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Interview inédite de Vladimir Dimitrijevic

images-2.jpegIl vaut la peine de revenir sur le parcours atypique d’un homme — éditeur avant tout — qui poursuit, contre vents et marées, sa vocation de passeur. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le monde a vu la chute du mur de Berlin, puis de la maison communiste toute entière, et le démembrement de la Yougoslavie. Pris à son tour dans la tourmente, l’Âge d’Homme a choisi son camp. Mais pouvait-il en être autrement ? Claude Frochaux se souvient : « Les journalistes nous harcelaient pour obtenir nos brochures : c’est bien la preuve qu’elles étaient utiles. S’exprimer, dire les choses, est franchement plus démocratique que se censurer soi-même ou censurer les autres. »

— Aujourd’hui, quel bilan l’éditeur tire-t-il de ces vingt dernières années ?

Vladimir Dimitrijevic : Les vingt ans de l’Âge d’Homme, en 1986, c’était  déjà 2000 titres. Impossible, par conséquent, de résumer en quelques mots cette période particulièrement féconde. Ce que je peux dire, c’est que j’ai l’impression que la maison d’édition — sa vocation — n’a pas changé. Dans les domaine des grandes traductions, comme dans celui de la littérature en général, la devise est toujours la même : une ouverture sur le monde. Il est clair que l’époque où l’Âge d’homme publiait les livres des dissidents russes était une époque plus glorieuse, mais j’estime que l’époque actuelle n’est pas moins intéressante, au niveau littéraire tout au moins. »

— Si le monde a changé, depuis la chute du communisme jusqu’aux décombres de la guerre irakienne, qu'en est-il aujourd'hui du journalisme ?

—Le journalisme — et plus particulièrement, le journalisme littéraire — est devenu quelque chose où on essaie, chaque semaine, de découvrir le meilleur livre de ces 20 dernières années ! Ce qui provoque une inflation extraordinaire des jugements. Nous n’avons plus le temps ni l’envie de rentrer dans les nuances qui se trouvent dans un livre. Nous n’avons plus la générosité d’entrer dans les personnages incarnés. On a l’impression qu’une biographie sommaire vaut toutes les descriptions psychologiques. Pour moi, la littérature, c’est ce qui fait partie intimement de ma vie, dans n’importe quel domaine, et qui éclaire le monde dans lequel nous vivons. Il est impossible de savoir ce que pensaient les gens du Moyen Âge, qu’ils aient vécu en Irlande ou en Chine, en Europe ou en Afrique, sans la littérature. Tout le reste relève de la statistique ou de l’appréciation subjective. Avec la littérature, nous entrons dans le vif du sujet. J’admire un écrivain comme Simenon, parce qu’il nous donne tellement de façons d’appréhender le monde. Comme les grands écrivains russes, français, allemands du XIXe, il ne fait pas l’inventaire de la vie, mais il la restitue dans sa totalité.

 

— Y a-t-il, parmi les livres publiés par l’Âge d’Homme ces 20 dernières années, des livres plus marquants que d’autres ?

— Je suis attentivement un écrivain qui m’est très cher et qui participe à l’élaboration de ce que je pense : Georges Haldas. C’est un écrivain et un poète qui va directement à l’essentiel. Je l’accompagne depuis 44 livres et c’est, entre lui et moi, comme une conversation qui se poursuit avec le temps. images.jpegLes 7 volumes de la Confession d’une graine, par exemple, me semblent être d’une richesse et d’une cohérence très rares en littérature. Un autre livre me paraît important, c’est Le Cheval rouge d’Eugenio Corti. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre d’une honnêteté et d’une rigueur absolues. Comme Proust, c’est un homme enraciné dans son époque et dans son pays. Il doit faire face à un changement radical : il s’engage dans l’armée et demande qu’on l’affecte au front de l’Est. Il veut voir de ses propres yeux ce que les communistes appelaient l’avenir radieux. C’est une honnête soldat, un honnête officier, un honnête homme. Il voit les deux grandes idéologies du siècle s’affronter. De cet enfer, il tire un livre extraordinaire qui ne divise pas le monde entre le Bien et le Mal, mais pose cette simple question : est-ce que la bonté existe ? Cette même question, on la retrouve dans Vie et Destin de Vassili Grossman, que j’ai publié à la même époque. Un autre écrivain qui compte pour moi, c’est Vladimir Volkoff. Pourquoi ? Parce que c’est un écrivain de la joie. Il décrit dans ses livres les épreuves les plus terribles, mais ses personnages sont toujours habités par la joie.

— Les années 90 ont été marquées — à l’Âge d’homme plus qu’ailleurs — par les tensions du conflit yougoslave. Comment avez-vous vécu ces tensions au niveau de l’édition ?

— J’ai vu, comme jamais auparavant, ce que signifie être au cœur d’un conflit. J’ai été traité par la presse d’ici comme un personnage dégoûtant qui noircit la Suisse et salit le monde. Tantôt j’étais fasciste, et tantôt le dernier communiste. Cela ne m’a pas touché. Je ne suis pas pro-serbe : je suis serbe. Beaucoup de gens ont profité de cette chasse à l’homme pour devenir des braconniers. Cela a nui à l’Âge d’Homme. Pendant des mois, dans la « grande presse », tous les livres que j’ai édités ont été passés sous silence. Et non des moindres : les Écrits politiques de John Milton, par exemple, ou James Boswell, dont La Vie de Samuel Johnson est un chef-d’œuvre absolu. images-4.jpegDe même pour les livres de théâtre ou de cinéma, les essais, les romans, qui ont souffert des quelques livres que j’ai publiés pour défendre la cause serbe. La presse a pris une part active dans ce conflit et a boycoté l’Âge d’Homme. Ce que certains journaux continuent de faire. Peut-être est-ce parce que je serais toujours à côté, comme je le disais, il y a vingt ans, à Jean-Louis Kuffer. Toujours une personne déplacée…

Cela a-t-il eu une influence sur vos choix éditoriaux de l’époque ?

— Aucune. Quel autre éditeur peut présenter, dans son catalogue, un tel éventail d’opinions totalement différentes ? La plupart de mes auteurs sont athées, alors que je suis croyant.

— Vous êtes-vous senti isolé en tant qu’éditeur à cause de vos prises de position ?

En Suisse, certainement. Mais au moment où la presse suisse bien-pensante m’a traité en paria, j’ai pu compter sur le soutien de grands éditeurs français comme Christian Bourgois, Jérôme Lindon ou encore Bernard de Fallois. Comme sur celui, en France, de la droite gaullienne ou souverainiste.

— En 1993, Etienne Barilier est le premier de vos auteurs à avoir quitté L’Age d’Homme. Comment l’avez-vous pris ?

— Il y a dans la vie de chacun de nous des rites de passage. J’ai toujours défendu ardemment les livres d’Étienne Barilier. Mais à un moment je lui ai dit : « Il faut sortir de Pully ! » images-3.jpegIl faut laisser le piano et les échecs et ne plus faire qu’écrire. Il faut entrer dans la vraie vie. Cela l’a vexé. Il se croyait au-dessus de la mêlée. Alors que son œuvre restait toujours à écrire. En outre, nous avons dû refuser l’un de ses manuscrits, parce qu’il n’était pas bon. Il en a pris prétexte pour quitter l’Âge d’Homme, puis il a exprimé des raisons politiques. Il n’empêche que ses premiers livres — Passion, Laura — sont excellents. Dans ses derniers romans, je regrette que ses personnages ne soient pas assez incarnés.

 

— Quel bilan personnel direz-vous de ces vingt ans ?

— L’Âge d’homme a publié les meilleurs écrivains belges, comme Hugo Claus, par exemple. Et la collection Contemporains est la plus importante collection de littérature romande. Nous avons publié le premier livre de René Girard, les livres d’Albert Paraz, le pamphlétaire anarchiste, de Pierre Gripari, réédité les grands textes de Georges Darien, Léon Bloy. Sans oublier le génial Charles-Albert Cingria, dont nous allons republier les Œuvres complètes.

— Quel regard portez-vous sur la littérature romande d’aujourd’hui ?

— Je pense que les auteurs d’aujourd’hui ne regardent pas assez le monde, et qu’ils n’y participent pas assez. Claude Frochaux a découvert ou encouragé de nombreux talents : Michel Layaz, Denis Guelpa, Jean Romain, Antonin Moeri, François Berger, par exemple. À cet égard, un auteur, qui a une œuvre considérable derrière lui, est à mon sens injustement méconnu. Il s’agit de Germain Clavien. Ses chroniques nous restituent un Valais savoureux et épique qui vaut bien tous les livres d’un Chappaz. J’aime sa franchise et son style. Pour moi, la littérature devient intéressante dès le moment où elle produit des cas littéraires. Pourquoi ? Parce qu’ils sont, en général, sincères et singuliers. Je pense à Amiel, bien sûr. Mais aussi à Francis Zeller, à Haldas, à Cingria. Sans oublier L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier, publié en coédition avec Bernard de Fallois, qui a reçu le prestigieux Prix Interallié. Le premier Prix littéraire parisien attribué à un écrivain romand édité en Suisse romande. Un succès historique!

— Quel sens donnez-vous à votre travail aujourd’hui ?

— Je me sens dans la peau d’un artisan qui confectionne un objet. Les livres s’ajoutent les uns aux autres, comme les briques d’une maison sans cesse en devenir. On ne sait pas la forme de l’édifice qui se construit, mais les briques sont posées. Je ferai toujours la même chose. J’ai confiance parce que je sais que les briques sont bonnes. Mais la maison que je construit est reste toujours ouverte. Je continue de penser que tout doit être dit et écrit.

Propos recueillis par Jean-Michel Olivier, au Rameau d'Or,  à Genève, en décembre 2010.


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