Pour tous les étudiants (et surtout les étudiantes) George Steiner, qui vient de disparaître, aura laissé des souvenirs ambivalents, pour ne pas dire mitigés. C'était un professeur exceptionnel, d'une large érudition, charismatique, mais également injuste, excessif, familier des débordements de toute sorte.
J'ai eu la chance de suivre ses cours où il faisait régner une terreur souvent palpable — surtout sur la gent féminine (sa misogynie n'était un secret pour personne). C'était un lecteur incomparable de Shakespeare, de John Donne, des poètes romantiques anglais. Par rapport à la modernité (Barthes, Foucault, Derrida) c'était un résistant farouche et pas un cours ne se passait sans qu'il décoche de nouvelles flèches contre ces « penseurs français » qui n'avaient rien compris à la littérature et qui, d'ailleurs, par leur style abscons, restaient incompréhensibles.
George Steiner, professeur singulier et brillant, était l'électron libre du Département d'Anglais. Lors des examens, ses dérapages étaient célèbres : mauvaise humeur, crise de colère, insultes. Au point qu'un jour, assaillis par les plaintes des étudiants (et surtout des étudiantes), on décida d'encadrer George Steiner par tout le staff du Département pendant les examens qu'il faisait passer !
Aujourd'hui, bien sûr, cela ne passerait plus. Mais à l'époque, à la fin des années 80, c'était monnaie courante. La terreur qu'il faisait régner pendant ses cours, George Steiner n'a plus pu l'imposer aux étudiants qui passaient devant lui lors des examens. Car les autres professeurs (Blair et Poletta, entre autres) le remettaient à l'ordre dès que le grand érudit dérapait!
L'effet était assez comique ! Et pour l'étudiant que j'étais, qui s'était préparé à être interrogé par un ou deux professeurs, la surprise était totale en voyant tous ces grands esprits se déchirer entre eux…
De cet intellectuel controversé, médiatisé par Bernard Pivot dans Apostrophes, il faut lire et relire certains livres qui offrent le meilleur de sa pensée. C'est là, dans l'érudition et la réflexion critique, que George Steiner est le plus stimulant — malgré sa résistance à toute la modernité philosophique et littéraire. Il reste donc ses livres, et c'est beaucoup !
Certains auteurs, à juste titre, se plaignent du silence qui entourent leurs livres. Rien n'est pire, en effet, que l'absence de critique. Qui signale quelquefois la censure ou l'autocensure (on ne parle pas d'un livre dérangeant), la paresse (ce livre est trop gros, trop complexe) ou le plus souvent l'indifférence.
Je recroisai cette dame, en 1990, à la sortie de La Mémoire engloutie (Mercure de France), un autre roman. Le livre était pansu (450 pages). Cela me valut le commentaire suivant : « C'est bien, mais c'est trop long ».
En 94, je publiai Le Voyage en hiver, roman d'une centaine de pages, qui me valut la réflexion suivante : « C'est bien, mais c'est trop court. »
Enfin, en 2010, dans une émission littéraire mémorable (