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laure chappuis

  • Du malheur d'écrire en Suisse

    Quel est le grand malheur des écrivains de ce pays?

    La Suisse est un pays heureux…

    Si l'art en général — et la littérature en particulier — se nourrit des peines et des tourments des hommes, les Suisses sont les plus mal lotis. Pas de génocide. Deux guerres mondiales traversées (presque) sans dommages. Peu de conflits syndicaux (ah! la paix sociale!). Un bien-être économique partagé par le plus grand nombre. Vraiment pas de quoi monter aux barricades, ni développer des instincts meurtriers…

    Ce confort relatif, apprécié par une grande majorité de la population, est extrêmement nuisible aux écrivains. Il étouffe les cris, tue dans l'œuf toute révolte radicale, neutralise la violence qui fait la base des rapports sociaux.

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    Ces cris étouffés, ces chuchotements, cette violence exprimée toujours à mots couverts, on les trouve dans plusieurs livres parus récemment en Suisse romande. Le premier exemple (dont nous avons déjà parlé ici) est celui de Laure Chappuis, (née  en 1971) dans son premier livre L'Enfant papillon*. Quel est le propos de ce récit au style léché ? Une jeune femme se retrouve enceinte. Elle veut garder son enfant. Mais son père s'y oppose et confie le bébé de sa fille, à sa naissance, à une autre mère qui l'élèvera. Le sujet est grave, douloureux, tragique même. Pourtant, cette douleur est constamment transfigurée en belles phrases poétiques, le chagrin de la narratrice presque neutralisé par un style à la limite de la préciosité (« Avec la prudence du silence, il glisse son corps d'ouate en direction du lit. »)

    Dans le même ordre d'idées, mentionnons le dernier livre de Marie Gaulis (née en 1965), Lauriers amers** (dont nous reparlerons plus longuement). images-1.jpegDe quoi s'agit-il ici? Une jeune femme, la narratrice, enquête sur la mort de son père, disparu tragiquement au Liban en 1978, alors qu'il était en mission pour le CICR. Le livre est haletant. On sent un véritable enjeu dans ces pages où la jeune femme suit, trente ans plus tard, les traces d'un père qu'elle a à peine connu (il est mort quand elle avait 12 ans). Le livre oscille entre enquête policière et quête existentielle. Et Marie Gaulis (fille de Louis) est un véritable écrivain. Elle a construit, au fil des livres, un univers tout à fait cohérent. Et ses Lauriers amers s'inscrivent parfaitement dans une œuvre exigeante et singulière. Ce qu'on peut regretter, simplement, c'est que la douleur, ici, profonde, essentielle, ne soit pas saisie à bras le corps, et exprimée dans une langue qui rende compte de sa violence. Elle est diffuse ici, et presque diluée dans une langue aux accents trop « poétiques ».

    images-2.jpegDernier exemple de ce « bien écrire » qui est parfois l'ennemi de l'« écrire juste », les deux derniers ouvrages de Julien Burri, Si seulement*** et Poupée**** (dont nous reparlerons aussi plus longuement cet été). Burri (né en 1980) publie à la fois des poèmes et des romans, tous deux largement autobiographiques. Si le premier des deux livres fait la part belle au père, tantôt aimé, tantôt honni, le second accorde une large place à la mère, à la fois forte et frivole, qui cherche à faire de son enfant cette poupée parfaitement docile — dont seule tirerait les ficelles — qui donne son titre au roman. Ici aussi, la violence éclate à chaque page, elle la sent bouillonner chez l'écrivain, elle est le vrai sujet du livre. Mais elle n'explose jamais, neutralisée par une écriture élégante et trop douce. Burri s'arrête souvent au seuil d'une vérité qui pourrait transfigurer son livre, en montrant la douleur nue, dans toute sa crudité, sa cruauté, sans le fard d'une écriture trop travaillée.

    * Laure Chappuis, L'Enfant papillon, éditions d'autre part, 2009.

    ** Marie Gaulis, Lauriers amers, éditions Zoé, 2009.

    *** Julien Burri, Si seulement, éditions Samizdat, 2009.

    **** Julien Burri, Poupée, Bernard Campiche éditeur, 2009.

  • Premier récit, premier roman

    images.jpeg C'est un petit récit dense et bouleversant, intitulé L'Enfant papillon*, le premier livre de Laure Chappuis (née en 1971), enseignant le latin à l'Université de Neuchâtel. Le sujet en est à la fois singulier et universel. Universel parce que la narratrice du livre attend un enfant qu'elle désire mettre au monde, fantasme sur son corps, le petit être à venir, le monde qui va l'accueillir. Singulier aussi parce que cet enfant, sitôt venu au monde, lui sera arraché par un père inflexible qui dit : « Non, pas chez nous, trop jeune, trop seule, trop fille pour être mère. Une vie gâchée, l'enfant boulet. » Toute la suite du livre est le récit de cet arrachement, vécu et décrit par la future mère, qui porte en elle un enfant défendu (le motif de la pomme, désirée et interdite, revient souvent dans le récit comme une hantise). On sait que la langue réserve un nom à celle qui a perdu son mari (la veuve), comme à celle qui n'a plus de parents (l'orpheline). Mais qu'en est-il de la mère qui a perdu son enfant ? Il n'y a pas de nom pour cette douleur secrète. Laure Chappuis creuse cette blessure et donne un visage à cette douleur. La mère interdite d'enfant se retrouve bientôt seule et livrée aux démons les plus noirs. On l'interne avec d'autres dans un asile de fous. « Je suis la femme au crâne fendu. Un crâne tout rond en haut d'un frêne, un frêne où perchent les oiseaux fous. Du vent dans les branches, une araignée, une fêlée. Ils ont dit ça. » Cette vie brisée, Laure Chappuis l'évoque avec pudeur. Même si son écriture, parfois, cède à la tentation de l'esthétisme ou de la préciosité. On aimerait moins de fioritures (« Avec la prudence du silence, il glisse son corps d'ouate en direction du lit. »), moins d'apprêt. Le drame qu'elle raconte mériterait des mots crus, des mots nus, délivrés de tout souci poétique ou esthétique. Mais sans doute n'est-ce qu'un petit défaut de jeunesse. Car L'Enfant papillon se lit d'une traite. Il touche au cœur et reste longtemps dans la mémoire du lecteur.

    L'écriture est aussi le point fort du Canular divin**, le premier roman d'une jeune lausannoise, Valérie Gilliard, enseignante à Yverdon. Une écriture à la fois libre et précise, chantante et souvent drôle. Sous la forme d'une fausse confession, l'auteur nous fait entrer dans la vie de Zora, « sage enfant des années septante en pays de Vaud ». En rupture, elle aussi, avec la société (elle donne, au début du roman, son congé à l'école où elle enseigne), Zora est alors disponible pour les rencontres les plus inattendues et les plus folles. Elle écume les expositions, rencontre quelques hommes et surtout une femme, Ana, qui l'entraîne dans les affres du développement personnel. Ana squatte son appartement, puis disparaît  de sa vie aussi vite qu'elle est apparue, laissant Zora en proie à ses anciens démons : « Je croyais si fort à mon inanité qu'il me semblait normal de m'atteler ainsi à autrui, de modeler mon esprit sur sa vision du monde (…) tout être me paraissait plus vrai que moi-même. » Voilà peut-être le vrai sujet d'un livre qui aime à brouiller les pistes et à égarer le lecteur. Jouant le détachement, traînant son spleen (souvent joyeux) de conquête en conquête, Zora a l'impression de mener une vie fictive, ou du moins mal ancrée dans la réalité. Son existence ressemble à ce canular, parfois divin, parfois trop humain. « J'avais commis un seul coup d'éclat, ma démission, et cependant le système social me donnait encore de l'argent ; je ne m'étais même pas mise en danger. J'avais décroché, j'avais voulu m'arrêter et écrire, mais rien ne sortait parce que je vivais dans le vide. »

    Elle naviguera ainsi aux frontières de l'absurde jusqu'au moment où l'écriture, enfin, lui apporte une manière d'apaisement. Comme si le roman, en cousant un tissu de mensonges, ouvrait sur une vérité secrète que lui seul peut nous révéler.

    * Laure Chappuis, L'Enfant papillon, éditions d'autre part, 2009.

    ** Valérie Gilliard, Le Canular divin, roman, éditions de l'Aire, 2009.

    Signalons que ces deux livres seront au cœur de l'émission « lectures croisées » du jeudi 21 mai sur Espace 2, débat critique avec la participation de Sylvie Tanette (L'Hebdo) et Jean-Louis Kuffer (24 Heures).