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venise

  • Grâce à Venise

     

    pour Claude-Xavier Hollenstein

     

    Qui étiez-vous avant d'être ?

    Que serez-vous quand vous ne serez plus ?

    Venise !

    Mais qui êtes-vous donc ?

    concert-de-noel-et-des-20-ans-cg-victoria-hall_596028.jpgJe suis l'écrivain-voyageur, le flâneur, le témoin silencieux, le photographe en repérage, Casanova l'aventurier, obligé de quitter l'habit ecclésiastique après avoir prononcé un sermon désastreux à l'église San Samuele alors qu'il était ivre mort, et Carpaccio, le peintre des vedute, qui nous fait vivre la vie de Sainte Ursule, Marco Polo toujours sur le départ, Le Titien rêvant de la Vénus d'Urbino, Claude Monet et sa femme Alice arrivant au Palazzo Barbaro, en octobre 1908, en face de la Salute, Goldoni venant serrer la main du prêtre roux, Vivaldi, qui vient d'abandonner la messe pour aller transcrire, dans la sacristie, ses fantômes musicaux.

    Je suis l'insatiable curieux des palais, des églises, des musées, de la mer indomptable.

    L'agent secret au service de Venise.

    *

    Des bateaux partent ; d'autres arrivent.

    Une circulation folle dans la lagune, plus infernale que sur l'autoroute du soleil.

    Il y a même des monstres à dix étages avec piscines et restaurants, cinémas, roulette et black jack, des vrais palaces flottants, avec vue imprenable sur la vile engloutie. Unknown-1.jpegCertains touristes, d'ailleurs, ne posent pas le pied à terre par crainte de se mouiller ou de braver la bora, ce vent glacé qui vient de Trieste et qui donne des frissons à toute l'Adriatique.

    Un brouillard jaune monte des canaux.

    Le monde regarde ailleurs, comme toujours. Personne ne veut savoir. J'imagine bien ce qu'on me cache. Je n'ai pas peur de l'apprendre.

    Si Venise disparaît, que nous restera-t-il ?

    Je revois un tableau de Watteau — ce peintre français qui n'est jamais allé en Italie —, ce n'est pas le célèbre Embarquement pour Cythère ou encore La Leçon d'amour, mais une de ses Fêtes galantes.

    Ici les Muses font musette. Elles rassemblent, dans l'air peint, l'herbe, l'eau, la pierre, les feuilles, les murmures des voix, les visages habités par l'énigme de l'amour. Les roses et les verts dominent, sauf le départ d'escalier à la petite blonde en rouge, avec, toujours, le couteau transversal des nacres.

    Mais l'essentiel n'est pas là : Watteau peint l'attente, le moment rare de l'embrasement, et le départ pour des rivages inconnus, Cythère ou Venise, où l'on n'accostera peut-être jamais.

    Dans chaque tableau, il y a un musicien, le plus souvent un guitariste, mais quelquefois aussi un violoniste ou un joueur de flûte qui envoûte les acteurs de cette fête galante, autrement dit vénitienne.

    Quant on aime, il faut partir, disait Cendrars.

    Embarquement immédiat !

    *

    La musique est partout, dans cette ville d'eau, elle vous entraîne vers des rives inconnues.

    On raconte qu'Antonio Vivaldi, le prêtre roux, ne se déplaçait qu'en gondole et en carrosse. Il y laissait l'essentiel de ses gages. Il se vantait d'écrire un opéra plus vite qu'un copiste ne pouvait le transcrire. Il écrivait partout, au musée, au théâtre, dans sa chambre à coucher, sur sa terrasse, dans les rues, les cafés, les cimetières, les bordels, les ministères, les jardins, au bord des rivières, le long de la lagune, au bord de la mer. Sa musique est peinture, sculpture, architecture, mais aussi poésie.

    Il écrivait sous le regard de Dieu — ce qui, pour nous, paraît obscène, ou du moins incompréhensible.

    Un artiste, aujourd'hui, n'écrit pas de musique ou de poésie sous l'œil d'un maître affable et silencieux : il écrit pour s'exprimer.

    Et parce qu'il le vaut bien.

    *

    La musique est une passerelle tendue entre la vie et la mort, entre un moment et un autre, entre un lieu et un autre.

    Je ne suis pas un enfant de ce siècle, mais de l'autre, celui des guerres et des génocides. Je n'y ai pas participé, mais ils sont là, indélébiles, comme une tache de naissance. Je suis le fruit de la rencontre entre une Italienne de Trieste et un Vaudois de Nyon. La jonction improbable entre deux fleuves non pas ennemis ou rivaux, mais lointains, étrangers l'un à l'autre, qui brusquement ont décidé de mêler leurs eaux.

    La musique relie les corps et les âmes.

    Vivaldi a-t-il vécu ? A-t-il eu des maîtresses, lui qui aimait écrire ses œuvres pour des chorales de jeunes vierges, comme Casanova ?

    A-t-il aimé ?

    On ne sait pas grand-chose de sa vie passée presque uniquement à Venise, la ville de sa naissance — la Sérénissime chère à son cœur de violoniste.

    A-t-il vécu au moins ? On ne sait pas.

    Il a écrit de la musique, comme un fou, un possédé. Des femmes ont traversé sa vie. Des empereurs et des protecteurs. Des fêtes galantes.

    On ne peut pas vivre et écrire de la musique, c'est impossible, il faut choisir. On ne peut pas tout avoir, dit la doxa protestante.

    Eh bien Vivaldi, oui, il a tout eu, et Zelenka, que son ami Jean-Sébastien Bach tenait pour le plus grand musicien du siècle, aussi.

    Faut-il beaucoup d'argent ?

    Pas nécessairement.

    Maladie et santé, vice et vertu : ils ont joué et gagné sur tous les tableaux.

    *

    Qu'entend-on quand on écoute ces deux pièces sublimes, le Dixit dominus de Vivaldi, et la Missa Votiva, de Jan Dismas Zelenka, Unknown-2.jpegce contrebassiste de Bohème ?

    L'oreille ne perçoit qu'une partie de la musique. Elle n'entend pas, notre oreille, les infrasons, les harmoniques, les ultrasons.

    Quelqu'un qui entendrait cela baignerait dans une lumière absolue. Il n'y aurait plus, pour elle ou pour lui, ni jour ni nuit.

    Si vous voulez vous approchez de cette lumière, étudiez le cœur du soleil et de l'oreille. Enfoncez-vous sous terre ou sous l'eau, à l'abri des babillages mondains, fermez les yeux, patience, longueur de temps, écoutez bien, cherchez bien : vous avez une chance d'entendre la voix cachée de Dieu.

    *

    Unknown-3.jpegVivaldi est né le 4 mars 1678, à Venise, et fut immédiatement ondoyé, c'est-à-dire baptisé par ablution, car on craignait que cet enfant chétif et toussotant ne meure bientôt. Le même jour, un tremblement de terre ébranla toute la région, et Venise fut inondée.

    Nous sommes en 2019, les tremblements de terre se multiplient et Venise, une fois encore, est inondée.

    L'eau est le sang de cette ville. Elle irrigue les toiles du Titien, de Tiepolo, de Rubens, de Monet, de Cézanne. Elle baigne la musique de Gabrieli, Albinoni, Vivaldi, da Ponte.

    Les collapsologues prédisent sa mort : elle s'effondre lentement dans les eaux, Venise n'en finit pas de finir. La Mort à Venise. Castration. Dépression.

    Les fêtes se terminent toujours tristement.

    Mais non !

    Venise résiste. Venise n'est pas au bout de son histoire, ni de ses peines.

    L'eau est le sang de la ville. Les canaux sont ses artères et ses veines.

    Le corps se transforme, grossit, maigrit, étend ses bras dans les lagunes. Et le cœur bat encore, et de plus en plus fort.

    Écoutez son éloge, en 1570, par Luigi Groto Cieco d'Adria.

    « Qui ne la loue est indigne de sa langue, qui ne la contemple est indigne de la lumière, qui ne l'admire est indigne de l'esprit, qui ne l’honore est indigne de l'honneur. Qui ne l'a vue ne croit point ce qu'on lui en dit et qui la voit croit à peine ce qu'il voit. Qui entend sa gloire n'a de cesse de la voir, et qui la voit n'a de cesse de la revoir. Qui la voit une fois s'en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus, ou s'il la quitte c'est pour bientôt la retrouver, et s'il ne la retrouve, il se désole de ne point la revoir. De ce désir d'y retourner qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent, elle prit le nom de venetia, comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière :

    Veni etiam, reviens encore ! »

    Texte de Jean-Michel Olivier lu par le journaliste Philippe Revaz, le 15 décembre 2019 au Victoria Hall, lors du concert « Noël à Venise » de la Cappela Genevensis sous la direction de Claude-Xavier Hollenstein, avec des œuvres de Vivaldi et Zelenka.

  • Rêver Venise avec Pierre-Alain Tâche

    images-6.jpegDe Goldoni à George Sand, de Musset à Rilke, de Casanova à Sollers, Venise est la ville du monde qui a le plus inspiré les écrivains — un passage obligé pour les poètes. Elle inspire, aujourd'hui, un très beau livre à Pierre-Alain Tâche, l'un de nos meilleurs écrivains.

    Constitué de deux parties — l'une écrite en 2009 et l'autre en 2015 —, Venise à main levée* nous entraîne dans le dédale des ruelles de la ville. À la fois promenade, où le poète se laisse guider par le hasard, et rêverie ou divagation. Attentive, l'oreille perçoit la musique des voix, le clapotis de la lagune, une femme qui chantonne dans la rue. Et l'œil est aux aguets, perdu dans la folie du carnaval ou visitant la Biennale d'art contemporain, la prison pour femmes de la Giudecca ou le cimetière San Michele.

    Le regard est curieux, et prompt à se laisser surprendre et à s'émouvoir. « Est-ce un visage que je cherche au tarot des façades ? » Il y a, dans cette errance bienheureuse, une quête du mystère — et de la femme. À Venise, elle porte tous les masques : artiste de rue, marchande de souvenirs, lavandière étendant du linge à sa fenêtre. Et le poète ne cesse de les arracher…

    La poésie de Tâche est faite d'instantanés d'une rare précision (d'une rare justesse), comme saisis au vol, à main levée. Dans une langue à la fois musicale et sensuelle, Tâche esquisse les visages inconnus, les paquebots à quai, les Carpaccio entrevus à la Scuola San Giorgio dei Schiavoni. Il rend justice à la Sérénissime — cette ville qui demeure un miracle.

    Venise à main levée est sans doute l'un des plus beaux livres, et l'un des plus personnels, de ce grand poète vaudois.

    * Pierre-Alain Tâche, Venise à main levée, Le Miel de l'Ours, 2016.

  • Mystère Sollers

    images-11.jpegIl y a un mystère Sollers, comme il y a un mystère Céline, Dante ou Joyce. Il publie, tous les deux ans, des romans qui n'en sont pas vraiment, et laissent les critiques souvent interdits. La somme de ses essais est impressionnante (La Guerre du goût, Fugues, Défense de l'Infini*) et inépuisable. Cet homme a écrit sur tout : les peintres, les écrivains, la politique, mais aussi les fleurs, Venise (ah ! son Dictionnaire amoureux de Venise** : une merveille !), etc. Depuis toujours, il provoque, il agace, il séduit. Il suit obstinément sa voie, qui n'est pas celle de la « France moisie », qu'il dénonçait il y a quelques années…

    images-10.jpegAlors, L'École du mystère***, son dernier livre ? Inclassable, comme d'habitude. Les uns diront qu'il s'agit là d'un roman décousu, sans véritables personnages et sans intrigue. Ils n'ont pas tort. Mais ce n'est pas important. Les autres verront dans ce faux roman (comme les précédents) une sorte de rhapsodie, suite de réflexions sur l'époque, de portraits furtifs, de petites fables, qui tournent autour du titre (qu'ils éclairent) : l'école et le mystère.

    Le mystère, tout d'abord, c'est celui de la messe, l'émotion mystérieuse (encore aujourd'hui) à l'écoute d'une messe en latin ou d'un morceau de jazz. Cette émotion, venue on ne sait d'où, nous ouvre les portes d'un monde inconnu où justement le narrateur est initié. Car l'émotion nous ouvre au mystère et le mystère est l'école de la vraie vie. Les grands livres sont à la fois mystérieux, stimulants et riches en enseignements. Pour Sollers, on n'a jamais fini d'apprendre. Seuls les livres qui ne nous apprennent rien sont inutiles.

    Nous faut-il donc retourner à l'école ? Non : « L'école du mystère est le contraire de l'institution scolaire en plein naufrage. La Nature est le seul professeur, pas de « bourses », d'habilitations, de passe-droits, de recommandations cléricales. Le cœur répond, ou pas, à la nature universelle, c'est une résonance. (…) J'apprends, voilà tout. J'apprends en étudiant, soit, mais surtout en dormant, en rêvant, en parlant, en nageant, en baisant. Personne ne me dit ce qui est bien ou mal. J'apprends. »

    Éloge de la lenteur, de l'apprentissage, de la pensée, de la poésie, le roman de Sollers fait se croiser deux femmes, très différentes l'une de l'autre, qui intrigue le narrateur. Il y a Fanny, « partenaire d'une liaison expérimentale », qui représente la morale (toute-puissante aujourd'hui, hélas), la contradiction, Fanny très occupée par sa vie de famille, « la gestion rentable de son mari », « ses réseaux sociaux », ses amours contrariées, — Fanny qui l'agace et qu'il aime. Et, sur l'autre bord, il y a Manon, la sœur aimante et complice, Manon qui joue avec le feu, l'initiatrice et la consolatrice, résolument du côté du mystère, de l'expérimentation, de l'émotion vécue.

    DownloadedFile.jpegDans L'École du mystère, on voit passer bien d'autres personnages, liés souvent à une actualité : Céline, Heidegger (dont on publie les Carnets noirs), Marilyn Yalom (prêtresse américaine des « études genre »), Marguerite Duras (vieille sœur ennemie). Chacun contribue à bâtir cette école du mystère que Sollers appelle de ses vœux, et qui prend forme au fil du livre. Comme autrefois, en 1987, la société secrète du Cœur absolu avait pris forme sous la plume de ce grand amoureux de Venise.

    Difficile d'en dire plus sur ce livre inclassable, riche, clair et mystérieux.

    Laissons les derniers mots à Philippe Sollers : « Qui connaît la joie du ciel ne craint ni la colère du ciel, ni la critique des hommes, ni l'entrave des choses, ni le reproche des morts. »

    * Philippe Sollers, La Guerre du goût, Folio.

    — Fugues, Folio.

    — Défense de l'Inifin, Folio.

    ** Dictionnaire amoureux de Venise, Plon.

    *** L'École du mystère, roman, Gallimard, 2015.