Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

livres en fête - Page 5

  • Ombres et lumières de l'amour absolu (Daniel Odier)

    Unknown-1.jpegJ'avais (un peu) perdu la trace de Daniel Odier (né à Genève en 1945), écrivain protéiforme, romancier à succès, mais aussi spécialistes des mystiques orientales (l'amour tantrique). Il revient, pour notre grand bonheur, avec un roman singulier, Fédor & Miss Bliss*, qui est une fantaisie inspirée de L'Idiot de Dostoievski.

    Daniel Odier, rappelons-le, c'est à la fois le scénariste de Les Années-lumière (1981), peut-être le meilleur film d'Alain Tanner, et l'auteur de polars, sous le nom de Delacorda, dont le plus célèbre fut bien sûr Diva, adapté au cinéma par Jean-Jacques Beineix. Unknown-3.jpegC'est aussi l'auteur de plusieurs romans importants et d'ouvrages de référence sur les mystiques orientales et la pensée zen.

    Nous sommes à Vevey, non loin de la maison dans laquelle Dostoievski écrivit, vers 1868, quelques chapitres de L'Idiot. Ce patronage est essentiel, puisque ce roman va servir de toile de fond à Fédor & Miss Bliss. Très vite, l'héroïne, Miss Bliss (autrement dit : Mademoiselle Bonheur, ou Félicité, ou Extase) va se trouver entraînée dans un scénario directement inspiré de Dostoievski. Comme dans le roman russe, elle va tomber sous le charme de Nastassia, fascinante créature d'amour et de mort, elle-même promise à Luigi, un mafieux très épris de sa fiancée, et courtisée, comme il se doit, par Aglaia, un amoureux transi et malheureux. Le scénario dostoievskien, implacable et tortueux, va être parfaitement respecté, d'un bout à l'autre d'un roman qui mêle à merveille le réel et l'imaginaire, ou plutôt son hallucination.

    Pas trace, ici, de roman réaliste : l'imagination a définitivement pris le pouvoir ! Et c'est tant mieux.

    images-3.jpegDans cette fantaisie singulière, Odier développe les thèmes qui lui sont chers : la pureté, l'innocence (incarnées par la délicieuse Miss Bliss), la passion dévorante, la jalousie, etc. Mais au centre du livre, à la fois comme question et comme affirmation, il y a l'amour absolu. Qu'est-ce qu'aimer ? Comment aimer ? Et, bien sûr, quelles sont les conséquences de cet amour absolu ? 

    Je ne dévoilerai pas l'épilogue de ce roman où « tout est magnifié dans un espace-temps où s'expriment les pulsions les plus lumineuses et les plus sombres. » Odier nous montre que le réel n'existe pas — ou plutôt qu'il n'est qu'une hallucination de nos désirs secrets. Après avoir longtemps vécu aux États-Unis, puis à Paris, Genève, Barcelone, cet ami de William Burroughs et d'Anaïs Nin s'est installé sur la Riviera vaudoise, à Vevey, où vécurent Rousseau, Courbet et Dostoievski qui lui a inspiré un roman vif et profond. 

    Une réussite !

    * Daniel Odier, Fédor & Miss Bliss, roman, éditions de l'Aire, 2019.

  • Des fleurs pour Michel Tournier (Serge Koster)

    Unknown-3.jpegSi tous les écrivains ne rêvent pas d'écrire des best-sellers, tous, en revanche, rêvent d'avoir de bons lecteurs. Michel Tournier a eu cette chance : il a non seulement rencontré le succès avec ses livres (Le Roi des Aulnes, Prix Goncourt 1970), un succès mérité, mais il a eu la chance de trouver un excellent lecteur, subtil et acharné, en la personne de Serge Koster, critique littéraire, romancier, professeur de lettres féru de figures de style. images.jpegOn ne compte plus les textes que Koster a consacrés à l'auteur de Vendredi ou les Limbes du Pacifique, dont il fut un intime : en particulier, le magistral Michel Tournier, paru en 1986 chez Henri Veyrier, et réédité plusieurs fois depuis.

    Quand Koster apprend la mort de Tournier, en janvier 2016, c'est le choc : les deux amis ne s'étaient pas revus, ni parlés depuis longtemps. Et Tournier, mort à 91 ans, ignorait tout de la maladie pernicieuse qui rongeait Koster — la même qui a touché François Nourissier et tant d'autres écrivains : la maladie de Parkinson, baptisée Miss P.

    Depuis plusieurs années, Koster n'écrit plus. Son combat contre la maladie l'épuise. Il va reprendre la plume à la mort de Tournier, à la fois pour lui rendre hommage (quelques fleurs de rhétorique en guise de couronne) et pour lui dire, aussi, peut-être, tout ce qu'il a tu pendant si longtemps, ses cauchemars, le mal qui ronge ses nuits et bientôt ses journées.

    Unknown-4.jpegCela donne un extraordinaire petit livre, Tournier parti*, un livre bifide, à deux faces, presque à deux voix : le récit d'une amitié profonde et fidèle avec l'ermite de Choisel (c'est le côté solaire) et l'avancée subreptice de la maladie, qui provoque des visions terrifiantes et des hallucinations (c'est le côté nocturne). 

    Pour évoquer ainsi le jour et la nuit, l'amitié solaire et les démons nocturnes, Koster retrouve le ton de ses romans « autofictifs ». Lui qui n'arrive qu'« à parler de lui », creuse encore la blessure qui le déchire : le silence, voire le sentiment d'abandon après une amitié de 30 ans avec l'écrivain des Météores et cette lente descente aux abîmes qu'il a l'impression de vivre chaque jour — et surtout chaque nuit — depuis qu'on lui a annoncé sa maladie, en 2011.

    Une fois de plus, ce grand amateur de littérature (il a écrit sur Racine, sur Ponge), obsédé par le style, trouve dans l'écriture une consolation ardente aux maux qui le dévorent. « La salope lâchée par mon organisme pompe mon énergie mentale et physique, elle m'obsède au point de m'empêcher d'écrire, elle ne me permet d'écrire qu'à partir d'elle obsédante, impossible d'échapper au piège. » Pourtant, l'étau se desserre le soir, vers 11 heures, quand il se glisse entre les draps, « s'allonge contre le flanc de la reine de ses années, savoure la paix de tout son souffle, sur la vague de l'accalmie qui l'accueille, l'enveloppe, le sauve. »

    images-2.jpegS'il a, parfois, des accents d'oraison funèbre (on y croise tout un peuple de fantômes), le livre de Koster est aussi une célébration de l'amitié et de la littérature, à travers cette recherche sans fin du style (Koster apprécie Léautaud, Chateaubriand, Racine, tous les grands stylistes) — qui était un sujet de controverse entre les deux amis. Pour Koster, Tournier était sans doute une figure de l'amitié, par son goût pour la métaphore et l'allégorie, mais aussi par sa générosité et sa simplicité.

    En grand amateur de tropes, dans son petit livre éclairant, Serge Koster lui rend admirablement justice.

    * Serge Koster, Tournier parti, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2019.

    Lire la suite

  • Embarquement immédiat ! (Philippe Sollers)

    images.jpegSon roman précédent, Centre*, procédait par cercles concentriques, en recherchant sans cesse son point d'appui, son point de fuite ou de rupture, pour toucher l'essentiel : le cœur absolu des choses. On y croisait des visages familiers : Copernic, Freud, mais aussi Dante et Shakespeare (déjà!) et l'inoubliable Comte de Lautréamont, auteur mystérieux des Chants de Maldoror.

    Tout commence, ici, dans Le Nouveau**, par le vol un peu fou d'une mouette, une mouette rieuse, qui fait mine d'attaquer le narrateur qui rêve sur une plage de l'Atlantique. Aucune agressivité, juste un signal. Sollers, qui s'y connaît en écritures, y voit tout de suite un message, sans doute venu de la nuit des temps : une mouette, la plage, une barque échouée au fond du jardin, qui servait à rejoindre le bateau que Louis, l'arrière-grand-père, avait baptisé La Nouveau.

    Il n'en faut pas davantage pour embarquer avec lui dans ce roman qu'on pourrait dire familial, car les personnages sont tous issus de la famille Sollers.

    Unknown.pngIl y a Henri, le navigateur, et sa femme Edna, l'Irlandaise. Il y a aussi Louis, l'escrimeur, et Lena, la magicienne. C'est le point de départ — le carré magique — du nouveau roman de Philippe Sollers : une interrogation sur le passage, la transmission, la fuite du temps qui s'ingénie à tourner sur lui-même, à revenir en arrière, mais demeure aspiré sans cesse par le nouveau. Pour Henri, ce sont les voyages au long cours, la navigation autour du monde, mais aussi la rencontre avec l'étrangère, Edna, qui deviendra sa femme. Pour Louis, c'est la passion du jeu et de l'escrime, de la lecture et du silence.

    Est-ce pour cela, et à cause d'eux, que le narrateur ressent depuis toujours le besoin d'embarquer pour de nouveaux rivages, de déchiffrer de nouveaux signes, d'aimer l'escrime et les bateaux ? « Sur la scène invisible du Nouveau, tout s'éclaire, tout s'explique. La mort elle-même devient amoureuse de la parole qu'elle porte. »

    Comme toujours, on navigue en joyeuse compagnie. Ici, Shakespeare nous accompagne dans les tempêtes comme dans les calmes plats. Sollers revisite son théâtre et sa vie, à commencer par sa mère, Mary, qui eut neuf enfants, et par son père, aux abonnés absents, à une époque où « le Nom du Père était roi, on priait constamment pour lui, on rêvait de le tuer, il devenait fou sur la scène. » William le sent, le sait, il va le dire dans son théâtre. 

    Des Sonnets érotiques à La Nuit des Rois, en passant par Hamlet et Othello, William n'aura de cesse de brasser le désir, de le tordre, de le défigurer. « Je suis mon désir, je veux mon désir, le désir me veut, tous les désirs me veulent. J'ai la volonté de mon désir, vous serez forcés de m'aimer puisque mon nom est désir (WILL I AM). Dans la corruption générale et même si je pourris, anonyme, dans une tombe. »

    philippe sollers,roman,le nouveau,négation,dieu,escrime,gallimardDans un va-et-vient constant entre le réel et l'imaginaire, les épisodes biographiques et les éclairages littéraires, Sollers traque à sa manière le « dieu nouveau ». Celui que chaque époque se donne, le dieu jaloux qui demande un sacrifice absolu. « Le dieu nouveau ne dit jamais « nous », ne s'adresse à aucune communauté particulière, ne parle pas de sauver le monde ou l'humanité. Comme c'est un dieu extrême, il choisit uniquement des singularités. Celles-ci sont aussi différentes que possible, si elles se rencontraient, elles n'auraient rien à se dire. L'extrême de X n'est pas celui de Y, et encore moins celui de G ou de Z. »

    On croise encore, un peu plus loin, dans cette navigation aventureuse, André Breton et sa bande de surréalistes (l'adjectif le plus galvaudé de notre époque), « C'est à croire qu'une coalition est toujours prête à se former pour qu'il ne se passe rien. » Rien ne se passe ; pourtant, quelque chose arrive. Que tout le monde attend depuis toujours (l'attente est une des conditions de son apparition), dans le silence ou la tempête qui fait rage, sur une plage de l'Atlantique, sous le rire des mouettes : cela s'appelle le Nouveau

    * Philippe Sollers, Centre, roman, Gallimard, 2018.

    ** Philippe Sollers, Le Nouveau, roman, Gallimard, 2019.

    À ne pas manquer : Josyane Savigneau publie ce mois-ci un livre d'entretiens avec Philippe Sollers, Une conversation infinie, Bayard, 2019.