
livres en fête - Page 80
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Doc Angot et Christine Gynéco
On dit souvent de la littérature française d'aujourd'hui ce qu'on disait du capitalisme il y a trente ans : l'un comme l'autre traversent une crise sans précédent! Les centaines de romans qui encombrent chaque rentrée littéraire ne suffisent pas, semble-t-il, à masquer sa vacuité. Preuve en est le dernier opus de madame Christine Angot, Le Marché des amants*.
On connaît la dame, et son style : aller jusqu'au bout de l'aveu, tout consigner du quotidien, remettre en jeu sa vie à chaque phrase. Lorsque l'aveu est terrible, comme dans L'Inceste, le résultat est poignant et le lecteur a l'impression que l'impudeur affichée de la dame est d'abord une manière de sauver sa peau. Lorsque l'aveu est ridicule, comme dans son dernier livre, le résultat est tout d'abord agaçant, puis désolant.Or donc, de quoi s'agit-il ici?D'une femme de presque cinquante ans, qui s'appelle Christine, dont le cœur balance entre deux hommes : Bruno, le rasta-rappeur à l'élocution lente, mais pleine de charme (Bruno Beausire, alias Doc Gynéco) ; et Marc, qui dirige un hebdomadaire culturel (Les Inrockuptibles ?). Toute l'intrigue de ce grand livre tient en trois lignes : « Le lendemain, vers cinq heures, pour me rendormir je me masturbais, je voulais penser à Marc, ça ne marchait pas, je pensais à Bruno. »Le roman (?) pourrait s'arrêter là, page 26, car tout est dit. Hélas, il se prolonge sur plus de 300 pages. Au lecteur bienveillant, Christine Angot n'épargne rien : ni la restitution intégrale des SMS échangés par les amants, ni l'itinéraire des ballades nocturnes en scooter à Paris (entre les 5e et 6e arrondissement), ni la marque de lubrifiant nécessaire aux fantasmes de monsieur (qui préfère, depuis toujours, la porte étroite). Bref, on sait tout de cette improbable histoire d'amour entre une écrivaine intello et un rappeur mou qui n'a pas toujours toutes les tasses dans l'armoire. Ce qui frappe, et touche parfois, c'est bien sûr cette distance : l'impossibilité de l'amour. L'écriture, par le ressassement et la logorrhée, essaie de rattraper la vie, sans jamais y parvenir. Dans un style proche de la parole, heurté, rédigé à l'emporte-pièce, sans souci d'esthétique, ni de construction. On nage ici dans la parole brute, et brutale. C'est ce qui agace chez madame Angot, mais lui vaut, également, un public fidèle, friand depuis ses premiers livres de confessions « vraies ».Pourquoi se confesser, demanderait Rousseau ? Non pour attendre une quelconque absolution du lecteur. Mais pour se montrer, exhiber ses travers et ses hontes, aller jusqu'au bout de l'aveu. Cette quête, chez Christine Angot, est liée à une douleur qui doit sans cesse se dire. C'est, en dernier lieu, ce qu'il faut retenir de cette ahurissante histoire d'amour (et d'écriture). Un beau portrait de chanteur sans feu ni lieu, sans domicile, sans repères affectifs, qui, d'emblée, ne fait pas partie de « son » monde. Une course à l'amour, éperdue et vaine. Une sorte d'autopsie, sans concession, du malentendu sexuel d'aujourd'hui.* Christine Angot, Le Marché des amants, Le Seuil, 2008.Lien permanent Catégories : livres en fête -
Michel Soutter, poète et cinéaste
Injustement négligée, l’œuvre de Michel Soutter (1932-1991), d’abord chansonnier, puis auteur de théâtre, réalisateur de télévision et de cinéma, méritait un nouvel intérêt. C’est chose faite avec le beau livre d’Éric Eigenmann, Poétique de Nichel Soutter *, qui analyse, de manière rigoureuse et documentée, l’importance de la parole dans les films de Soutter. Au cinéma comme au théâtre, Michel Soutter a fait œuvre avant tout de poète, inspiré par les surréalistes et le théâtre russe. Ce qui fait à la fois la force de son style et sa parfaite singularité. Entretien.
— Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au cinéaste Michel Soutter ?
— J’ai vu Repérages pendant ma dernière année de collège, film qui m’a enchanté. Il ne ressemblait à rien de ce que je connaissais au cinéma, sur le plan de l’intrigue notamment, jouait avec les niveaux comme avec le théâtre de Tchekhov et réunissait des interprètes magnifiques : Delphine Seyrig, Lea Massari, Jean-Louis Trintignant — mon acteur préféré. J’adorais de même à cette époque les textes du Nouveau Roman, eux aussi affranchis de l’intrigue traditionnelle et tendant un miroir ironique à la fabrication de l’œuvre d’art. Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que j’ai lu son théâtre, des pièces dramatiques écrites à l’origine pour la télévision. L’idée d’en faire un livre ? Elle m’est venue d’un coup, pour répondre de manière un peu provocatrice, à l’invitation qui m’était faite, à l’initiative de la Fondation Pittard de l’Andelyn, de rédiger une monographie sur un auteur genevois dans la collection « Ecrivains » des éditions Zoé. Il m’est apparu ensuite qu’il ne fallait pas séparer l’écrivain du cinéaste.
— Pourquoi Soutter, un homme qui a été « éduqué par le livre », s’est-il tourné vers le cinéma ?
— Parce ce que sa carrière de chansonnier n’a pas décollé autant qu’il l’aurait voulu, et que le hasard s’en est mêlé ! Malgré des engagements dans des cabarets à Genève et à Paris, Soutter n’en vivait pas et cherchait du travail. Or il en a trouvé à la Télévision Suisse Romande en 1961, grâce à Alain Tanner notamment. Un travail de pigiste : il commence par rédiger des textes et bientôt des scripts entiers, pour Jean-Jacques Lagrange et Claude Goretta surtout. Mais il se retrouve alors sur des plateaux de tournage, c’est là qu’il apprend le métier et y prend goût. La TSR lui confie la réalisation de reportages et de documentaires et elle le soutiendra pour ses propres films. Il faut aussi mentionner la charnière que constitue la mise en scène télévisuelle de textes de théâtre : pendant une dizaine d’années, Soutter filme pour la TSR des pièces de O’Neill, Pinter, Vitrac, Brecht ! Et quelques-unes des siennes, ce qu’on appelait des « dramatiques ».
— Qu’est-ce que le cinéma apporte ou ajoute à une démarche purement littéraire ?
— La question revient, je crois, à demander ce que le théâtre ou la chanson ajoutent à la seule lecture des textes. Rappelons que Soutter avait déjà choisi de mettre ses poèmes en musique et de les chanter. De même, il est très sensible à la musique de la parole, à son rythme et à sa mélodie, dans la bouche des comédiens et plus largement de tous ceux qu’il filme. C’est pourquoi, dans ses fictions comme dans ses documentaires, il opte si souvent pour des plans frontaux et fixes, qui donnent à voir et à entendre la parole comme un acte à part entière plutôt que comme un simple moyen de communication au service de l’action. Je montre dans le livre la théâtralité de ces scènes. Pourquoi alors le cinéma plutôt que le théâtre ? L’un n’empêche pas l’autre et Soutter a saisi, à ma connaissance, toutes les offres qui lui ont été faites de travailler comme metteur en scène, y compris à l’opéra. Le cinéma facilite en outre une alternance entre séquences verbales et séquences silencieuses, où Soutter aime par-dessus tout laisser parler la nature, de vastes paysages ou des arbres sous le vent par exemple.
— Le cinéma de Soutter – à l’instar du théâtre de Pinget ou de Sarraute, que vous avez analysé** – est en effet un cinéma de la parole. Mais vous dites qu’au dialogue, Soutter préfère et développe la conversation. Qu’entendez-vous par là ?
— Je pars d’un sentiment que partagent tous les spectateurs de Michel Soutter : la plupart du temps, les personnages semblent vagabonder dans leurs propos, sauter du coq à l’âne ; leurs échanges sont faits de bribes de discours sans continuité manifeste. Ces caractéristiques contrastent avec celles du dialogue classique, où tout concourt à faire avancer l’action vers son dénouement. Cette analyse me permet de rapprocher Soutter de Marivaux, l’un des premiers dramaturges qui se soit attaché, disait-il, à « saisir le langage des conversations, et la tournure des idées familières et variées qui y viennent. »
— Que reste-t-il, aujourd’hui, des films de Soutter ?
— Il ne semble pas en rester grand-chose dans la nouvelle génération, qui n’a pas plus guère l’occasion de les voir. On voit mal au demeurant qu’elle puisse apprécier en masse un cinéma qui se situe aux antipodes de ce qui se fait aujourd’hui. Mais c’est précisément cela qui reste aux yeux de tous ceux qui l’admirent : « une manière de faire », pour reprendre le titre du beau documentaire que Cédric Fluckiger a consacré à Michel Soutter en 2003. Manière de faire artisanale, engagée et poétique – « patte » unique dont témoignent tous ceux qui ont travaillé pour lui. L’engagement était d’ailleurs partagé par la Télévision Suisse Romande elle-même. J’en veux pour preuve le remarquable prologue que donne son directeur de l’époque, René Schenker, à la diffusion de Pâques à New York en 1979 : il apparaît à l’écran pour expliquer et défendre un film d’artiste qui va de toute évidence déconcerter plus d’un téléspectateur. Si l’on a toujours parlé de la « poésie » souttérienne, je tente de montrer qu’elle s’appuie largement sur une démarche d’ordre littéraire. Cette « manière de faire » paradoxale pourrait bien rester ce qui distingue le plus Michel Soutter dans l’histoire du cinéma.
* Éric Eigenmann, Poétique de Michel Soutter, cinéaste écrivain, essai, éditions Zoé, 2008.
** Éric Eigenmann, La parole empruntée : Sarraute, Pinget, Vinaver, essai, Paris, L’Arche, 1996.
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Premier roman, premier amour
Frida*, le premier roman de Mélanie Chappuis (née à Bonn en 1976, mais lausannoise d’adoption) a toutes les qualités et les défauts d’un premier livre. Les qualités, d’abord : une fraîcheur de ton, une naïveté, une liberté qui fait du bien dans la production souvent très « retenue » de la littérature romande. Ainsi empoigne-t-elle son sujet (l’amour trompé) de manière très directe, sans s’embarrasser de fioritures, dans un style à la fois sensible et personnel. Certes, les tourments qu’elle raconte, ceux d’une femme amoureuse qui attend, sans cesse, que l’amant marié quitte sa femme, ne brillent pas par leur originalité (Barbara Cartland n’est jamais loin !). Mais le ton, une fois encore, une sincérité à fleur de mots rend la lecteur de Frida tout à fait agréable.
Les défauts, maintenant : engluée dans les affres d’un quotidien qui l’obsède, l’héroïne de Mélanie Chappuis a de la peine à prendre de la hauteur, sinon de la distance. L’expérience qu’elle relate reste le plus souvent au premier degré. Et ce n’est pas le dédoublement des voix narratives (le récit principal est interrompu par des passages en italiques dans lesquels la narratrice s’interroge et s’adresse à elle-même) qui parvient à sauver le roman de sa dangereuse banalité.* Mélanie Chappuis, Frida, Editions Bernard Campiche, 2008.
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