
Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ça sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.
D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.
Je parle ici de Jean-Louis Kuffer, journaliste et écrivain, mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse*, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du Papillon (2000), de Passions partagées (2004) et des Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005.
Kuffer est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz.
Il a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du monde, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible, dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».
Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.
Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa « bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), Kuffer remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.
Son journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse — images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage — qui trouvent leur unité dans l’écriture. Écrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?
Le 15 mai prochain, Jean-Louis Kuffer quittera son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après 40 années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment. Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.
* Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse, Olivier Morattel éditeur, 2012.
De tout temps, il y a eu des lecteurs prodigieux. Le plus souvent, il venaient du monde l'Université : Thibaudet, J'ean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Michel Butor et tant d'autres. Aujourd'hui, comme on sait, l'Université n'existe plus. Mais les grands lecteurs persistent et signent. Ce sont des journalistes et/ ou des écrivains, comme Jean-Louis Kuffer ou Philippe Sollers. Parfois des éditeurs, comme Charles Dantzig (à droite sur la photo, posant devant l'Olympia de Manet). Ou de simples amateurs.
Jean-Louis Kuffer, critique, écrivain, ancien journaliste de 24Heures, dont le blog (
Venons-en, maintenant, au troisième cas exemplaire. Un lecteur prodigieux (par son érudition), agaçant (par ses partis-pris), à la fois empathique et critique : Charles Dantzig (né à Tarbes, en 1961). Il n'en est pas à son coup d'essai, puisqu'on lui doit, déjà, un formidable Dictionnaire égoïste de la littérature française (Le Livre de Poche), ainsi que divers opuscules tels que Pourquoi lire ? (Le Livre de Poche) et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Le LIvre de Poche). Cette année, il publie À propos des chefs-d'œuvre*, une réflexion à la fois personnelle et universelle sur ce qui fait la paricularité des grandes œuvres d'art (Dantzig élargit sa réflexion à la peinture, à la danse, à la musique).
Il n'aime pas Céline, ironise sur la grandiloquence du style de Marguerite Duras, sur l'ennui des films de Benoît Jacquot, tandis qu'il célèbre Proust ou Genet, Valéry et Cocteau, et certains livres du regretté Hervé Guibert. Dans son panthéon figurent quelques curiosités, tels Sur le retour de Rutilius Namatianus (texte latin datant de 420), La brise au clair de lune, de Ming Jiao Zhong Ren (Chine, fin du XIVe siècle), ou encore les œuvres posthumes de Desportes (1611). Mais aussi Mario Paz, Henri Heine, Gore Vidal, Jules Laforgue.
Il faut relire, aujourd’hui, le beau portrait que Jean-Louis Kuffer a fait, en 1986, de Vladimir Dimitrijevic dans Personne déplacée*, car il n’a pas pris une ride.