouve ici l'inspiration violente de La femme séparée.

    * Monique Leaderach, Je n'ai pas dansé dans l'île, l'Âge d'Homme, 2000.

    A lire également, chez le même éditeur, Poésies complètes.

  • Mémoire brûlée

    images.jpg Toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui trouve un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle quand elle cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.
    C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*. Tout commence ici par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). Lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer.
    Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens, la rend étrangère à elle-même.

    Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille  « née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ». Son destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord,  « un don total, un partage sans réserve » de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a pas ici de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

    Élevée dans la peur, entre un père violent et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite, peuple ses nuits de cauchemars, l’empêche de s’occuper comme elle le désirerait de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises. C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère. C’est-à-dire avec une part mystérieuse d’elle-même.
    * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, L’Aire, Poche bleue.

  • Les cahiers d'Antonin Moeri

    images-1.jpegDepuis Le Fils à maman, paru en 1989, Antonin Moeri publie régulièrement romans et traductions (c'est à lui qu'on doit la très belle traduction du Petit cheval de Ludwig Hohl*) et, peu à peu, au fil des ans, il s'est imposé comme l'un des écrivains les plus intéressants de sa génération.
    Avec Cahier marine*, Antonin Moeri nous convie à un bien étrange voyage. Roman, récit, autobiographie rêvée ? Aucun sous-titre ne vient éclairer l'inconnue de ce texte fragmentaire, écrit au fil de la plume, qui raconte les pérégrinations d'un comédien sans emploi qui plonge au sud de l'Italie, à sa manière à la fois désinvolte et désespérée, comme s'il était à la recherche d'un secret primordial.
    Ce cahier bleu marine, c'est un cahier d'écolier, acheté à Berlin, dans lequel le narrateur, en même temps qu'il consigne les événements de son voyage, va chercher à se reconstruire, morceau par morceau, paragraphe après paragraphe, toujours à la recherche d'une langue utopique (« Je me demande si les mots ne sont pas mes seules amours. ») qui seule peut le guider dans la nuit de son âme.
    Ecrit dans l'urgence, le désarroi, ce Cahier mêle portraits et descriptions, aventures narratives et réflexions sur l'écriture. Pour le comédien-narrateur, il s'agit moins d'un voyage sentimental que d'un périple initiatique qui cherche à raconter « la chute et le sommeil », « les brumes immobiles sur les plages sans fin, les mensonges qui [lui] sont nécessaires pour substituer à ce qu'[il] voit et ressent cet astre éclatant vers lequel, chaque jour, [il] doit monter. »
    On reconnaît ici les thèmes familiers à Antonin Moeri, abordés dans L'Ile intérieure (1990) et Allegro amoroso (1993). C'est moins la quête d'un sens que celle d'une langue, toujours inaccessible ; moins la recherche d'une identité que celle d'une connivence (impossible) avec l'autre, et en particulier la femme.
    images-2.jpegIci, Moeri met en scène une actrice, « que Rossellini fit jouer dans ses films », figure à la fois amoureuse et traîtresse, que le narrateur finit par congédier, au pied de l'Etna, après avoir constaté que « leurs deux îles ne pourraient se rencontrer. » Constat d'échec de toute communication qui précipite le narrateur en Tunisie, vers les mirages du désert, c'est-à-dire aux confins de lui-même.
    S'il a perdu l'amour, comme le désir de jouer, au moins le narrateur aura-t-il découvert, au bout de son voyage, que « les mots sont les véritables racines de la douleur humaine. » Et que si l'on veut accéder à soi-même, il faut nécessairement passer par eux, c'est-à-dire s'abandonner tout entier au langage, comme on voyage à travers l'espace et le temps, la musique, les couleurs, les sensations qui nous parlent du monde.

    * Ludwig Hohl, Le Petit cheval, traduit par Antonin Moeri, éditions Zoé, 1990.

    ** Antonin Moeri, Cahier marine, éditions l'Âge d'Homme, 1995.