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livres en fête - Page 71

  • L'amour magique

    images-1.jpgCertains livres ont la force d’un exorcisme : il s’agit véritablement, pour leur auteur, d’une question de vie et de mort. Face à la magie noire du destin, toujours imprévisible, le seul recours demeure la magie blanche de l’écriture. C’est le cas d’un livre admirable, Une vie sans toi *, de Jil Silberstein, qui est à la fois un chant d’amour et le récit d’un deuil impossible.

    Discrète, mais riche et éclectique, l’œuvre de Jil Silberstein est l’une des plus importantes de Suisse romande. L’adjectif « romand » convient mal, d’ailleurs, à cet écrivain né à Paris en 1948 et ayant roulé sa bosse un peu partout pour nourrir une œuvre qui déborde allégrement les frontières. On ne citera ici que trois titres, aussi étonnants et passionnants, qui relèvent à la fois de l’enquête ethnographique, du témoignage humain et du récit poétique : Innu — à la rencontre des Montagnais du Québec-Labrador (1998), Kali’na, une famille indienne de Guyane française (2002) et Dans la taïga céleste, entre Chine et Russie, l’univers des Touvas (2005), tous publiés chez Albin Michel.

    Ces livres, comme la plupart de ceux publiés par l’auteur, ont été écrits dans l’étroite complicité d’une femme, Monique, dite Miquette ou Mico, dont la voix fut longtemps familière aux auditeurs de la Radio Suisse Romande puisqu’elle y fut journaliste, puis correspondante à Washington et à Zurich. C’est peu dire qu’on réentend sa voix, qu’on retrouve son visage et ses gestes à travers le portrait que Jil Silberstein fait de son épouse, emportée par une terrible et brutale maladie dans le courant de l’année 2006. À la fois mosaïque d’instants portés par la grâce, souvenirs singuliers qui rappellent les hasards objectifs chers à André Breton, invocation et hommage à la femme disparue, Une vie sans toi est un récit infiniment pudique qui cherche à retrouver parmi les ombres de la nuit la figure de l’aimée.

    Celle qui guide et illumine, celle qui inspire et veille aussi, comme une divinité tutélaire, sur l’auteur.

    Comment survivre à la disparition de l’être aimé ?

    À chaque page, on sent le poids de cette question, la menace de la mort qui revient. « Sitôt regagné La Rochette, il m’a fallu réaliser qu’à nouveau mes soirées viraient à la cérémonie. Or ce penchant ne me plaît pas —même si, toutes ces semaines, pacifier l’abominable demeure la seule option possible. À long terme, je sens dans mon comportement un risque de pétrification contraire à ce qui fut notre esprit. Le danger d’un repli dans un cocon douillet. Alors que ce qu’il conviendrait, après un tel séisme, c’est de continuer à ouvrir le champ. De s’offrir à la vie. À tout ce qu’elle recèle de splendeur… malgré sa cruauté. »

    Pourtant, Une vie sans toi n’est pas un requiem, ni un livre de deuil. Une douce lumière irradie de ces pages qui ressuscitent la femme aimée, son visage et sa voix, sa vivacité curieuse, son intrépidité. Silberstein trace un portrait tout en finesse de celle qui n’est plus là, mais continue à lui parler, depuis l’autre côté du monde, et à lui faire signe. Car c’est bien de signes et de mots qu’il s’agit dans ce deuil impossible. L’auteur creuse ce thème tout au long du récit : c’est bien une manière de langue commune (mots, gestes, signes, petits rituels) qui unissait les amoureux. Leur relation — qui était essentielle — se nouait dans les mots, s’épanouissait dans une langue partagée au jour le jour, dans une complicité de chaque instant.

    Pour retrouver la trace de l’autre, il faut suivre les mots. Les siens, dans les deux sens du terme. Les miens et ceux de l’autre. Et c’est précisément ce que fait Silberstein en recherchant des lettres de Monique, des fragments de poèmes, des souvenirs de conversations à demi oubliées.

    images.jpgUn vieux projet, hélas inachevé, refait surface : écrire le Livre de Mico, comme Jil en avait fait, de son vivant, la promesse à Monique. Un autre livre, alors, s’écrit, comme en abyme, au cœur d’Une vie sans toi. Reproduites en caractères italiques, rédigées à diverses époques de la vie de l’auteur, ces missives bouleversantes sont de petites merveilles poétiques, impertinentes, drôles. C’est ainsi qu’on découvre Miquette au pied du mur ou encore Miquette au cirque. La plupart de ces textes ont été publiés dans la Gazette de Lausanne et on les redécouvre ici avec plaisir, et une portée tout autre et plus profonde que lors de leur première publication.

    « Ceci advint aux temps maudits où les hommes cessèrent de s’intéresser au Créateur. Tout n’était plus que désolation traversée d’imbéciles ricanements. Les yeux se vitrifiaient. Les oreilles se muraient. Les dents se déchaussaient. Ceux qui se propulsaient encore sur leurs deux pieds atteignaient des vitesses ahurissantes et il n’était pas rare qu’on les vît se volatiliser comme sous l’effet d’une température incompatible avec leur condition. Quant au cœur, cette perle bénie, ce n’était déjà plus qu’une pompe idiote et obstinée. »

    Avec ces textes étonnants, Silberstein quitte le récit, la lettre ouverte ou l’hommage posthume pour entrer de plain-pied dans le mythe. C’est-à-dire la parole originaire, ou encore poétique.

    Au cœur de la relation amoureuse — de toute relation amoureuse — il y a une mythologie secrète. Des lieux découverts ensemble, des gestes et des silences partagés, des petits rituels singuliers (comme la lecture du journal Libération). Des voyages, des regards, l’amour des livres et de la peinture, le goût des promenades et l’art de la conversation. C’est cette mythologie — intime, secrète — que Jil Silberstein recrée pour nous et nous fait partager. Mythologie unique, sans doute, n’appartenant qu’à ces deux amants-là, mais aussi universelle et commune à tous les amoureux. C’est le talent de Silberstein de nous inviter — non en voyeur ou en intrus — dans la magie de son amour pour Monique, amour des mots et de la vie, de l’écriture comme une magie blanche face aux démons sournois qui nous surveillent.

    *Jil Silberstein, Une vie sans toi, l'Âge d'Homme, 2009.

  • Viceversa, revue des littératures suisses

    viceversa3couvfr.jpg On connaît la chanson : si les Suisses s'entendent si bien, c'est parce qu'ils ne se comprennent pas ! Cette légende, qui a longtemps été vraie, est en passe de devenir obsolète. En particulier grâce à la revue Viceversa, qui rapproche et confronte les littératures des quatre langues nationales suisses. Si cette extraordinaire richesse est un gage de diversité et de liberté, elle constitue aussi un risque d'èparpillement et de dilution. La revue Viceversa tente de parer à ce danger en donnant la parole à plusieurs acteurs de cette scène polyglotte.

    Les auteurs présentés dans ce troisième numéro de Viceversa, revue suisse d'échanges littéraires, reflètent de façon manifeste cette liberté, cette singularité des cheminement :  « Jürg Laederach traduit en écrivant ou écrit en traduisant ; Eveline Hasler cherche dans ses romans le point de jonction entre histoire et psychologie ; Jürg Schubiger interpelle les adultes en écrivant pour les enfants ; Rafik ben Salah invente un français mêlé de sons, de tournures, de personnages et de paysages, sortis de sa Tunisie natale ou du sac à histoire oriental, mais se promet dorénavant d'être un auteur suisse jusque dans ses sujets, Tim Krohn se présente comme un auteur post-morderne, artisan d'un mariage inédit entre la langue de Goethe et le dialecte glaronnais. »

    La partie francophone, dirigée par Francesco Biamonte, directeur du Service de Presse Suisse, responsable et du site littéraire Culturactif.ch, Odile Cornuz, Céline Fontannaz, Pierre Lepori, Anne-Laure Pella et Mathilde Vischer, est à la fois riche et bien documentée. Elle fait la part belle, cette année, à Frédéric Pajak, Rose-Marie Pagnard et Rafik ben Salah, le plus suisse des écrivains tunisiens (à moins que ce soit le contraire!). Une revue des principales publications de l'année 2008 et une revue des revues littéraires de Suisse romande complètent ce tableau passionnant et passionné.

    On peut trouver Viceversa dans toutes les bonnes librairies, auprès des Editions d'En-Bas ou la commander sur le net.

  • Premier récit, premier roman

    images.jpeg C'est un petit récit dense et bouleversant, intitulé L'Enfant papillon*, le premier livre de Laure Chappuis (née en 1971), enseignant le latin à l'Université de Neuchâtel. Le sujet en est à la fois singulier et universel. Universel parce que la narratrice du livre attend un enfant qu'elle désire mettre au monde, fantasme sur son corps, le petit être à venir, le monde qui va l'accueillir. Singulier aussi parce que cet enfant, sitôt venu au monde, lui sera arraché par un père inflexible qui dit : « Non, pas chez nous, trop jeune, trop seule, trop fille pour être mère. Une vie gâchée, l'enfant boulet. » Toute la suite du livre est le récit de cet arrachement, vécu et décrit par la future mère, qui porte en elle un enfant défendu (le motif de la pomme, désirée et interdite, revient souvent dans le récit comme une hantise). On sait que la langue réserve un nom à celle qui a perdu son mari (la veuve), comme à celle qui n'a plus de parents (l'orpheline). Mais qu'en est-il de la mère qui a perdu son enfant ? Il n'y a pas de nom pour cette douleur secrète. Laure Chappuis creuse cette blessure et donne un visage à cette douleur. La mère interdite d'enfant se retrouve bientôt seule et livrée aux démons les plus noirs. On l'interne avec d'autres dans un asile de fous. « Je suis la femme au crâne fendu. Un crâne tout rond en haut d'un frêne, un frêne où perchent les oiseaux fous. Du vent dans les branches, une araignée, une fêlée. Ils ont dit ça. » Cette vie brisée, Laure Chappuis l'évoque avec pudeur. Même si son écriture, parfois, cède à la tentation de l'esthétisme ou de la préciosité. On aimerait moins de fioritures (« Avec la prudence du silence, il glisse son corps d'ouate en direction du lit. »), moins d'apprêt. Le drame qu'elle raconte mériterait des mots crus, des mots nus, délivrés de tout souci poétique ou esthétique. Mais sans doute n'est-ce qu'un petit défaut de jeunesse. Car L'Enfant papillon se lit d'une traite. Il touche au cœur et reste longtemps dans la mémoire du lecteur.

    L'écriture est aussi le point fort du Canular divin**, le premier roman d'une jeune lausannoise, Valérie Gilliard, enseignante à Yverdon. Une écriture à la fois libre et précise, chantante et souvent drôle. Sous la forme d'une fausse confession, l'auteur nous fait entrer dans la vie de Zora, « sage enfant des années septante en pays de Vaud ». En rupture, elle aussi, avec la société (elle donne, au début du roman, son congé à l'école où elle enseigne), Zora est alors disponible pour les rencontres les plus inattendues et les plus folles. Elle écume les expositions, rencontre quelques hommes et surtout une femme, Ana, qui l'entraîne dans les affres du développement personnel. Ana squatte son appartement, puis disparaît  de sa vie aussi vite qu'elle est apparue, laissant Zora en proie à ses anciens démons : « Je croyais si fort à mon inanité qu'il me semblait normal de m'atteler ainsi à autrui, de modeler mon esprit sur sa vision du monde (…) tout être me paraissait plus vrai que moi-même. » Voilà peut-être le vrai sujet d'un livre qui aime à brouiller les pistes et à égarer le lecteur. Jouant le détachement, traînant son spleen (souvent joyeux) de conquête en conquête, Zora a l'impression de mener une vie fictive, ou du moins mal ancrée dans la réalité. Son existence ressemble à ce canular, parfois divin, parfois trop humain. « J'avais commis un seul coup d'éclat, ma démission, et cependant le système social me donnait encore de l'argent ; je ne m'étais même pas mise en danger. J'avais décroché, j'avais voulu m'arrêter et écrire, mais rien ne sortait parce que je vivais dans le vide. »

    Elle naviguera ainsi aux frontières de l'absurde jusqu'au moment où l'écriture, enfin, lui apporte une manière d'apaisement. Comme si le roman, en cousant un tissu de mensonges, ouvrait sur une vérité secrète que lui seul peut nous révéler.

    * Laure Chappuis, L'Enfant papillon, éditions d'autre part, 2009.

    ** Valérie Gilliard, Le Canular divin, roman, éditions de l'Aire, 2009.

    Signalons que ces deux livres seront au cœur de l'émission « lectures croisées » du jeudi 21 mai sur Espace 2, débat critique avec la participation de Sylvie Tanette (L'Hebdo) et Jean-Louis Kuffer (24 Heures).