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livres en fête - Page 83

  • Fragments du corps amoureux

    381741339.jpgJournaliste au long cours, bien connue des lectrices de Marie-Claire ou du Temps, Isabelle Guisan avait exploré, il y a dix ans, les méandres du chômage et la vie des Suisses du lointain. Dans un petit livre au titre épatant, Le tour du monde en quarante-quatre amants*, elle plonge aujourd’hui dans la fiction en retraçant le parcours sensuel de Laure, une femme libre qui lui ressemble, sans doute, comme une sœur.
    Avec beaucoup de finesse et de sensibilité, Isabelle Guisan tente d’approcher le mystère du corps. Le sien, d’abord. Le plus familier en même temps que le plus étranger. C’est le corps d’une fillette de trois ans qui recherche le regard de son père, et surtout le contact de son corps quand l’orage gronde, ou quand le sommeil ne vient pas. Ce corps surgi de la grotte maternelle, et qui doit se frayer un chemin dans la jungle du monde. Ce corps toujours en manque (de caresses, d’attention) que Laure, au fil des ans, a de plus en plus de peine à maîtriser.
     Le corps des autres, aussi. Empreint des mêmes manques et de la même violence. Comme ce jeune homme inconnu qui entraîne Laure dans les caves de son immeuble, l’assied sur ses genoux et s’apprête à commettre l’irréparable. Le corps entraperçu, à peine apprivoisé, des amants de passage. Le corps massif de Jérôme qui l’écrase dans le lit. Le corps de la belle Elena, drapée dans « une grandeur romanesque », qui se délite avec l’âge. Le corps cassé par la douleur qui l’oblige à ramper. Ou le corps qui exulte en plein midi, sur une plage déserte, sous le regard désiré/désirant d’un pêcheur d’éponges. Le désir fulgurant de Mourad, qui la couvre de cadeaux et de fleurs, puis lui transperce le ventre, dans sa chambre d’hôtel, avant de piller sa valise et de faire main basse sur son billet d’avion…
    Soigneusement ordonnés et numérotés, ces « souvenirs corporels » se feuillettent comme un album de photographies intimes. Chaque fragment énonce une impression ou un moment particulier de l’histoire de Laure. Aucune tricherie dans ces évocations ciselées avec précision et poésie : Isabelle Guisan traque la vérité de chaque geste, de chaque regard, de chaque caresse. Tantôt opaque et tantôt étranger, le corps de Laure voyage au gré de ses désirs, en quête d’un ailleurs qui se dérobe sans cesse. C’est ainsi que Laure sillonne le monde entier : de l’Irak au Maroc, en passant par l’Amérique et la Crète, Beyrouth et Bénarès, vivant à folle allure sa liberté de journaliste, en aventurière jamais rassasiée de nouvelles sensations.
    Dans la dernière partie du livre, Isabelle Guisan repousse avec force l’image de ces « femmes vieillissantes qui errent sans compagnon dans la vie moderne ». Mais elle sait que sa liberté a un prix. Elle rêve toujours de l’amour de « Michel ». Son corps se fond doucement dans la mer. Elle se dilue dans le son du ressac. Retrouvant, pour toujours, les douceurs de la grotte maternelle.
    * Le tour du corps en quarante-quatre amants par Isabelle Guisan, L’Aire, 2006.

  • Deux talents prometteurs

    332484118.jpgRetenez bien ces noms : Nadia Coquoz et Michaël Perruchoud. Si le second n’est pas un inconnu (il a publié plusieurs romans à l’Âge d’Homme et dirige les éditions Cousumouche), son dernier livre, La pute et l’insomniaque*, est à recommander à tous les amateurs de littérature forte et originale. Scandé par des chansons des années 80 (Capdevielle, Bashung, Manset, etc.), ce roman déjanté nous entraîne dans les bars surchauffés où règnent les filles de l’Est, l’argent facile, l’humiliation quotidienne. Comme son titre l’indique, c’est aussi le roman de la nuit, des errances sans fin, du sommeil qu’on repousse ou qui ne vient jamais. Le roman des rêves éveillés. Écrit dans une langue à la fois souple et musclée, La pute et l’insomniaque révèle un univers personnel, frénétique, bariolé, qui s’élargit de livre en livre. Nul doute que Michaël Perruchoud (né en 1974 à Genève) fasse partie des talents les plus prometteurs de notre littérature.
    Avec Nadia Coquoz (née en 1977 à Vevey), nous abordons d’autres rivages. Les démons du hasard** est un premier livre. Avec quelques faiblesses, peut-être,  mais surtout d’indéniables qualités d’écriture. Fragiles, authentiques, les personnages de Nadia Coquoz sont pétris d’incertitude. Ils mènent tous leur vie sur le fil du rasoir, se croisent sans se rencontrer ou se reconnaître, cherchent à vivre leurs rêves sans en avoir toujours le courage. Chacun en quête de sa propre liberté ; chacun explorant ses limites. La voix de Nadia Coquoz frappe d’abord par sa sincérité, mais aussi par sa lucidité. C’est une voix qui ne triche pas. Un talent à suivre.
     *La pute et l’insomniaque  de Michaël Perruchoud, roman, L’Âge d’Homme, 2008.
    **Les démons du hasard de Nadia Coquoz, roman, l’Âge d’Homme, 2008.

  • Les années Ernaux

    435850668.jpgÀ l’origine du dernier livre d’Annie Ernaux (née en 1942 en Normandie), Les années*, il y a des photos et des souvenirs. C’est-à-dire, comme toujours, le désir d’élucider un passé personnel et obscur afin d’en exprimer l’essentiel scandale. On se souvient de ses extraordinaires livres précédents (Une femme, La Place, La honte, La femme gelée, Une passion) : chacun cherchait une vérité au fil du rasoir, sans masque ni concession. Comme si la vie de l’auteur, à chaque fois, en dépendait. Ce qui explique, sans doute, la réussite et le succès de cette écriture à fleur de peau et de plaie.
    Dans Les années, pourtant, Annie Ernaux tente autre chose. Il ne s’agit plus de remuer le couteau dans sa propre chair, afin de sonder la vie de ses parents, la folie d’une passion amoureuse ou encore la maladie de sa mère. Non. Ici, l’auteur revisite, à sa façon, toutes les années d’après-guerre, en s’aidant de photographies et de souvenirs personnels, mais aussi en interrogeant l’Histoire qui, toujours, nous aveugle et nous porte. « Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. »
    Loin d’être neutre et ennuyeuse, cette plongée dans l’histoire commune du XXe est passionnante. Annie Ernaux, au prix d’un travail impressionnant de documentation et de remémoration, restitue avec saveur les idées et les modes, les manies et les travers d’une époque qui n’est pas si lointaine. Son récit, qui ressemble à une enquête sociologique, souligne les fractures sociales, les ruptures idéologiques : en un mot, la folie de l’Histoire. Pourquoi, par exemple, dans les années 70, la profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances. Et pourquoi, à cette époque, les professeurs utilisaient le Lagarde et Michard de leur jeunesse, comme leurs propres professeurs l’avaient fait avant eux. Pourquoi on interdisait le film de Rivette, La Religieuse, comme les ouvrages érotiques ou certaines émissions de télévision…
    Au fil des pages, s’affirme aussi une vocation d’écrivain. Celle qui est prise dans le flux et le reflux de l’Histoire (celle des hommes et la sienne propre) se raconte d’abord à la troisième personne, avant de trouver le je qui fera la singularité absolue de son écriture. «  Ce qu’elle prend pour de vraies pensées lui vient quand elle est seule ou en promenant l’enfant. Les vraies pensées ne sont pas pour elle des réflexions sur les façons de parler ou de s’habiller des gens, la hauteur des trottoirs pour la poussette, l’interdiction des Paravents de Jean Genet et la guerre du Vietnam, mais des questions sur elle-même, l’être et l’avoir, l’existence. C’est l’approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d’écrire — elle n’a même plus celui de lire —, serait la matière de son livre. »
    On l’aura compris : Annie Ernaux invente dans ce livre un nouveau type d’écriture : ni essai, ni confession, ni roman traditionnel. Il s’agirait plutôt d’une autobiographie collective, une écriture qui raconte à la fois l’histoire de tous et l’itinéraire de chacun. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes : plus elle s’attache aux grands mouvements de l’Histoire (nécessairement impersonnelle), plus Annie Ernaux touche l’intime en chacun d’entre nous. C’est le grand tour de force des Années.
    Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008.