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Hommage - Page 11

  • Antonio Tabucchi, écrivain du monde

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    L'Italie vient de perdre l'un de ses plus grands écrivains, Antonio Tabucchi, décédé à Lisbonne, sa ville d'adoption. Je l'avais rencontré il y a plusieurs années, lors de la parution de son roman sans doute le plus connu, Pereira prétend (porté au cinéma, avec Marcello Mastroianni dans le rôle-titre). C'était un homme d'une grande douceur, d'une intelligence aiguë et d'une ironie mordante. Voici l'entretien qu'il m'a accordé.

    Dans « Pereira prétend »*, Antonio Tabucchi met en scène un personnage étrange qui raconte, avec une minutie jalouse, un moment tragique de son existence et de l'histoire européenne : le fatidique mois d'août 1938. Sur fond de salazarisme portugais, de fascisme italien et de guerre espagnole, on découvre l'histoire de la prise de conscience d'un vieux journaliste solitaire, témoin plus qu'acteur de l'Histoire. Paru l'année dernière en Italie, « Pereira prétend » a reçu un accueil enthousiaste, tant de la presse que du public, et vient d'être adapté au cinéma dans un film où l'on retrouve face à face Marcello Mastroianni et Daniel Auteuil.

    — Avant d'enseigner à l'Université de Sienne, vous avez suivi des cours à l'École des Hautes Études de Paris. Quelles sont vos affinités avec la pensée françaises ?

    — Quand j'étais jeune étudiant à l'Université, j'ai décidé de passer un an à Paris. C'était le début des années soixante. L'Italie, en ce temps-là, était un peu provinciale et l'on n'y n'enseignait que les classiques : Goldoni, Manzoni… Mon séjour parisien m'a permis d'élargir considérablement mon horizon : c'est là que j'ai connu Diderot, Flaubert, Mallarmé, et que j'ai connu le cinéma, le théâtre…

    — On a l'impression que votre œuvre a d'abord été reconnue en France, puis seulement en Italie. Est-ce vrai ?

    Vous savez, en Italie, on se méfie beaucoup des écrivains qui s'intéressent au monde — et pas seulement à l'Italie ! La connaissance que j'ai reçue de la France est un peu retombée sir l'Italie. C'est à ce moment-là que mes compatriotes se sont dit : “Finalement, si Tabucchi est apprécié en France, il doit être intéressant.”

    — La France, comme on sait, est un pays entièrement centralisé, et ne reconnaît que ce qui vient de Paris. Est-ce la même chose en Italie ?

    Non, l'Italie, c'est la dispersion. Naples ne vaut pas plus que Milan, ou Florence, ou Turin, ou Venise, ou Rome. C'est d'ailleurs pourquoi les écrivains italiens ne parviennent pas à constituer un groupe. Cela serait très facile si on vivait dans un pays comme la France, où toute l'intellectualité vit à Paris: Mais pour nous c'est très difficile d'avoir des contacts avec les autres écrivains. Je vis à Florence, un grand ami à moi vit à Venise, un autre à Rome… L'Italie demeure un pays extrêmement régionaliste.

    — Est-ce que Nocturne indien, le film qu'Alain Corneau a tiré de votre magnifique roman, vous a emmené de nouveaux lecteurs ?images-2.jpeg

    — Oui, mais en France, plus qu'en Italie ! La raison en est simple : en Italie, le cinéma américain jouit d'une suprématie presque absolue. Les films européens — et surtout français — ont beaucoup de peine à toucher un large public. C'est très dommage. Quant au film de Corneau, il a été projeté dans le circuit des ciné-clubs. Il a connu un important succès critique, mais est resté ignoré par le grand public. C'est le problème d'un pays comme l'Italie qui regarde constamment vers l'Amérique, en essayant de lui ressembler, en copiant ses désirs, ses habitudes, sa culture.

    Quelle est la position des intellectuels italiens, et des écrivains en particulier, devant l'arrivée au pouvoir de quelqu'un comme Berlusconi ?

    — Je crois que les écrivains italiens n'apprécient pas beaucoup Berlusconi, mais très peu le disent. Devant cette manifestation d'arrogance, qu'on subit tous les jours à la télévision ou ailleurs, je trouve les intellectuels très timides. En revanche, l'Italie peut compter sur un journalisme très combattif, qui s'oppose à cette omnipotence de la nouvelle droite — qui d'ailleurs ressemble étrangement à l'ancienne.

    Est-ce que vous vous considérez comme un écrivain cosmopolite ?

    Tabucchi---Pereira.jpeg— En tant qu'écrivain, en tant qu'artiste, je pense que j'appartiens au monde. Je pense aussi qu'un banquier de Genève ou un pêcheur de l'Inde sont animés par les mêmes sentiments : l'amour, la joie, la tristesse, le désir… J'écris sur des choses universelles et je me suis toujours refusé à faire la chronique de l'immédiat. Ce qui m'intéresse, c'est l'homme dans ses manifestations, toutes ses manifestations, et je peux rencontrer n'importe où un personnage qui fascine, que ce soit en Inde ou en Afrique, dans mon village ou à Genève.

    — Chez Pessoa, est-ce ce côté universel de la conscience qui vous attire ?

    — Oui. Pessoa a réussi à créer un univers romanesque au moment où les romans, en Europe, traversaient une crise profonde. Avec la poésie, il a créé un espace tout à la fois théâtral et romanesque, qui met en scène des personnages jouant leur vie. Donc il a reconstruit, avec une pirouette, le romanesque au XXème siècle, comme Kafka ou Joyce l'avaient fait avant lui.

    Propos recueillis par Jean-Michel OLIVIER

    L'œuvre d'Antonio Tabucchi est publiée aux Editions Bourgois et Gallimard, de L'Ange noi aux Rêves de rêves, en passant par Le Fil de l'horizon, Petits malentendus sans importance et, bien entendu, Nocturne indien.

    * Pereira prétend a été traduit par Bernard Comment.

     

  • Interview inédite de Vladimir Dimitrijevic

    images-2.jpegIl vaut la peine de revenir sur le parcours atypique d’un homme — éditeur avant tout — qui poursuit, contre vents et marées, sa vocation de passeur. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le monde a vu la chute du mur de Berlin, puis de la maison communiste toute entière, et le démembrement de la Yougoslavie. Pris à son tour dans la tourmente, l’Âge d’Homme a choisi son camp. Mais pouvait-il en être autrement ? Claude Frochaux se souvient : « Les journalistes nous harcelaient pour obtenir nos brochures : c’est bien la preuve qu’elles étaient utiles. S’exprimer, dire les choses, est franchement plus démocratique que se censurer soi-même ou censurer les autres. »

    — Aujourd’hui, quel bilan l’éditeur tire-t-il de ces vingt dernières années ?

    Vladimir Dimitrijevic : Les vingt ans de l’Âge d’Homme, en 1986, c’était  déjà 2000 titres. Impossible, par conséquent, de résumer en quelques mots cette période particulièrement féconde. Ce que je peux dire, c’est que j’ai l’impression que la maison d’édition — sa vocation — n’a pas changé. Dans les domaine des grandes traductions, comme dans celui de la littérature en général, la devise est toujours la même : une ouverture sur le monde. Il est clair que l’époque où l’Âge d’homme publiait les livres des dissidents russes était une époque plus glorieuse, mais j’estime que l’époque actuelle n’est pas moins intéressante, au niveau littéraire tout au moins. »

    — Si le monde a changé, depuis la chute du communisme jusqu’aux décombres de la guerre irakienne, qu'en est-il aujourd'hui du journalisme ?

    —Le journalisme — et plus particulièrement, le journalisme littéraire — est devenu quelque chose où on essaie, chaque semaine, de découvrir le meilleur livre de ces 20 dernières années ! Ce qui provoque une inflation extraordinaire des jugements. Nous n’avons plus le temps ni l’envie de rentrer dans les nuances qui se trouvent dans un livre. Nous n’avons plus la générosité d’entrer dans les personnages incarnés. On a l’impression qu’une biographie sommaire vaut toutes les descriptions psychologiques. Pour moi, la littérature, c’est ce qui fait partie intimement de ma vie, dans n’importe quel domaine, et qui éclaire le monde dans lequel nous vivons. Il est impossible de savoir ce que pensaient les gens du Moyen Âge, qu’ils aient vécu en Irlande ou en Chine, en Europe ou en Afrique, sans la littérature. Tout le reste relève de la statistique ou de l’appréciation subjective. Avec la littérature, nous entrons dans le vif du sujet. J’admire un écrivain comme Simenon, parce qu’il nous donne tellement de façons d’appréhender le monde. Comme les grands écrivains russes, français, allemands du XIXe, il ne fait pas l’inventaire de la vie, mais il la restitue dans sa totalité.

     

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  • Dimitri, l'homme des frontières

    Quatre hommages, recueillis par Jean-Louis Kuffer, à Vladimir Dimitrijevic, tué sur la route de Paris, mercredi soir vers 20 heures, en essayant d'éviter un véhicule agricole conduit par un garçon de 17 ans, sans permis, qui lui avait coupé la route…

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    Claude Frochaux (à droite sur la photo). Écrivain et éditeur à L’Age d’Homme.

    « Je connaissais Dimitri depuis cinquante ans. J’ai travaillé à ses côtés trente ans durant, de 1968 à 2001. Notre rencontre, fulgurante, fut celle de deux libraires. Mais immédiatement, nous avons pensé édition. Ensuite, avec son immense personnalité un brin écrasante, il a imposé une vision large qui manquait chez nous. Elle était fondée sur son amour de la littérature. Ce fut un passeur d’exception. Il m’a ouvert au monde. Son rayonnement dépasse de loin nos frontières. »

    Jean-Michel Olivier (à gauche sur la photo). Ecrivain, éditeur.

    «Dimitri, c’était l’homme des passions partagées (les livres, le foot, indissociables). Des défis impossibles. Toute sa vie, il a traversé les frontières, bravé les interdits (esthétiques ou idéologiques) et brisé les murs de silence. Il avait de l’édition une vision mystique : il devait publier Haldas et Grossman, Corti et Cingria. Non seulement parce qu’il aimait leurs œuvres, mais parce que celles-ci devaient appartenir à tout le monde. Au genre humain, pourrait-on dire. C’était à la fois un passeur et un agitateur d’idées. Qui aimait être contredit et trouvait dans la discussion une vigueur, souvent teintée d’humour, qui stupéfiait ses interlocuteurs. Un homme d’une rare intelligence et d’une grande générosité. »

    images-2.jpegFreddy Buache. Fondateur de la cinémathèque suisse.

    « Je suis triste à en crever. C’est le seul type au monde pour lequel, sans partager toutes ses idées, j’aurais pu faire n’importe quoi! La mort de Dimitri me frappe au cœur. Pas à cause de ses qualités intellectuelles ou de son talent d’éditeur, insurpassable. Mais il avait des intuitions et des observations qui relevaient de l’ordre de la sensation et de la perception du monde. Tout cela faisait qu’il ne ressemblait à nul autre, ici et maintenant. »





    images-3.jpegPatrick Besson. Écrivain

    « Sa mort me cause une grande peine. C’est un des très grands éditeurs européens. L’équivalent slave de Maurice Nadeau. Il a connu deux positions successives et opposées. Après avoir été le chouchou des anticommunistes lorsqu’il publiait des dissidents, il est devenu un paria pour ses positions proserbes pendant la guerre civile yougoslave. Ce dont je veux me souvenir, c’est d’abord qu’il fut un ami, un très grand lecteur et un extraordinaire éditeur. »



    2v.jpgPascal Bacqué
    Poète,auteur de L'Âge d'Homme

    « Qu’on me pardonne d’avance : j’ai envie d’écrire ce petit mot comme pour conjurer, pour retenir les commentaires qui ne tarderont pas de tourner leur ronde de nuit autour de la dépouille de Vladimir Dimitrijevic. Dimitri, que je connais depuis quelques années, était mon éditeur ; ce mot, comme tous les mots, est saisi dans la signification qu’on lui donne dans la tribu, où elle n’est jamais très pure, vous savez bien. Editeur, aujourd’hui, cela veut dire : « il faut un peu retravailler votre écriture » ; « vous allez bien, en ce moment ? » – quand on en est là, on est au sommet. Sinon, cela veut dire : « Il faut penser à la demande du public, vous comprenez ? »
    Editeur, aujourd’hui, est un autre mot pour normalisateur, équarisseur, marchand de soupe et non-lecteur.
    Tout le monde savait, chez les éditeurs, que Dimitri lisait mieux que l’immense majorité de ses confrères ; tout le monde savait que, dans son esprit, les livres signifiaient quelque chose qui n’était pas l’objet fétiche de quelques précieuses germanopratines, ni le tube de dentifrice de la civilisation en mal d’écroulement. Dimitri, hanté par l’écroulement, désespéré par le crime commis, toujours davantage, contre l’humain, regardait les livres avec un cœur et un esprit brûlant – peu d’écrivains méritent, il faut bien le dire, qu’on les prenne avec autant de sérieux que celui qu’il accordait à leur livre.
    On ne manquera pas, aujourd’hui, dans les colonnes de Libération, du Monde et de toutes les grandes institutions majoritaires, c’est-à-dire, très exactement, du camp adverse de Dimitri qui était profondément minoritaire, de saluer le très grand éditeur, tout en soulignant l’engagement serbe, et, partant, le caractère « sulfureux » du grand homme. De cette histoire serbe, je vais parler après. Mais quant au concert de louanges, il ne faut jamais oublier que nous vivons en Egypte – je parle de l’Egypte ancienne. Nous vivons dans la civilisation de la mort. Un homme existe s’il est mort, dans la culture (dans celle qu’on conserve pieusement, puisque celle qui vit, on a déjà réussi à la dématérialiser, à la ramener à son concept) ; Dimitri, donc, a désormais de fortes chances d’exister dans la culture.
    Cet homme, avec qui j’ai parlé en juif quand il parlait, absolument parlant, en chrétien (cet homme qui a eu le courage de publier mon poème furieusement antichrétien, cela tout de même en dit long sur la largeur de vue du bonhomme), ne regardait qu’une chose – nos conversations étaient faites de cela : faut-il encore espérer, quand on veut coûte que coûte assurer le triomphe de la foule, d’une foule qui préfère se noyer dans son angoisse d’être foule, de n’être rien, d’être morte, plutôt que d’affronter la terreur de vivre ?
    Dimitri, je crois bien, répondait non. Je crois que Dimitri désespérait. Dimitri était vieux, Dimitri avait perdu son épouse ; Dimitri avait subi l’ostracisme de tous les médiocres, qui le jalousaient, en France et en Suisse, et qui trouvaient dans ses maladresses serbes l’occasion du coup de grâce. La maladresse serbe de Dimitri, c’était celle qu’on rêvait d’un criminel, d’un Milosevic, alors que c’était celle d’un homme, traumatisé par le Nazisme et par le Communisme, et qui voyait dans son pays, la Serbie, un rempart contre l’empire – dans l’histoire plus ancienne, Serbe signifiait non austro-hongrois ; plus tard, pendant la guerre, Serbe avait signifié non-croate, et non-bosniaque ; et il faut dire que croate et bosniaque avait signifié, infiniment plus que le signifiant serbe, barbare et criminel, massacreur de juifs, pour parler franc. Bref, Dimitri se disait que la Serbie était un rempart pour sa foi, pour son désir d’humain. Il se trompait, Dimitri ? Ptêt ben qu’oui ; et, s’il y a encore des happy few, eux sauront compléter : et alors ?
    Il y avait aussi de vilains fachos, ou cyniques, qui avaient tourné autour de lui ? Vous savez quoi : je m’en contrefous. Les médiocres, même vilains fachos et cyniques, ont pour métier de tourner autour de ceux qui vivent ; c’est leur substance, c’est leur définition.  Donc que Dimitri, qui fut serbe au nom de ce qu’il voyait de plus beau dans ce mot, de plus haut dans son propre Christianisme, qu’il fût pris au piège du nationalisme laid d’autres serbes, cela est bien possible. Si un grand comme Hölderlin a chanté la Germanie, et s’il a fini dans les paquetages des SS, faut-il en conclure, avec cette distance si confortable que vous offre la doxa, à sa très-grande faute ?
    C’est beaucoup plus simple : Dimitri prenait la vie au sérieux, et c’est parce qu’il prenait la vie au sérieux, et qu’il n’y a de sérieux que dans l’esprit, qu’il prenait la littérature très au sérieux. Il n’était un de ces affreux prêtres de Pharaon, experts en sortilèges, experts en culture, qui a dégénéré, aujourd’hui, en tendance. Dimitri était sérieux devant son assiette, devant ses cartons de livres qu’il trimbalait de Lausanne à Clamecy et à Paris, et qui auront eu raison de lui. Dimitri était sérieux devant la beauté des mots et des phrases. Amis journalistes, vous qui avez vécu l’outrage, vous qu’on a formés pour ne jamais prendre au sérieux les mots et les phrases, si jamais vous écoutiez ces propos d’un anonyme prononcés dans le désert, cela ne mériterait-il pas que vous vous absteniez, un bref instant, de jacasser ?
    Il n’est qu’une tâche, pour ceux qui ont aimé et compris un peu Dimitri, et pour ceux qui admirent son travail : de le contredire, dans son désespoir, et de le confirmer, dans son travail. Non, Dimitri, jamais il n’est lieu de désespérer, et vous, qui n’avez jamais cessé de travailler pour l’esprit, vous devez savoir que vous n’avez pas agi en vain, et que la vie de l’esprit, même offensée, même traînée dans la boue du lieu commun, de la culture et de la complaisance, se continue, obscure et petite, à l’âge des empires d’argent, et des foules assombries par leur propre défaite ; et parce qu’il n’y a que l’esprit qui soit immortel, c’est l’esprit qui triomphera ; non, Dimitri, vous n’avez pas travaillé en vain ; vous fîtes erreur, comme tout homme, mais comme les rares hommes vivants, vous avez donné à votre erreur la forme d’une demande, furieuse, brûlante, de vie, et qui demande la vie est toujours exaucé.
    »