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  • Nicolas Bouvier*

    images.jpegL'après-midi s'achève. Mes pas me portent jusqu'à Carouge. Je traverse le pont sur l'Arve aux eaux grises et boueuses, je longe les rails du tram sur cinq cents mètres et j'arrive sur la place du Marché.

    C'est là, une fois par mois, que j'avais rendez-vous avec Nicolas à la Brasserie de la Bourse. Il arrivait en retard. Ou parfois oubliait de venir. J'allais le chercher dans son repaire du Boulevard des Promenades, tout en haut d'une tour qui offrait une vue grandiose sur la ville. Son atelier était un véritable capharnaüm. Les murs étaient couverts d'images, de photos et de dessins, de plans plus ou moins chimériques. Et son bureau, dans un coin de la pièce, ployait sous les piles de livres. Il y avait toujours une bouteille de whisky à portée de la main.

    « Nous avions rendez-vous ? demandait-il d'une voix innocente.

    — Oui. Nous devions manger ensemble.

    — Ah ! Pardon.

    — Pas grave. Une bonne table nous attend. »

    Dans la rue, nous marchions côte à côte, mais pas au même rythme. Nicolas avançait au rythme de ses mots et de ses phrases. À chaque point, il marquait une pause, respirait un bon coup, puis commençait une nouvelle phrase en se remettant à marcher. Comme pour Rousseau, la pensée lui venait en marchant. De l'extérieur, il donnait l'impression d'avancer comme une grenouille, par bonds successifs. J'avais quelquefois de la peine à le suivre.

    Nous arrivions sur la place du Marché. Le patron de la Bourse nous attendait sur le seuil du bistrot. Une table nous était réservée dans une petite salle, souvent à moitié vide. Nicolas s'asseyait dos à la fenêtre pour ne pas voir les passants dans la rue qui risquaient de le reconnaître. Il sortait de sa poche une multitude de flacons et de fioles pourvus d'étiquettes illisibles.

    « Je suis une pharmacie ambulante ! »

    Nous commandions toujours un demi de goron. Il se versait un verre et avalait une poignée de pilules jaunes et blanches.

    « Tu es sûr que le vin et les médicaments font bon ménage ?

    — Pas de souci. C'est un mariage heureux. »

    Invariablement, nous commandions le même plat. De la langue de bœuf aux câpres avec de la purée de pommes-de-terre et des légumes de saison. Un délice. Arrosé d'un nouveau demi de goron. Car Nicolas avait toujours très soif.

    « La langue, vois-tu, c'est le plat préféré des écrivains ! Ils la découpent, ils la remâchent, ils la savourent, ils la triturent. Ils l'intègrent à leur propre corps au point qu'on ne peut plus savoir qui est qui. C'est une alchimie mystérieuse… »

    C'était en 1990. Nicolas avait soixante-et-un ans et il venait de publier son Journal d'Aran et d'autres lieux. Il me parlait de ses pérégrinations sur les îles irlandaises, des paysages arides, mais peuplés de fantômes.

    « Il restait une traînée de safran sombre dans le ciel noir. J'ai garé la voiture entre des crocus couchés et rôtis par le gel. De la terrasse on voyait les anses au nord du port déjà prises dans une mince pellicule de glace. Nous étions hors saison et c'est le seul hôtel où j'ai trouvé une chambre. »

    En l'écoutant, je me disais que j'irais là-bas un jour, sur l'ile aux sortilèges, à la rencontre des fantômes échappés des châteaux en ruine qui me diraient enfin qui je suis (eux seuls le savent). Chaque voyage est une petite odyssée qui vous fait et qui vous défait. Et Nicolas, à force de chasser les quasars, n'en est jamais revenu indemne.

    « Dans le cosmos, il existe des zones noires inexplicables que les astronomes ont baptisées les quasars. La densité de la matière y serait telle que les protons ne peuvent s'en échapper. Des excès, des trous de création, si l'on veut. Dans un quasar, l'esprit se déficelle et ne retient plus rien ; on n'a pas pu prendre son souffle que déjà on a disparu. On refait surface ailleurs, un peu plus tard, un peu plus loin, dans un milieu qui a retrouvé suffisamment de cohérence pour que l'on puisse respirer. Ou on ne revient pas : chaque année, huit mille personnes s'évanouissent en fumée sans que l'on puisse invoquer les terroristes, le grand caïman ou un héritage en litige… »

    J'avais vingt ans. Je suivais les cours d'une école de théâtre. Les masques que l'on me proposait ne convenaient pas à mon visage. Les mots que je jouais sonnaient faux dans ma bouche. J'avais la nostalgie du lointain, des voyages et des rencontres. Déjà la soif de disparaître.

    *extrait d'un livre en cours

     

  • Fantômes*

    Unknown-1.jpegPendant trois ans, l'enfant est assailli de cauchemars. Il appelle au milieu de la nuit. Et l'on se précipite dans sa chambre. En général, c'est moi — je ne dors que d'un œil. Je le prends dans mes bras, je le berce, je fredonne une chanson, je passe ma main dans ses cheveux si doux. Je pose un baiser sur ses joues baignées de larmes.

    « Ce n'est qu'un mauvais rêve, allons, tout est fini maintenant. »

    Je retourne me coucher, les draps sont encore chauds, mais bien sûr je n'arrive plus à fermer l'œil. La nuit est perdue. Je somnole, je guette les prochaines larmes. Je suis sur le pied de guerre. Par la fenêtre, je regarde le jour se lever. C'est le plus beau moment de la journée. J'entends les premières voitures dans la rue.

    Quelle heure peut-il bien être ?

    Je jette un œil sur le réveil. Je vais dans la cuisine me faire une tasse de café, regarder encore une fois par la fenêtre.

    Surtout pas faire de bruit.

    L'enfant dort comme un ange.

    Chaque nuit, désormais, j'entends les cris qu'il pousse dans l'alcôve. Je sais qu'il n'est pas là, mais je me lève quand même. J'ouvre la porte de sa chambre. La chambre noire. La chambre vide. (Ce vide est à présent le centre de ma vie.) C'est là qu'on développe les images. Toutes les images. Celles qu'on adore et conserve pieusement. Et celles que l'on a oubliées.

    Même les images fantômes.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Le bon petit diable*

    images.jpegQuand il était enfant, dans la banlieue de la petite ville, il aimait jouer au diable avec un masque en papier mâché et une cape noire. C'était son rôle préféré. Il se tournait vers sa maman, qui riait aux éclats, et il lui demandait:

    « Quand je serai grand, qu'est-ce que tu veux que je sois ? »

    C'était un enfant doux, obéissant. Il aurait fait n'importe quoi pour se faire aimer de sa mère.

    Elle répondait :

    « Tu seras toujours mon petit garçon ! »

    Il était malicieux, rieur, il plaisantait de tout. Mais il aimait jouer, s'entourer de jolies filles, taper dans un ballon, se déguiser. Il ne serait jamais instituteur ou fonctionnaire. Il ne se marierait jamais. Il ne serait jamais un père de famille comme les autres.

    À cet instant, il se rappelle une discussion qu'il a eue avec Le Baron, son agent artistique, il y a très longtemps.

    « Tu vis dans le regret, mon vieux !

    — Quel regret ?

    — Tu aimerais être à la fois noir, juif, femme, socialiste et pédé !

    — Rien que ça !

    — Tu ne crois pas que c'est un peu trop ?

    — Moi qui ne postule humblement qu'à deux de ces distinctions, je puis t'assurer que ce n'est pas commode !

    — Pourquoi ?

    — Tu es trop ambitieux ! »

    *extrait d'un roman en chantier.