Qu’en est-il, aujourd’hui, des amours de la carpe et du lézard ? De l’hirondelle et du castor ? Du hérisson et de la pie ?
Autant de couples improbables, appartenant à des espèces trop différentes. Pourtant, ils se rencontrent. Et on peut même imaginer qu’ils s’apprécient, sinon qu’ils s’aiment. Mais, comme ils ne peuvent se reproduire ensemble, ils sont condamnés à se chérir de loin.
Et qu’en est-il, aujourd’hui, des hommes et des femmes ? Ne voit-on pas, autour de nous, des couples aussi improbables que celui de la carpe et du lézard, condamnés, chacun, à sortir de son élément pour aller à la rencontre de l’autre ? Y a-t-il beaucoup de couples aussi bien assortis que Brad Pitt et Angelina Jolie, par exemple, ou Victoria et David Beckham — si l’on met de côté des couples aussi mythiques que les Kopp, les Clinton et les Calmy-Rey ?
Le couple, cet étrange alliage entre les sexes parfois opposés, parfois complices, forme la matière du dernier roman de Yasmina Reza. Son titre énigmatique, Heureux les heureux*, fait référence à un poème de Jorge Luis Borgès : « Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour. » Et là, Yasmina Reza n’y va pas de main morte ! On connaît Art, la pièce de théâtre qui l’a rendue célèbre en 1994.
Et l’on a encore en mémoire le dernier film de Roman Polanski, Carnage, dont Reza a écrit les dialogues et le scénario. Ici, elle passe au scanner une dizaine de couples, plus ou moins improbables, issus quelquefois du hasard, basés sur l’intérêt financier, et plus souvent l’hypocrisie, le mensonge ou la lâcheté.
Composé d’une vingtaine de monologues (chaque personnage parle en son nom), qui se croisent, se télescopent, se contredisent parfois, le roman avance par cercles concentriques. Et le centre, c’est le couple. Et ses diverses composantes : l’amour, le sexe, la tendresse, les disputes, les rêves, la jalousie, etc.
D’une écriture nerveuse, qui colle à notre époque hystérique, Yasmina Reza brosse une fresque épatante de drôlerie et de cruauté où chacun trouvera à méditer. Depuis la vieille tante insortable (car elle dit à haute voix tout ce qui lui passe par la tête, autrement dit la vérité) à l’adolescent qui se prend pour Céline Dion (au point de parler à ses parents avec l’accent canadien), depuis l’oncologue gay qui rêve de tendres sévices, au joueur de bridge invétéré qui bouffe son roi de trèfle à cause de sa femme qui a mal donné. Reza a le génie de l’observation. C’est enlevé, papillonnant et plus profond qu’il n’y paraît. Elle met le doigt où ça fait mal. Et ça nous fait du bien.
Si le couple fusionnel est un leurre, il reste le couple au quotidien. Un long travail d’approche, d’écoute et de partage. Et rien n’empêche de concevoir les amours mystérieuses de la carpe et du lézard.
Il faut imaginer un couple heureux.
* Yasmina Reza, Heureux les heureux, roman, Flammarion, 2013.


Avec Roland Jaccard, c’est agréable, on ne perd pas son temps. D’emblée, il annonce la couleur. « Il m’est pénible de l’avouer, mais je suis un pauvre type. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir toujours été. » Faute avouée est à moitié pardonnée, dit-on. Mais on connaît le zèbre. Cet aveu de faiblesse, comme souvent, est la première pièce d’un procès que l’auteur, livre après livre, s’intente à lui-même, suivant l’exemple de son frère de macération Henri Frédéric Amiel. Autocritique, cynisme, autodénigrement : ce sont les armes qu’utilise Jaccard avec, il faut le dire, non seulement une grande intelligence, qui confine parfois à la rouerie, mais aussi un style et une attitude (on n’osera pas parler d’éthique) : la suprême élégance des désespérés.
Son dernier livre, Ma vie et autres trahisons*, n’est pas un roman, ni un essai, ni une confession, mais les trois à la fois. Jaccard n’est jamais aussi passionnant que lorsqu’il mêle les genres, sans avoir l’air d’y toucher.
Il n’y a pas de nostalgie de ces évocations d’un passé plus ou moins révolu, mais au contraire la tentative de saisir la grâce d’un moment d’abandon où les amants, délivrés de leur moi (c’est-à-dire de toute volonté de puissance) jouissent librement l’un de l’autre.
Des confessions ? Chaque ouvrage de Jaccard en est une à sa manière, qu’il s’agisse d’ouvrages « sérieux », comme La Tentation nihiliste ou L’Exil intérieur, ou de livres plus « légers », comme Des femmes disparaissent (mais Jaccard abolit ces distinctions factices entre les genres). Ma vie et autres trahisons n’échappe pas à cette règle. L’auteur se livre, avec humour et détachement, à une mise à nu — presque une exhibition — de ses fantasmes et de ses émotions. On pense ici à Amiel, le maître incontesté du journal intime (16'000 pages, quand même, pour dire le vide de sa vie genevoise), et surtout à Benjamin Constant, dont Jaccard est un fervent admirateur.
L’auteur ne raconte pas sa vie (pitié !). Il la découpe au scalpel, il retourne le couteau dans la plaie, il jette du sel sur ses blessures.