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all that jazz - Page 48

  • Je n'ai rien oublié

    images.jpegQue serait le cinéma sans la littérature ? Rien, sans doute. Puisque les plus grands cinéastes ont adapté, transformé, pillé les grandes œuvres littéraires. Parfois le résultat est pitoyable (Tous les soleils, roman de Philippe Claudel adapté et réalisé au cinéma par l'auteur) ; parfois, au contraire, remarquable, comme si le cinéma donnait un second souffle au livre qui l'a inspiré.

    Dernier exemple en date : Je n'ai rien oublié*. C'était déjà un très bon roman de Martin Suter, notre storyteller suisse à succès. C'est désormais un très bon film, tout en clair-obscur, en recoins secrets, en regards croisés. Un film à mots couverts. Très bien réalisé d'abord, par Bruno Chiche, sans effet inutile, sans image de synthèse (c'est reposant), sans tape-à-l'œil, dans le respect éclairant et éclairé du roman de Suter (qui a participié au scénario). Magnifiquement interprété, ensuite, par un quatuor d'acteurs au mieux de leur forme. Françoise Fabian, en douairière hautaine, manipulatrice, mystérieuse, trouve ici l'un de ses meilleurs rôles. Niels Arestrup, un cran en-dessous de son rôle de caïd corse dans Un prophète, est parfait aussi en alcoolique fuyant la réalité de ses souvenirs. La longiligne Alexandra Maria Lara, actrice d'origine roumaine, qu'on a déjà découverte dans La Chute d'Oliver Hirschbiegel et dans Eden à l'Ouest de Costa-Gavras, est époustouflante de vérité et d'émotion. images-1.jpegQuant à Gérard Depardieu, qui a trouvé désormais sa carrure naturelle, qui est celle d'un colosse aux pieds d'argile, il est tout simplement prodigieux, léger (mais oui!), fragile, malicieux, candide. Depuis la mort de son fils Guillaume, le géant français enchaîne les films comme on se jette à l'eau, comme s'il jouait à chaque fois sa vie en revêtant la peau d'un autre. Il y a là un mystère (ou peut-être aucun mystère) dont seul le cinéma peut nous donner la clé…

    Oui, c'est un bel hommage à la littérature — c'est-à-dire à la mémoire, à la ruse, aux manigances du langage — que nous propose Bruno Chiche, dans Je n'ai rien oublié, qui nous montre, en passant, qu'il n'y a pas de bon film sans bon scénario (c'est-à-dire sans bonne littérature) !

    *Dans les salles de Suisse romande actuellement.

     

  • Misère de l'Université

    baudelaire_par_courbet.1302456231.jpgGeorges Blin, précurseur de la « Nouvelle critique », a enseigné à Bâle, puis à la Sorbonne, puis au Collège de France. C'est dire son aura, et sa carrière remarquable. Il a écrit plusieurs livres essentiels, dont un Baudelaire, qui fait autorité, mais qui était devenu introuvable. Grâce aux bons soins de Robert Kopp, un autre Bâlois, ce monument de la critique baudelairienne reparaît, enrichi des résumés de ses cours en Sorbonne.

    Autre temps, autres ambitions !

    Pour le plaisir, je cite ici les propos de Robert Kopp, qui mesure l'écart intellectuel entre l'époque où Blin était un des fleurons de l'Université de Bâle, et aujourd'hui, où les études littéraires ont été bannies de cette même Université…

    « Blin est resté à Bâle jusqu’en 1959, année de son entrée à la Sorbonne. Les études romantiques ont continué à illustrer la chaire de Bâle jusqu’à sa suppression. La republication du Baudelaire est aussi un hommage rendu à l’histoire de cette institution, saccagée désormais par des gestionnaires ignorants qui veulent tout noyer dans d’insipides « Cultural Studies » et oublient qu’une Faculté des Lettres vit d’abord grâce à des personnalités de premier plan et non pas grâce à des prétendus centres d’excellence ou des laboratoires. On confond tout en transposant dans le domaine des sciences humaines les schémas valables en sciences exactes. Georges Blin n’est pas un grand scientifique, mais un grand penseur et un grand écrivain. »

    Georges Blin, Baudelaire, suivi de Résumés de cours au Collège de France 1965-1977, Gallimard, coll. « Cahiers de la NRF », 258 pages, 26 €

  • Chessex, encore

    images.jpegJe viens de recevoir, par la poste, le dernier livre de Jacques Chessex, L'Interrogatoire*. Avec, sur la page de garde, une dédicace écrite au Pentel noir, d'une graphie souple et belle. En amitié. Jacques C.

    Impossible ! me direz-vous. Chessex est mort le 9 octobre 2009, à Yverdon, après avoir été pris à partie, publiquement, par un médecin vaudois, qui a courageusement pris la fuite. Et qui, à l'heure actuelle, ne doit pas être très fier de lui.

    Mort, Chessex?

    Oui et non. Les écrivains ne meurent jamais tout à fait. Jamais complètement. La preuve? Sort de presse, ces jours-ci, le dernier livre de Chessex, issu des notes que l'écrivain avait rassemblées dans les semaines précédant le drame d'Yverdon. L'Interrogatoire.

    Ce n'est pas un roman, ni un essai, ni un conte philosophique. Mais une longue confession, à la manière de Rousseau, que JC admirait comme un maître. Chessex est mis à la question. Remis en question(s). Interrogé par une voix anonyme qu'on suppose venir de très haut. Et qui le connaît bien. Une voix qui gratte, qui rôde, qui fouine dans la vie du grand écrivain. Une voix qui ne s'en laisse pas conter. Opiniâtre, forte, impitoyable. Et Chessex se livre entièrement à cette confession. Non pour alléger sa conscience. Mais pour creuser encore cette conscience de soi, cette présence au monde et à autrui qu'il a essayé de fouiller dans tous ses livres, même les moins autobiographiques.

    Examen de conscience, diront les protestants, qui s'y connaissent pour sonder leurs abîmes ou tourmenter leur âme.

    Besoin de lumière. Exigence de clarté. Sur sa vie. Ses amours. Ses amitiés. Ses admirations. Ses livres.

    Un livre qui se lit d'une traite. Parce qu'il vous est adressé. A vous. A moi.

    Par-delà la mort et les péripéties de l'existence.

    Un écrivain ne meurt jamais tout à fait. Sa voix s'entend encore longtemps après que son visage nous a quitté.

    * Jacques Chessex, L'Interrogatoire, Grasset, 2011.