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livres en fête - Page 6

  • Fantaisie poétique (Arthur Billerey)

    ArthurBillery.jpgÀ l'aube des mouches* : sous ce titre énigmatique, Arthur Billerey (né en 1991) nous propose un livre de poésie inscrit à la fois dans une tradition classique (plusieurs poèmes sont inspirés d'Aragon, de Guillaume Apollinaire et de Jean-Pierre Schlunegger) et dans une veine tout à fait personnelle. Cela donne un recueil un peu disparate, mais riche en promesses et en découvertes…

    Arthur Billerey, qui travaille aux éditions de l'Aire avec Michel Moret, dirige la collection Métaphores. qui a publié Vahé Godel et Pierre-Alain Tâche. Il baigne depuis toujours dans la poésie. Une poésie baroque et imaginative qui semble aux antipodes, heureusement, d'une certaine poésie minimaliste romande qui se complait dans la contemplation du rien ou la recherche désespérée de « la rose bleue » (Dürrenmatt). Jugez plutôt :

    ton sang des rues/ tessons de bouteilles perdues/ sous la chanson d'une fontaine /qui coule de source et qui me cloue/ auprès de laquelle j'ai une soif de loup/ c'est fou comme les villes martèlent/ ah moutons tondus des migraines

    Jouant avec les mots (penser/poncer/pincer/passer…), l'auteur laisse courir sa fantaisie, qui semble inépuisable. Unknown-1.jpegQuelquefois, par facilité, cela tombe un peu à plat. Le plus souvent, cette fantaisie nous entraîne sur des sentiers sauvages et passionnants. Il y a là une richesse et une vivacité qui nous ramènent aux sources de la poésie : le rythme, la musique, la chair des mots, dans une liberté absolue.

     la vie est comme je la fais/ levant les yeux pas à pas/ je cherche je chercherai/ même face au vent froid/ et déchaussé de chaleur/ à marcher à marcher/ à tout perdre de vue/ montagne unité perdue

    On marche, on respire, on longe des mers et des abîmes, on tombe, on se relève (« la chute est toujours devant soi ») : il y a une expérience de vie — riche et singulière — dans ce livre qui parle davantage de l'aube que des mouches ! Un livre dense et léger, qui accueille le monde et lui rend grâce, comme les romans de Corinne Desarzens (qui signe la préface), avec étonnement et générosité.

    * Arthur Billerey, À l'aube des mouches, éditions de l'Aire, 2019. 

  • Ma mère, ma haine, mon amour (Clémentine Autain)

    Unknown-3.jpegLa haine est mauvaise conseillère : elle aveugle et rend sourd à la recherche de la vérité, ou, tout au moins, d'une vérité qui éclairerait ou bouleverserait l'écriture. C'est ce que que l'on se dit en lisant les premières pages du récit autobiographique de Clémentine Autain, Dites-lui que je l'aime*. On se dit également qu'il s'agit d'un nouveau règlement de comptes (un genre en vogue ces temps-ci) entre une mère disparue et sa fille pleine d'amertume et de ressentiment. 

    Il faut dire que la fille en question n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit de Clémentine Autain, militante féministe, politicienne engagée aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, qui s'est illustrée aussi par quelques déclarations tapageuses et clivantes sur les attentats terroristes en France. Dans son livre, Clémentine Autain montre un autre visage, plus authentique, plus touchant aussi (elle à qui l'on reproche d'être toujours glaçante!) : celui d'une fille abandonnée par une mère artiste qui préférait sa carrière professionnelle à sa vie familiale…

    Comme on sait, Clémentine Autain est la fille du chanteur Yvan Dautain (à droite sur la photo) et de la comédienne Dominique Laffin, morte à 33 ans, dans des circonstances étranges (on la retrouva inanimée dans son bain : suicide ? crise cardiaque ?). Unknown-1.jpegSon père l'a recueillie, enfant, alors que sa mère, étoile filante du cinéma français, enchaînait les rôles et négligeait sa fille au point d'oublier d'aller la chercher à l'école. Cette hérédité lourde à porter, on la sent à chaque page de Dites-lui que je l'aime qui, de règlement de compte familial, se transforme, au fil du récit, en déclaration d'amour.

    Car le livre, bien vite, prend la forme d'une manière d'exorcisme : comme si l'auteur devait tuer sa mère encore une fois avant de pouvoir lui parler, et comprendre qui elle fut (Clémentine avait douze ans quand sa mère est morte). Cette enfance chahutée par de nombreux déménagements, les innombrables amants de sa mère, son image idéale auprès des réalisateurs de cinéma (Claude Miller, Jacques Doillon, entre autres) et son incapacité à occuper sa place dans la « vraie vie »: tout cela crée un mur, infranchissable, entre la mère et la fille.

    Il faut du temps, et beaucoup de mots pour l'escalader — ou peut-être seulement le contourner (l'enfance est le plus grand malentendu). 

    images-3.jpegDominique Laffin était une comédienne qui a fasciné les réalisateurs français : elle avait cette lumière, cette fraîcheur, cette ingénuité que le cinéma recherche. Pendant dix ans, elle a enchaîné les premiers rôles, elle qui n'avait jamais fait d'école de théâtre (elle était baby-sitter chez Miou-Miou et Julien Clerc). Puis, les contrats sont devenus plus rares, elle a commencé à frôler les ténèbres (comme disait Duras, l'alcool a joué dans sa vie le rôle de Dieu) et entamé une descente aux enfers que personne n'a pu arrêter…

    images-2.jpegTout cela, Clémentine Autain résiste à le savoir. La première partie de son livre insiste plutôt sur les raisons qu'elle a de détester sa mère — et ses raisons sont nombreuses. Puis, les résistances tombent. Elle commence son enquête sur cette femme, sa mère, cette inconnue. Elle va interroger les hommes qui l'ont aimée. Elle découvre alors une autre femme que celle qu'elle croyait connaître. Une femme rayonnante. Une femme qui pleure aussi. Une féministe engagée qui participe, avec Delphine Seyrig et d'autres comédiennes, à plusieurs manifestations. En même temps que sa plume s'adoucit, elle trace peu à peu le portrait d'une mère qu'elle peut aimer. Qu'elle peut s'autoriser à aimer. 

    C'est la leçon de ce petit livre dense et attachant : la haine est un bouclier qui ne protège jamais de l'amour.

    * Clémentine Autain, Dites-lui que je l'aime, Grasset, 2019.

  • Joyce Carol Oates ou la liberté souveraine

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    J’ai vécu l’âge de glace du roman – et j’y ai survécu! À l’université régnait en maître le roman dit «nouveau», autrement dit: sa négation. « Plus de récit, non, jamais »: l’injonction de Maurice Blanchot semblait définitive: on n’avait plus le droit de raconter des histoires, ou alors, si on persistait dans l’erreur, il fallait que ces histoires soient subtilement déconstruites, pour ne pas dire illisibles. Le roman était mort: Alain Robbe-Grillet et ses joyeux comparses avaient cloué à jamais le cercueil.

    Quand on veut écrire, malgré tout, il faut se débarrasser des injonctions, surtout universitaires. Oublier le «nouveau roman», qui n’est qu’une époque de la littérature, et pas la plus émoustillante. C’est une tâche passionnante: on découvre alors tous les auteurs mis au rebut ou simplement oubliés par l’alma mater. Les auteurs mal famés comme l’odieux et génial Céline, le subtil Paul Morand, la vénéneuse Violette Leduc – et même Françoise Sagan, épinglée à jamais dans la catégorie des écrivains frivoles (mais quelle grâce!).

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    A l’université, la littérature romande n’a jamais eu qu’un strapontin. Elle représentait une littérature exotique, ataviquement attachée au terroir, sans visée universelle, prisonnière de ses tics et de ses tournures locales. Quel dommage! Pour l’écrivain en devenir, l’école buissonnière était obligatoire et passait par la découverte des livres de Chessex et de Chappaz, de Bouvier et de Corinna Bille, de Germain Clavien et de Pierre Girard, de Georges Haldas et de Jean Vuilleumier. Autant de voix uniques et singulières. Autant de territoires inconnus, à des années-lumière de la doxa, qui ouvraient, pour le lecteur avide, de nouveaux horizons, où l’air était plus frais et la vie plus sauvage. 

    Ces horizons illimités, je les ai connus en 1995 quand je fus invité par l’Université du Michigan, à Ann Arbor. J’étais chargé de donner un cours sur la littérature suisse: Rousseau, Ramuz, Chessex, Corinna Bille, Bouvier, auxquels on avait rattaché, par nécessité pédagogique, Monsieur de Voltaire, qui était au programme des examens! Autant dire que pour mes étudiants des grandes plaines j’enseignais une manière de chinois! Je profitai de mon séjour pour lire les écrivains qui attendaient depuis longtemps sur ma table de chevet. J’étais au Michigan, il me fallait lire aussi les écrivains du cru, les mieux à même de me faire découvrir le génie des lieux.

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    C’est ainsi que j’ai découvert Joyce Carol Oates, le plus grand écrivain américain vivant. J’ai commencé par Solstice, le récit d’une amitié insolite entre deux femmes qui s’attirent et s’affrontent, sur fond de création artistique (l’une d’elles est sculptrice). Puis j’ai continué avec Le pays des merveilles. Puis Amours profanes, Haute Enfance, Le goût de l’Amérique. La liste est longue des livres lus et encore à lire, puisque cette femme d’allure si frêle a publié près de 70 ouvrages – récits, romans, pièces de théâtre, essais – et usé de plusieurs pseudonymes, dont Rosamond Smith et Lauren Kelly!

    Impossible, donc, d’en faire le tour: Joyce Carol Oates, née le 16 juin 1938 (le jour du Bloomsday!) dans l’Etat de New York, épuise, par la richesse de son œuvre, les lecteurs les plus aguerris – sans parler de ses éditeurs, ni de ses traducteurs qui peinent à suivre les ramifications de cette œuvre monstre.
    Le réalisme est la lèpre de la littérature. Chaque livre puise ses racines dans le réel, mais il ne doit jamais s’y enferrer, ni s’y enterrer. C’est la force des romans de Joyce Carol Oates: ils commencent par un cri, un geste suspendu, une scène de cauchemar (un enfant que sa mère tente de noyer dans la boue dans Mudwoman). Ils sont ancrés dans le réel.

    Mais l’auteure abandonne assez vite la piste réaliste ou sociologique. Ce réel, alors, se révèle hanté de forces obscures, violentes, contradictoires. C’est une glu dont il faut s’échapper. Il s’ouvre au fantastique et au «gothique», comme on dit aujourd’hui (relisez Maupassant: il ne fait pas autre chose). L’auteure apprend à démasquer les pièges du monde et à les déjouer. C’est un jeu infernal. Elle ne prend jamais parti. Elle dit le bien comme le mal, imperturbablement, sans se soucier de la doxa à la mode (c’est pourquoi beaucoup de ses livres ont fait scandale). Ses personnages sont déchirés, abandonnés, en quête de rédemption: le plus souvent, ce sont des femmes, qui réussissent le prodige de s’en sortir, de se sauver, alors que tout conspirait à leur perte.

    Joyce Carol Oates, pour tous les écrivains, c’est l’exemple d’une liberté souveraine.

    Jean-Michel Olivier

    © Le Temps, 2019.

    @ dessin : Frassetto.