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livres en fête - Page 74

  • Les jeux de miroir de Barbara Polla

    images.jpegVoici un livre étrange et envoûtant* : la femme qui écrit s’avance ici sans masque, un miroir à la main. Ce miroir, elle le tend à sa mère, qui porte le même prénom qu’elle, Barbara, pour arracher au temps quelques images, des souvenirs d’enfance, des sensations qu’elle croyait oubliées, mais qui surgissent, brusquement, sous le regard de la mère. Séquence après séquence, grâce au miroir magique, Barbara sort de l’ombre, renaît une seconde fois, en 1922, avec des yeux vairons qui lui donnent, tout de suite, la conscience d’être unique. Celle qui suivait son père partout, aimait à se cacher sous les tables, avait peur de l’orage comme du feu, adorait chanter en famille et dessiner, cette Barbara-là voulait être médecin. Au fil des pages, sa figure ressurgit, sous la plume de sa fille, avec une précision mêlée de tendresse et de fascination.
    Mais ce miroir, le plus souvent tendu vers la mère adorée, la femme qui écrit le retourne également vers elle-même, dans un jeu de reflets vertigineux. Ainsi chaque confidence en amène-t-elle une autre : il suffit que Barbara (mère) évoque ses premières amours pour que Barbara (fille) évoque les siennes, étrangement semblables. De même pour l’amour de la langue, mais cette fois aux antipodes l’une de l’autre : alors que Barbara (fille) ressent, sur les bancs de l’école, un formidable sentiment de puissance quand elle écrit, Barbara mère avoue n’avoir jamais été « une héroïne du verbe. »
    Ce jeu de miroir, constante oscillation entre passé et présent, entre mère et fille, donne le vertige. L’image et son reflet — tantôt disjoints, tantôt superposés — ébranle nos certitudes et nous oblige à nous poser cette question : qui, des deux Barbara, est la mère de l’autre ? Est-ce la première, native de Linde, qui a vraiment donné naissance à l’autre ? Ou la seconde qui, grâce à l’écriture, a engendré la première ?
    Procédant, comme en peinture, par petites touches successives, ce portrait tout en facettes n'évite aucun sujet, et ne triche jamais. Ainsi, sur le chapitre de la sexualité, apprend-on que la mère, comme plus tard sa fille, a connu des désirs précoces, une curiosité vive pour les hommes, frère,  camarades de classe, maîtres d'école, que la vie ne fera qu'exacerber. L'une aura des amants ; l'autre sucera longtemps son pouce, délicieux expédient sexuel. Nul exhibitionnisme dans ces aveux impudiques, mais le désir, toujours, de saisir au plus près une vérité intime et dérobée.
    Même émotion, mélange de surprise et d'effroi, quand la petite fille, ignorante des menstruations, découvre toute seule, au grenier, ces torchons pliés que les femmes, à l'époque, portaient comme une sorte de ceinture, quand elles avaient leurs règles. « La peau comme le lait et les joues comme le sang. Naissance, puberté, maternité. Le lait et le sang. Blanche Neige et Rose Rouge.
    La mère voulait être médecin, comme la fille, mais pour d'autres raisons. Elle sera d'abord jeune fille au pair, c'est-à-dire servante, puis « bonne à tout faire ». Les temps sont difficiles. C'est la Seconde Guerre mondiale. Une mystérieuse maladie la sauvera de ses tâches humiliantes. C'est pendant sa convalescence qu'elle découvre la poésie : Verlaine, Rimbaud, la modernité en peinture et en littérature : sa vocation d'artiste-peintre. Une vraie révolution. Puis elle rencontrera Otto, « cet esthète colossal », qui tombera amoureux d'elle et qu'elle épousera bientôt. Un amour né sous le signe de la beauté, car « l'esthétique est une nécessité, une éthique de vie, une discipline, un chemin. »
    La vie que nous révèle Barbara Polla — celle de sa mère inextricablement liée à la sienne — est une vie faite d'émerveillements. Merveille de la nature, des fleurs sauvages et des herbes folles, des bêtes qui peuplent le jardin de Choulex quand elle peint. Merveille des livres qui peu à peu envahissent la maison : Hugo, Balzac, Colette, les écrivains contemporains, une fois de plus. Pour elle, tout est source de surprise et de joie, d'émotion, de découverte. Chaque instant vécu, chaque nouvelle expérience élargit l'horizon. Celle qui, jusqu'à la fin, « voulait vivre dans la vie », aura vécu une vie merveilleuse et, en tous points, unique.
    « À moi le silence, dit la mère ; à toi la parole ».
    Cette douce injonction, dernière volonté maternelle, Barbara Polla, sa fille, va y répondre à sa manière, par l'écriture, en démêlant les fils si compliqués de la filiation. Tâche impossible : comment séparer, à jamais, les deux Barbara? La fille, ici, le dit très bien : ce n'est pas la mort qui marque une séparation définitive, mais la naissance, bien plus brutale que la mort. « Séparation de corps. De corps et de bien — alors que la mort n'est qu'une simple transformation. » Cette impossible séparation, la narratrice va tout de même en rendre compte dans ce récit qui ressemble souvent à un dialogue : une conversation intime, par delà le silence et la mort, entre une mère et sa fille.
    A toi bien sûr : le titre s'adresse à la mère, à qui le livre est dédié. Mais il s'adresse aussi à chaque lecteur (toi, moi) en l'invitant à renouer, à sa manière, le fil interrompu d'une relation qui passe autant par la chair que par l'esprit, par les gestes que par les mots.
    Des mots qui triomphent, ici, des tracas de la vie, du silence et du scandale de la mort.

    * Ce texte constitue la préface au livre de Barbara Polla, À toi bien sûr, paru aux éditions l'Âge d'Homme en novembre 2008.

  • Les voyageurs du temps

    images.jpeg L'avantage des écrivains, c'est de vivre leur vie à l'endroit et à l'envers, comme Benjamin Button (voir chronique précédente), ici et ailleurs, autrefois et maintenant. En même temps. Philippe Sollers nous le rappelle dans son dernier roman, Les voyageurs du temps*. Par l'écriture, mais aussi la lecture, nous faisons l'expérience d'un temps sans limites. Nous voyageons avec Montaigne dans les campagnes bordelaises, nous pleurons avec lui la mort de ses enfants, nous passons de Virgile à Houellebecq, de Quignard à Pline le Jeune, de Racine à Chiacchiari, de Laclos à Sagan, de Duras à Melville, de Dostoïevski à Haldas… Nous parcourons le temps dans tous les sens, à notre rythme et selon notre bon plaisir. Nous avons vécu l'avenir (pas si radieux que ça. au fond) et nous vivrons notre passé, qui est toujours à découvrir.

    Comme Benjamin Button, je suis venu au monde comme un vieillard, riche de toutes les expériences, et je mourrai comme un nouveau-né, aussi naïf et ingénu qu'au premier jour…

    Il y a, dans la lecture, une expérience proprement paradisiaque: nous pouvons retrouver, à notre guise, tous les visages que nous avons aimés, et qui sont là, à portée de la main, dans ces petits volumes de papier qu'on peut souvent glisser dans notre poche. Au coin d'une rue, à Paris, mais aussi à Lisbonne ou à Lausanne, à Londres ou à New York, Sollers fait des rencontres surprenantes. Il n'est jamais dépaysé : ce sont des connaissances de longue date. Mais quel bonheur de rencontrer Rimbaud, à 17 ans, alors qu'il invente les plus beaux poèmes de la langue française. Ou Isidore Ducasse, dit le Comte de Lautréamont, qui s'isole dans son alcôve pour scander les strophes des Chants de Maldoror! Et Pessoa, qui se confond avec son ombre, sur cette petite place de Lisbonne embaumée de grands acacias en fleurs… Et Casanova, figure tutélaire de Sollers, qui saute dans une gondole pour s'enfuir de Venise…

    Il faut lire ce faux roman, sans intrigue ni suspense, comme une magnifique promenade littéraire à travers les lieux et les époques, les visages, les siècles, les grandes ombres du passé. La promenade n'est pas finie. Elle se poursuit de livre en livre, toujours à inventer. Comme il n'a pas de commencement, le temps n'a pas de fin non plus. À nous de l'explorer à notre guise…

    Oui, faisons la fête à tous ces voyageurs, promeneurs immobiles, solitaires, insatiables chercheurs de l'or du temps

    * Philippe Sollers, Les voyageurs du temps, roman, Gallimard, 2008.

     

     

     

  • Mortelle randonnée

    hofmann.jpegAprès un récit de voyage, Billet aller-simple*, et Estive**, carnet de route en haute vallée alpine, Blaise Hofmann se lance dans le roman. Et, pour son coup d’essai, il n’a pas froid aux yeux, puisqu’il se glisse dans la peau d’une femme, Berthe, la trentaine, en rupture sociale, pour raconter sa révolte, d’abord, sa soif de liberté, puis sa dérive mortelle.
    Scandé en trois parties, le périple de l’héroïne commence à Lausanne, où elle travaille comme assistante de direction sous les ordres d’une amie d’enfance, redoutable executive woman. Quand elle rentre chez elle, c’est pour retrouver son petit ami, tendresse plan-plan et routine quotidienne. On sent Berthe tout près du point de rupture. Il arrive un beau jour, presque par accident, alors qu’elle se balade à vélo. Un pneu crevé, de nouvelles rencontres, l’envie de poursuivre son chemin Dieu seul sait où : comme une seconde chance pour sortir de l’étau des jours gris. Chaque rencontre est un événement, pousse Berthe un peu plus loin sur le chemin de la liberté. Quête de soi qui passe par l’aventure, l’expérience du temps mort et de la faim, de l’errance, de l’absence de tout port d’attache. Blaise Hofmann a les sens aguerris. C’est un observateur, doublé d’un moraliste : au fil des jours, la fuite de Berthe se transforme en voyage initiatique, un voyage jalonné de rencontres et de découvertes, de peurs et de désirs. Hofmann excelle à observer les gens, à décrire une nature qui n’est pas toujours bienveillante, à creuser cette envie d’aller voir ailleurs si la vie est plus belle…
    assoiffée.jpegPlus convenue, la seconde partie de L'Assoiffée*** montre Berthe dans la rue, à Paris, fréquentant SDF et clochards, dormant dans les toilettes publiques, mendiant un peu d’argent à la porte des supermarchés, vivant ou survivant d’expédients. On a de la peine à suivre Berthe dans cette longue descente aux enfers où tout esprit de révolte, toute résilience, semble l’avoir abandonnée. « Ne pas hésiter à perdre la face. Aller au bout de mes maladresses. Errer comme une provinciale pas peu fière d’avoir fait le déplacement. Être heureuse. »
    Ce bonheur, Berthe ne le trouvera pas à Paris où elle s’enfonce chaque jour davantage dans la misère et la marginalité. Hofmann peine ici à trouver le ton juste pour décrire cette fuite éperdue qui est un vertige du néant et de la mort. On aimerait que Berthe ait plus d’épaisseur ou de consistance. Que quelque chose en elle résiste à ce vertige autodestructeur. Pourquoi est-elle à ce point passive et désespérée ? D’où vient ce malheur qui l’habite ? Que (ou qui) cherche-t-elle si vainement à fuir ?
    La troisième partie, hélas, ne répond pas à ces questions, ou les laisse en suspens. Recueillie par un routier qui lui raconte sa vie (surprenant dialogue dans un roman presque entièrement écrit sous forme de monologue), Berthe va se retrouver sur la côte normande, si chère à Marguerite Duras. Cette ultime rencontre, dont on pressent qu’elle aurait pu être décisive, cette dernière chance, Berthe ne sait pas la saisir. Elle poursuit sa dérive au fil des dunes de l’Atlantique, s’interroge encore une fois sur sa vie — et sur le monde qui l’a abandonnée. La liberté, est-ce la mort ? Toute émancipation (par rapport à la société, au monde du travail, au couple) est-elle forcément impossible ? Se chercher, se trouver, à travers une errance ponctuée de rencontres et de découvertes, est-ce nécessairement se perdre ?
    Pour Blaise Hofmann, qui suit pas à pas la longue dérive de Berthe, la réponse ne fait pas de doute. En fin de course, Berthe n’a qu’une issue : se fondre corps et âme dans les flots de l’océan. Ultime et mortelle régression. Même si cette fin — si caractéristique de la littérature romande qui a fait du suicide son principal lieu commun — semble un peu trop prévisible, ou trop facile, le roman de Blaise Hofmann ne manque pas de vigueur, ni de style. On se réjouit de le lire dans un prochain roman au sujet peut-être mieux adapté à ses qualités d’écrivain.


    * Blaise Hofmann, Billet aller simple, l’Aire bleue, 2006.
    ** Blaise Hofmann, Estive, Zoé, 2007.
    *** Blaise Hofmann, L’Assoiffée, roman, Zoé, 2009.