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all that jazz - Page 2

  • Les Césars de la haine !

    images-1.jpegLe cinéma est un petit monde — surtout en France. Un microcosme ruminant ses envies, ses frustrations, ses rancœurs et ses rancunes, ses amours et surtout, désormais, ses haines tenaces. La cérémonie des Césars 2020 en a donné, une fois encore, le triste exemple…

    Le feu couvait dans les coulisses, entretenu par les féministes, les racialistes, les communautaristes et quelques autres. Il a embrasé toute la salle (et les écrans) lors d'une cérémonie consternante de médiocrité pendant laquelle l'« animatrice » (Florence Foresti) a multiplié les blagues antisémites, sans provoquer la moindre réaction des spectateurs. Le malaise grandissait. On guettait l'incident. Qui allait mettre le feu aux poudres ?

    Alors lune de miel ou lune de fiel ?

    Pourtant, il y a eu de beaux moments dans cette soirée. Fanny Ardant, meilleur second rôle pour « La Belle époque », le beau film de Nicolas Bedos (mâle-blanc-cisgenre : ouh !) osant prononcer le nom de Polanski — le diable en personne — qu'on ne prononce jamais en vain. Et le sacre de Roschdy Zem, acteur prodigieux dans « Roubaix, une lumière », l'admirable film d'Arnaud Desplechin (pour moi, le meilleur film de l'année).

    Pourquoi ne pas fêter aussi l'intensité du jeu, l'intelligence, l'humanité ? Le cinéma, porté à ce degré d'incandescence, peut ouvrir sur l'amour, l'écoute des autres, le refus de la justice populaire et haineuse. Mais je rêve, sans doute. Ce soir-là, le malaise s'était installé. Le terrorisme régnait en maître. Il ne manquait plus que les kalachnikovs…

    Ces Césars de la haine étaient sans doute les derniers. Et heureusement. On voit mal comment ce petit monde en guerre perpétuelle pourrait se réconcilier et fêter, main dans la main, sourire aux lèvres, les meilleurs films de l'année. La déchirure est trop profonde. Quand les Anglais ou les Américains se réunissent pour célébrer dignement le 7ème art, les Français, un peu perdus, laissent s'exhaler leur haine.

    C'est triste et dommage. Le cinéma vaut mieux que ça !

  • George Steiner, professeur et tyran

    Unknown-1.jpegPour tous les étudiants (et surtout les étudiantes) George Steiner, qui vient de disparaître, aura laissé des souvenirs ambivalents, pour ne pas dire mitigés. C'était un professeur exceptionnel, d'une large érudition, charismatique, mais également injuste, excessif, familier des débordements de toute sorte.

    J'ai eu la chance de suivre ses cours où il faisait régner une terreur souvent palpable — surtout sur la gent féminine (sa misogynie n'était un secret pour personne). C'était un lecteur incomparable de Shakespeare, de John Donne, des poètes romantiques anglais. Par rapport à la modernité (Barthes, Foucault, Derrida) c'était un résistant farouche et pas un cours ne se passait sans qu'il décoche de nouvelles flèches contre ces « penseurs français » qui n'avaient rien compris à la littérature et qui, d'ailleurs, par leur style abscons, restaient incompréhensibles.

    Unknown-2.jpegGeorge Steiner, professeur singulier et brillant, était l'électron libre du Département d'Anglais. Lors des examens, ses dérapages étaient célèbres : mauvaise humeur, crise de colère, insultes. Au point qu'un jour, assaillis par les plaintes des étudiants (et surtout des étudiantes), on décida d'encadrer George Steiner par tout le staff du Département pendant les examens qu'il faisait passer !

    Aujourd'hui, bien sûr, cela ne passerait plus. Mais à l'époque, à la fin des années 80, c'était monnaie courante. La terreur qu'il faisait régner pendant ses cours, George Steiner n'a plus pu l'imposer aux étudiants qui passaient devant lui lors des examens. Car les autres professeurs (Blair et Poletta, entre autres) le remettaient à l'ordre dès que le grand érudit dérapait! Unknown.pngL'effet était assez comique ! Et pour l'étudiant que j'étais, qui s'était préparé à être interrogé par un ou deux professeurs, la surprise était totale en voyant tous ces grands esprits se déchirer entre eux…

    De cet intellectuel controversé, médiatisé par Bernard Pivot dans Apostrophes, il faut lire et relire certains livres qui offrent le meilleur de sa pensée. C'est là, dans l'érudition et la réflexion critique, que George Steiner est le plus stimulant — malgré sa résistance à toute la modernité philosophique et littéraire. Il reste donc ses livres, et c'est beaucoup !

  • Grâce à Venise

     

    pour Claude-Xavier Hollenstein

     

    Qui étiez-vous avant d'être ?

    Que serez-vous quand vous ne serez plus ?

    Venise !

    Mais qui êtes-vous donc ?

    concert-de-noel-et-des-20-ans-cg-victoria-hall_596028.jpgJe suis l'écrivain-voyageur, le flâneur, le témoin silencieux, le photographe en repérage, Casanova l'aventurier, obligé de quitter l'habit ecclésiastique après avoir prononcé un sermon désastreux à l'église San Samuele alors qu'il était ivre mort, et Carpaccio, le peintre des vedute, qui nous fait vivre la vie de Sainte Ursule, Marco Polo toujours sur le départ, Le Titien rêvant de la Vénus d'Urbino, Claude Monet et sa femme Alice arrivant au Palazzo Barbaro, en octobre 1908, en face de la Salute, Goldoni venant serrer la main du prêtre roux, Vivaldi, qui vient d'abandonner la messe pour aller transcrire, dans la sacristie, ses fantômes musicaux.

    Je suis l'insatiable curieux des palais, des églises, des musées, de la mer indomptable.

    L'agent secret au service de Venise.

    *

    Des bateaux partent ; d'autres arrivent.

    Une circulation folle dans la lagune, plus infernale que sur l'autoroute du soleil.

    Il y a même des monstres à dix étages avec piscines et restaurants, cinémas, roulette et black jack, des vrais palaces flottants, avec vue imprenable sur la vile engloutie. Unknown-1.jpegCertains touristes, d'ailleurs, ne posent pas le pied à terre par crainte de se mouiller ou de braver la bora, ce vent glacé qui vient de Trieste et qui donne des frissons à toute l'Adriatique.

    Un brouillard jaune monte des canaux.

    Le monde regarde ailleurs, comme toujours. Personne ne veut savoir. J'imagine bien ce qu'on me cache. Je n'ai pas peur de l'apprendre.

    Si Venise disparaît, que nous restera-t-il ?

    Je revois un tableau de Watteau — ce peintre français qui n'est jamais allé en Italie —, ce n'est pas le célèbre Embarquement pour Cythère ou encore La Leçon d'amour, mais une de ses Fêtes galantes.

    Ici les Muses font musette. Elles rassemblent, dans l'air peint, l'herbe, l'eau, la pierre, les feuilles, les murmures des voix, les visages habités par l'énigme de l'amour. Les roses et les verts dominent, sauf le départ d'escalier à la petite blonde en rouge, avec, toujours, le couteau transversal des nacres.

    Mais l'essentiel n'est pas là : Watteau peint l'attente, le moment rare de l'embrasement, et le départ pour des rivages inconnus, Cythère ou Venise, où l'on n'accostera peut-être jamais.

    Dans chaque tableau, il y a un musicien, le plus souvent un guitariste, mais quelquefois aussi un violoniste ou un joueur de flûte qui envoûte les acteurs de cette fête galante, autrement dit vénitienne.

    Quant on aime, il faut partir, disait Cendrars.

    Embarquement immédiat !

    *

    La musique est partout, dans cette ville d'eau, elle vous entraîne vers des rives inconnues.

    On raconte qu'Antonio Vivaldi, le prêtre roux, ne se déplaçait qu'en gondole et en carrosse. Il y laissait l'essentiel de ses gages. Il se vantait d'écrire un opéra plus vite qu'un copiste ne pouvait le transcrire. Il écrivait partout, au musée, au théâtre, dans sa chambre à coucher, sur sa terrasse, dans les rues, les cafés, les cimetières, les bordels, les ministères, les jardins, au bord des rivières, le long de la lagune, au bord de la mer. Sa musique est peinture, sculpture, architecture, mais aussi poésie.

    Il écrivait sous le regard de Dieu — ce qui, pour nous, paraît obscène, ou du moins incompréhensible.

    Un artiste, aujourd'hui, n'écrit pas de musique ou de poésie sous l'œil d'un maître affable et silencieux : il écrit pour s'exprimer.

    Et parce qu'il le vaut bien.

    *

    La musique est une passerelle tendue entre la vie et la mort, entre un moment et un autre, entre un lieu et un autre.

    Je ne suis pas un enfant de ce siècle, mais de l'autre, celui des guerres et des génocides. Je n'y ai pas participé, mais ils sont là, indélébiles, comme une tache de naissance. Je suis le fruit de la rencontre entre une Italienne de Trieste et un Vaudois de Nyon. La jonction improbable entre deux fleuves non pas ennemis ou rivaux, mais lointains, étrangers l'un à l'autre, qui brusquement ont décidé de mêler leurs eaux.

    La musique relie les corps et les âmes.

    Vivaldi a-t-il vécu ? A-t-il eu des maîtresses, lui qui aimait écrire ses œuvres pour des chorales de jeunes vierges, comme Casanova ?

    A-t-il aimé ?

    On ne sait pas grand-chose de sa vie passée presque uniquement à Venise, la ville de sa naissance — la Sérénissime chère à son cœur de violoniste.

    A-t-il vécu au moins ? On ne sait pas.

    Il a écrit de la musique, comme un fou, un possédé. Des femmes ont traversé sa vie. Des empereurs et des protecteurs. Des fêtes galantes.

    On ne peut pas vivre et écrire de la musique, c'est impossible, il faut choisir. On ne peut pas tout avoir, dit la doxa protestante.

    Eh bien Vivaldi, oui, il a tout eu, et Zelenka, que son ami Jean-Sébastien Bach tenait pour le plus grand musicien du siècle, aussi.

    Faut-il beaucoup d'argent ?

    Pas nécessairement.

    Maladie et santé, vice et vertu : ils ont joué et gagné sur tous les tableaux.

    *

    Qu'entend-on quand on écoute ces deux pièces sublimes, le Dixit dominus de Vivaldi, et la Missa Votiva, de Jan Dismas Zelenka, Unknown-2.jpegce contrebassiste de Bohème ?

    L'oreille ne perçoit qu'une partie de la musique. Elle n'entend pas, notre oreille, les infrasons, les harmoniques, les ultrasons.

    Quelqu'un qui entendrait cela baignerait dans une lumière absolue. Il n'y aurait plus, pour elle ou pour lui, ni jour ni nuit.

    Si vous voulez vous approchez de cette lumière, étudiez le cœur du soleil et de l'oreille. Enfoncez-vous sous terre ou sous l'eau, à l'abri des babillages mondains, fermez les yeux, patience, longueur de temps, écoutez bien, cherchez bien : vous avez une chance d'entendre la voix cachée de Dieu.

    *

    Unknown-3.jpegVivaldi est né le 4 mars 1678, à Venise, et fut immédiatement ondoyé, c'est-à-dire baptisé par ablution, car on craignait que cet enfant chétif et toussotant ne meure bientôt. Le même jour, un tremblement de terre ébranla toute la région, et Venise fut inondée.

    Nous sommes en 2019, les tremblements de terre se multiplient et Venise, une fois encore, est inondée.

    L'eau est le sang de cette ville. Elle irrigue les toiles du Titien, de Tiepolo, de Rubens, de Monet, de Cézanne. Elle baigne la musique de Gabrieli, Albinoni, Vivaldi, da Ponte.

    Les collapsologues prédisent sa mort : elle s'effondre lentement dans les eaux, Venise n'en finit pas de finir. La Mort à Venise. Castration. Dépression.

    Les fêtes se terminent toujours tristement.

    Mais non !

    Venise résiste. Venise n'est pas au bout de son histoire, ni de ses peines.

    L'eau est le sang de la ville. Les canaux sont ses artères et ses veines.

    Le corps se transforme, grossit, maigrit, étend ses bras dans les lagunes. Et le cœur bat encore, et de plus en plus fort.

    Écoutez son éloge, en 1570, par Luigi Groto Cieco d'Adria.

    « Qui ne la loue est indigne de sa langue, qui ne la contemple est indigne de la lumière, qui ne l'admire est indigne de l'esprit, qui ne l’honore est indigne de l'honneur. Qui ne l'a vue ne croit point ce qu'on lui en dit et qui la voit croit à peine ce qu'il voit. Qui entend sa gloire n'a de cesse de la voir, et qui la voit n'a de cesse de la revoir. Qui la voit une fois s'en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus, ou s'il la quitte c'est pour bientôt la retrouver, et s'il ne la retrouve, il se désole de ne point la revoir. De ce désir d'y retourner qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent, elle prit le nom de venetia, comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière :

    Veni etiam, reviens encore ! »

    Texte de Jean-Michel Olivier lu par le journaliste Philippe Revaz, le 15 décembre 2019 au Victoria Hall, lors du concert « Noël à Venise » de la Cappela Genevensis sous la direction de Claude-Xavier Hollenstein, avec des œuvres de Vivaldi et Zelenka.