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  • Dans le TGV (avec Nicolas Bouvier)*

    Unknown-1.jpegSa vie ressemble à une navette — cet élément mobile du métier à tisser qui sert à transporter le fil de trame à travers les fils de chaîne par un mouvement incessant de va-et-vient. Il va, il vient, sans savoir où, ni qui il est. Pour les pêcheurs, la navette sert aussi à repriser les filets déchirés.

    Damien révise le texte qu'il va jouer cet après-midi à Paris, chez Cinégram, pour une séance de doublage à 300 euros. Le Baron l'a averti ce matin, par SMS, tout fier de lui avoir trouvé un petit job.

    « Il doit avoir pitié de moi, pense-t-il. C'est mauvais signe. »

    Enfoncé dans le siège en velours, la tête appuyée contre la vitre, il regarde une fois encore le paysage défiler. Combien de fois a-t-il fait la navette ? 200, 300 fois ? Il reconnaît tous les villages, les champs où paissent des vaches couleur caramel qui ont l'air bien portantes, les bosquets dans la brume. Il retourne à son texte (un remake de Pretty Woman), mais il n'arrive pas à se concentrer. Il vérifie que le sac à dos d'enfant avec deux grands yeux de chouette et une sorte de mâchoire à pois en textile est bien à l'abri sous sous siège. Il lève la tête pour s'assurer de la présence du sac de cuir avec ses flingues et l'album de photos dans le porte-bagage au-dessus des fenêtres.

    Tout est bien à sa place. Le magot et les flingues. Mais Damien n'est pas rassuré.

    Il sort son exemplaire du Journal d'Aran et d'autres lieux, son livre de chevet, dédicacé à « son ami Damien » par Nicolas Bouvier. Aussitôt il se reconnaît dans ce voyageur au long cours, souvent malade et perdu dans le vaste monde. « J'ai frappé le pavé du pied pour me ramener à l'existence, m'assurer que j'étais bien là, alors que les mots je et ici n'avaient pas encore réintégré leur sens. »

    Ceylan, le Japon, l'Irlande. Nicolas, lui aussi, cherchait une île où disparaître. À chaque fois, miracle, le voyageur a disparu. Englouti corps et âme par le mystère des lieux. Le voyageur est mort, comme ces anonymes aux tombes dressées qui remplissent les cimetières de ses livres. Ensuite, grâce au pouvoir des mots — magie blanche contre magie noire —, la musique de ses phrases, il est ressuscité. Mais il cherche sans cesse une preuve de son existence. « J'ai toujours souffert de ma lourdeur ; être baladé comme une feuille morte m'avait fouetté le sang. Pour la première fois depuis que j'étais ici, j'ai entrevu le soleil par une fugace déchirure dans le drap sale du ciel. Il s'est bien montré quinze ou seize secondes, le temps de photographier mon ombre pour conserver une preuve de mon passage ici. »

    Posant le livre sur ses genoux, il somnole en regardant le paysage. Ce n'est pas l'île d'Aran, où il rêve de se rendre, mais la Bourgogne, puis la Beauce qui englobe cinq départements. Ses champs de blé et de maïs, de betteraves sucrières. Le jaune aveuglant du colza. Il aime ce pays, comme il aimerait l'Irlande, les îles tout au bout de la brume.

    Le train s'arrêté en rase campagne, au milieu de nulle part.

    « Accident de personne », dit la voix sibylline de l'hôtesse.

    Il se replonge dans la musique de son ami. « Au coin du feu, je badigeonne mes écorchures à la teinture d'iode, la tête é rien, ronronnant de fatigue. Au fond de moi, quelque part, je sens que la vie s'écoule dans sa liberté parfaite, circule se partage et roule en gouttes de mercure. Je soupçonne que les idées se rendent visite, que les concepts se défient et s'amusent sans m'avoir invité. Ces jeux dont la faible rumeur me parvient sont hors de mon atteinte. Larbin et portier de moi-même, je me suis une fois de plus laissé enfermer dehors. »

    Il reprend un Xanax pour s'étourdir encore un peu. Ne plus revoir, en boucle, le mauvais film où il incarne le personnage principal. Mais rien n'y fait. Sitôt qu'il ferme les paupières, les images reviennent avec une précision hallucinante, la lumière glauque des caves, les deux types enlacés, le canon dans la bouche du dealer, le coup de feu…

    Il aimerait tant changer le scénario, reprendre le film au début, jouer un autre rôle !

    « Dans la vie, disait Alex, on peut toujours revenir en arrière. Mais jamais jusqu'au début du film… »

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Somnambule*

    image.jpgDans la chambre au grand piano noir, flottant entre les draps de flanelle de son lit-mezzanine, une jambe à demi repliée sur le duvet à l'effigie des Spice Girls, son groupe fétiche, l'enfant dort. Pas d'un sommeil tranquille, non, mais agité de rêves, d'images fugaces, de peurs obscures. L'enfant gémit dans son sommeil, transpire, bouge beaucoup.

    Chaque soir, quand il est là, quand sa mère m'autorise à l'avoir, j'entre dans la chambre noire, sans faire de bruit. Je rajuste la couette pour qu'il soit entièrement couvert et qu'il ne prenne pas froid (même en été). J'écoute sa respiration. Je m'assieds sur le tabouret du piano noir et je reste des heures à le regarder dormir.

    Le tapis est jonché de jouets en plastique, comme un champ de bataille, des Superman, des Spiderman, des petites voitures à friction, une maquette de fusée spatiale, un RoboCop dépiauté, des dinosaures et des oiseaux préhistoriques, gros comme des rats. Souvent je demande à l'enfant de ranger sa chambre, mais rien n'y fait. Il aime vivre au milieu de ces créatures en plastique.

    Les yeux ouverts, mais endormi, l'enfant se lève pour marcher dans la chambre. Il tourne en rond, ne semble plus savoir où, ni qui il est. Il se cogne à la mezzanine, puis à la vitre de la fenêtre. Parfois il ouvre la porte et va se balader dans le couloir obscur. Je le suis à distance. Sa mère m'a dit qu'il ne faut jamais réveiller un somnambule. C'est dangereux. Si on le tire trop brusquement de son sommeil, il risque le collapse.

    Une nuit, ayant arpenté tout l'appartement, j'ai retrouvé l'enfant sur le palier, hésitant à descendre les marches ou à escalader la rampe de bois.

    Quelle est la volonté d'un somnambule ? Qui dirige ses pas ? L'enfant qui dort est-il le même que l'enfant éveillé ?

    Avec douceur je prends sa main. Il a toujours les yeux ouverts, mais il ne me voit pas. Et je le guide vers sa chambre à pas de loup. Il se glisse dans son lit, entre les draps qui ont gardé l'empreinte de son corps, de sa chaleur. Je remonte le duvet à l'effigie des Spice Girls sur son cou. L'enfant replonge dans un sommeil profond. Je m'installe au piano pour le regarder dormir.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Vrais et faux amis*

    amis.jpgDans les semaines qui ont suivi notre séparation — juste après l'explosion atomique —, les amis sont tombés comme des mouches.

    Il y a ceux qui ont d'emblée choisi leur camp. Le fan-club de Leslie, de loin le plus nombreux. Le fan-club de Damien, dont les membres se comptent sur les doigts d'une main. À la guerre comme à la guerre. Les hostilités sont ouvertes et tous les coups sont permis. Les excommunications volent bas. Comme les noms d'oiseau. Chaque jour, on se découvre des ennemis qu'on croyait bien connaître et qui vous poignardent dans le dos.

    Médisance, coups tordus, festival de fake news sur notre relation qui « battait de l'aile depuis longtemps ».

    Plus loin, il y a ceux qui ont tout vu, les blasés, les infiniment sages, les revenus de tout, qui se refusent de choisir un parti, car ils se veulent impartiaux. Ils ne font pas la différence entre elle et lui, parce qu'ils placent la liberté de chacun au-dessus de tout. Ce sont les mêmes qui, dans votre dos, intronisent le rival. Les draps du lit sont encore chauds, ils gardent l'empreinte de votre corps. Mais bon, c'est comme ça. La vie suit son cours. Ceux-là, je les ai vite atomisés, rayés à vie de ma liste d'invités. Ils m'ont lâché quand j'avais besoin d'eux, continuant leur vie médiocre à l'université ou ailleurs, sans jamais prendre de mes nouvelles. Pourtant, nous étions comme les doigts de la main. Nous avions même fondé un « club des neuf » avec deux autres couples qui avaient eu eux aussi un enfant. Tennis, soirées sans fin sur les terrasses, vacances communes dans le Sud de la France.

    L'histoire s'est arrêtée d'un coup, abruptement, par trahison.

    Enfin, il y a ceux qui restent, ils ne sont qu'une poignée, les taiseux, les solitaires, les mutilés. La douleur rend les hommes solidaires. C'est une nouvelle fraternité, inconnue jusqu'ici. Ils ne demandent rien, ils sont discrets, ils écoutent vos conneries jusqu'aux petites heures du matin. Ils vous soignent aux bons vins, au risotto au champagne, aux meringues à la double crème de gruyère. Ils vous transmettent leur énergie et leur amour. À leur table, chez eux, une place vous est toujours réservée. Parfois, ils jouent les entremetteurs. Ils vous présentent une fille qui vous sourit. Sa voix est agréable, mais vous ne la voyez pas : vous êtes encore dans les brumes du chagrin, sur un radeau perdu en pleine mer. Quand vous rouvrez les yeux, elle n'est plus là. Vos amis sont désolés. Ce n'est pas grave. Vous reprenez votre navigation solitaire.

    Et puis il y a ces frères de l'ombre.

    Ceux qu'on appelle les pères du dimanche. Les demi-pères. Les pères à temps partiel.

    Comme Gaspard, comme Greg le borgne.

    Vous ne les connaissiez pas avant l'explosion nucléaire. Eux aussi sont des survivants — des miraculés. Ils traversent des champs de ruines. Des cimetières sous la pluie. Leur corps est brûlé au napalm. Ils sont seuls, mais pas entièrement. Un enfant les suit comme une ombre.

    Mais attention : s'ils se retournent, l'enfant disparaît !

    C'est la loi.

    Ils sont condamnés à aller de l'avant sans jamais regarder en arrière, comme Orphée remontant des enfers : dans son dos Eurydice le suit, mais il est interdit de la voir.

    * extrait d'un roman en chantier.