Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ecrivain de la comédie romande - Page 39

  • Enseignement numérique: captif dans le meilleur des mondes

    Unknown-1.jpegOPINION. En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché, estime l’écrivain Jean-Michel Olivier

    L’univers numérique ressemble au monde enchanté d’Alice: tout y est coloré, ludique, musical, plein de joyeuses surprises: un lapin blanc en redingote vous invite dans son terrier, un jeu de cartes s’anime sous vos yeux, un lièvre de mars raconte des histoires drôles, etc. Dans ce monde enchanté, les merveilles sont partout; l’émerveillement est constant.

    Le monde numérique est à l’image de la fantasmagorie de Lewis Carroll.

    En plus, tout y est gratuit.

    Quelle aubaine!

    Bien sûr, c’est une supercherie. Comme on ne rase pas gratis, les outils numériques (ordinateurs, tablettes, portables, logiciels) coûtent cher, parfois même très cher. D’ailleurs, leur prix ne cesse d’augmenter, comme les abonnements de téléphonie et de wi-fi, indispensables pour les utiliser. Ainsi, équiper les écoles en matériel numérique coûtera de plus en plus cher et les rendra captives du bon vouloir de sociétés comme Swisscom, Salt ou Free, auxquelles on ne peut échapper. En outre, l’obsolescence de ces appareils est déjà programmée, ce qui induit l’achat de nouveaux appareils, qui coûteront plus cher que les précédents et seront remplacés, en temps voulu, par d’autres modèles encore plus chers…

    Il ne s’agit plus de former, mais d’informer

    En «axant l’école sur le numérique», la cheffe du Département de l’instruction publique (DIP), Anne Emery-Torracinta, fait de l’école genevoise une esclave du marché: c’est le désir de toutes les compagnies qui poussent les établissements scolaires à faire ce pas, qui ne sera jamais gratuit. On parle peu de cet aspect purement marchand. Et pourtant: il est au centre du deal.

    Pour travailler, un écrivain a besoin d’une feuille de papier et d’une bonne plume (ou d’un crayon). Quand la plume est à sec, on achète une cartouche d’encre. Quand le crayon est fatigué, on taille sa mine. Le tout pour une dizaine de francs, TVA comprise. C’est le prix de sa liberté. Avec ce matériel ultra-performant, l’écrivain peut écrire ce qu’il veut, où il veut et quand il veut. Il ne dépend de personne.

    Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place

    images-1.jpegDésormais, pour écrire, l’écolier aura besoin d’une tablette (Samsung ou Apple, à partir de 300 francs) et il sera à la merci d’une panne de batterie ou d’électricité (comme on sait, les batteries au lithium ne sont pas sans danger pour l’environnement). Il utilisera un logiciel payant (150 francs environ), qui corrigera automatiquement ses fautes de grammaire et d’orthographe. Ensuite, il imprimera son texte sur une imprimante HP (200 francs) programmée pour devenir obsolète dans cinq ans et qui a besoin, à intervalles réguliers, de nouvelles cartouches d’encre, qui ne sont pas données (entre 30 et 50 francs).

    Tel est le prix de sa servitude.

    Avec l’informatique, le (ou la) prof qui dispensait autrefois les savoirs classiques n’a plus sa place. Le (ou la) prof est désormais «un médiateur», un «animateur», comme on en trouve dans les camps de vacances (d’ailleurs, l’école numérique est un immense terrain de jeu où le plaisir est roi). Il ne s’agit plus de former les élèves à maîtriser les connaissances de base (lire, écrire, compter), mais de les informer, en allant surfer sur Google Maps ou sur Wikipédia (j’en reste, volontairement, aux sites les plus avouables, car les élèves, secret de Polichinelle, fréquentent plutôt d’autres lieux!).

    Le marché est entré dans l’école

    Unknown-2.jpegIl y a belle lurette que le maître (la maîtresse) n’est plus au centre de la classe, et que l’enfant roi fait la loi. A Genève, la descente aux enfers a commencé avec Martine Brunschwig Graf, et s’est poursuivie avec Charles Beer. Le marché est entré dans l’école avec ses règles et ses prix, imposant, peu à peu, la tyrannie des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sur tous les utilisateurs d’ordinateurs: l’information sélectionnée, la pensée binaire, le formatage de la réflexion, le harcèlement numérique, etc.

    Certains esprits naïfs pensent que le numérique favorisera l’égalité des chances entre les élèves, et que l’école, ainsi, ne discriminera plus personne. Là encore, c’est un mensonge. En abandonnant la lecture de livres trop longs ou difficiles (on les a remplacés par des articles de journaux, plus faciles à comprendre), on limite l’aptitude à lire et à comprendre un texte complexe. En multipliant les activités ludiques, on fait croire à l’élève que tout lui est donné, et accessible, gratuitement et sans effort. Par l’éparpillement des connaissances informatiques, on n’aide pas l’élève à construire un savoir structuré et solide.

    En remplaçant l’écrit par l’écran, l’école ne substitue pas une tyrannie à une autre, car les livres ne sont jamais tyranniques: elle se livre corps et âme aux exigences du marché. Sans parler des dégâts médicaux (problèmes de vue, mal de dos, etc.) que provoque cette merveilleuse révolution numérique.

    «A quoi bon un livre sans images ni dialogues?» demandait Alice.

    La réponse est simple: à développer l’imagination, à pleurer et à rire, à vivre mille vies différentes de la sienne.

    Autrement dit: à devenir soi-même et à comprendre le monde.

  • Sur les traces de la femme invisible (Nathalie Piegay)

    Unknown-2.jpegDans La femme invisible*, Nathalie Piegay, professeur de littérature française à UNIGE, réussit un pari impossible : rendre vivante et visible une femme restée dans l'ombre de son amant (Louis Andrieux, homme politique français, ami de Georges Clémenceau) et de son fils unique, Louis Aragon. On connaît l'imbroglio familial : le poète est élevé par sa mère Marguerite (qu'on fait passer pour sa grande sœur) et sa grand-mère (qu'on fait passer pour sa mère). Vous suivez ?

    À vingt ans, Aragon découvrira la vérité. Il restera attaché à sa mère toute sa vie et vouera une inimité tenace à ce père célèbre et brillant qui les a entretenus, mais aussi soigneusement tenus à distance de sa vie officielle. Nathalie Piegay dénoue parfaitement cet imbroglio —, qui a tout de même produit l'un des plus grands écrivains français du XXème siècle !

    Unknown-1.jpegLa vie de Louis Andrieux, le père donc, est connue et largement étudiée (voir ici). Mais on savait peu de choses sur Marguerite qui a élevé et aimé cet enfant naturel. Nathalie Piegay mène l'enquête. Elle se rend sur les lieux où Marguerite a vécu. Elle découvre que cette femme, jusqu'ici invisible, a exercé plusieurs métiers et qu'elle a écrit des romans, vendus comme suppléments à certains magazines féminins. Une abondance de romans, même.

    Quelle influence cette mère écrivaine (et traductrice) a-t-elle eue sur son fils ? Impossible à dire, bien sûr.

    Mais le feu de l'écriture passe par là…

    Au fil des pages, le mystère Marguerite se dévoile. Mais la part d'ombre reste intense, car les documents, textes, traces de cette vie discrète font défaut. Nathalie Piegay se livre elle-même beaucoup dans le portrait de cette femme « invisible », avec une ferveur teintée de féminisme. Ce qui rend le livre (est-ce un roman ? un récit ? un essai ?) à la fois attachant et passionnant à lire.

    La Femme invisible fait partie du dernier trio de prétendants au Prix Renaudot essai. Je lui souhaite bonne chance !

    * Nathalie Piegay, La Femme invisible, éditions du Rocher, 2018.

  • Deux familles, les siennes, sous l'œil de l'écrivain

    par Daniel Fattore

    38804441_1863908013666963_2534191868992815104_n.jpgJean-Michel Olivier – L'œil défaillant, l'objectif menteur. La photo, vérité travestie ou aléatoire. Le regard troublé, ou non. C'est un roman visuel à l'extrême que Jean-Michel Olivier propose avec "L'Enfant secret". Roman? L'écrivain suisse le présente comme un récit, indiquant qu'il y a quelque chose de sa propre histoire familiale dans la destinée de deux familles que tout sépare et que tout va réunir: celle fondée par Julien et Emilie, et celle d'Antonio Campofaggi, dit Campo.

    Tout sépare ces deux familles, en effet, et c'est un bon point de départ pour deux récits parallèles des plus contrastés. Julien et Emilie, c'est le couple vaudois villageois typique du début du vingtième siècle, empreint de culture protestante, avec un Julien qui a accidentellement perdu la vue dans son enfance et une Emilie à la patte folle. Si l'auteur n'oublie jamais Emilie, c'est sur le handicap de Julien que l'auteur concentre son regard, dessinant page après page son univers fantomatique, ainsi que sa manière de se débrouiller avec une vue délabrée. Chacun semble trouver sa place dans ce récit familial, sans révolte (à l'usine d'allumettes ou au restaurant, il faut trimer, c'est comme ça), dans le cadre d'un pays calme et épargné par la guerre, la Suisse, qui n'en a pas moins ses zones d'ombre et ses raideurs. En pensant à Emilie, en particulier, il est permis de se souvenir des 3 K helvétiques bien conservateurs: "Kinder, Kirche, Küche". Concernant Julien, c'est plutôt chœur local, errances et vin blanc. 
     
    Dans l'autre camp, la famille Campofaggi est urbaine, et devient nolens volens un élément du système: c'est dans l'Italie fasciste que Campo, le photographe professionnel, trouve de quoi vivre. L'art du photographe est celui du mensonge, découvre-t-on au fil des pages: photos retouchées, poses étudiées, souci permanent d'une propagande affinée. Campo contribue ainsi à la création de l'image "historique" de Benito Mussolini, conforme à une idéologie qui prône la force et les valeurs viriles. Y croit-il vraiment? L'auteur ne manque pas de décrire quelques scènes grotesques telles que le duel à l'épée entre le Duce et Campo, ou le moment où, prononçant un discours, Benito Mussolini se trouve piégé par une pluie diluvienne qui fait fuir ses auditeurs. Mais ce qu'on reprochera au photographe, c'est de n'avoir pas dénoncé ce qu'il y a derrière les photographies léchées, d'avoir été au plus près du pouvoir et de n'avoir rien dit. Ironie de l'histoire: autrichien au terme de la Première guerre mondiale, donc dans le camp des vaincus, il se retrouve à nouveau vaincu au terme de la Seconde guerre mondiale, comme Italien.
     
    51GFcArJYrL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgLes apparences séparent ces deux familles, on l'a compris. Pourtant, l'auteur s'ingénie à les rapprocher, avec le coup de pouce de l'histoire. Le trait d'union? C'est un appareil photo... L'auteur relate en effet un élément incroyable: il met entre les mains du quasi-aveugle Julien un appareil photo Rollei, avec lequel il va s'ingénier à tout canarder. A l'art léché, travaillé, mensonger aussi, de Campo, répond ainsi le jeu spontané, brut et mal cadré, amusant pour dire le tout, de Julien. Qui est le plus proche du vrai? Peut-être pas Campo, quoique: il garde quelques photos authentiques dans une caissette bien fermée. Et peut-être pas davantage Julien, qui finira par recouvrer la vue et découvrir que ses photos n'étaient pas du tout ce qu'il pensait qu'elles seraient. Cette redécouverte du sens de la vue fait du reste penser à "La Symphonie pastorale" d'André Gide, l'issue tragique en moins: "C'est donc à ça que tu ressembles! Avoue que tu espérais mieux!", rigole Julien, se voyant, hilare, face au miroir pour la première fois.
     
    Et au fil des péripéties et de l'histoire, comme on s'y attend, les deux familles trouvent le moyen de se trouver, dans le contexte dévasté de l'après-guerre. Un contexte de folie, ce que suggère le cadre d'un asile psychiatrique/maison de repos où l'on rencontre quelques personnalités: Edda, une des filles de Mussolini, mais aussi, à peine déguisé, Jack Rollan – qui a d'ailleurs appris, un peu, le métier de photographe avant de devenir connu pour son "Bonjour!". C'est là aussi qu'un garçon vaudois caractériel fan de football (comme l'auteur) va rencontrer une belle Italienne... l'affaire est faite, une génération nouvelle peut naître.
     
    Les sens sont trompeurs, en particulier la vue, semble dire l'écrivain. Cela, d'autant plus si ceux-ci sont dotés d'une béquille, en l'occurrence celle de l'appareil photo qui rapporte ce qu'il veut ou dont on peut faire mentir les produits à volonté. Au temps à venir de l'humain augmenté, au temps aussi de la photo banalisée par le numérique, voilà qui devrait faire réfléchir! enfant secret,fattore,récit,mussolini,photographie,italie,suisseEt si le regard de l'écrivain était, in fine, le plus aigu de ce roman? C'est lui qui, au fil de phrases simples segmentées en paragraphes courts qui font figure de séquences, règle sans cesse la focale sur un récit ancien et précis, en rappelant, par les mots et structures répétés d'un bout à l'autre du livre, que la vie est un éternel recommencement. En somme, c'est son propre album de photos de famille qu'il feuillette, passionné et captivant, avec ses lecteurs. Après tout, cet "enfant secret" du titre, encore à naître, ange ou fantôme un peu omniscient en ce sens qu'il a l'œil partout et confère un sens au chaos de l'histoire familiale ou européenne, c'est peut-être bien lui.
     
    Jean-Michel Olivier, L'Enfant secret, Lausanne, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 2018/première édition 2004. 
    Jean-Michel Olivier, The Secret Child, traduit par Laurence Moscato, Skomlin, 2017.
    Ce récit a obtenu le prix Michel Dentan en 2004.