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  • Le dernier mot (11)

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    “ Thérèse… ”

    La vieille a sursauté.

    “ Je suis là, mon ami… ”

    Il a tourné la tête et il l'a regardée longtemps, avec des yeux étranges, comme s'il ne la reconnaissait pas.

    “ Thérèse…

    — Quoi encore ?

    — J'ai peur… ”

    Alors la vieille s'est traînée vers le lit et elle a pris la main de l'homme.

    “ Allons, mon ami, ce n'est rien… ”

    Son visage est couleur de cire et ses lèvres, encadrées par deux traits profonds qui sillonnent le bas des pommettes, frémissent toutes seules.

    “ Thérèse…

    — Calmez-vous, mon ami !

    — Promets-moi de veiller au grand Livre…

    — Quel livre ?

    — Tu sais bien… Le livre de ma vie… La troisième partie des Confessions…

    — Ah bon je croyais…

    — Il ne faut pas qu'il tombe en de mauvaises mains, Thérèse ! Mes ennemis sont si nombreux, si puissants, si bien introduits dans les sphères du pouvoir… Et mon livre est plein de poison !

    — Du poison, mon ami ?

    — Oui, le poison de la vérité ! J'y révise toutes mes théories sur l'homme et la nature, le bon sauvage, les méfaits de la civilisation… Et tout le monde va en tomber par terre !

    — Pourquoi donc ?

    — D'abord je commence par un aveu…

    — Un aveu ?

    — Que je me suis trompé, Thérèse…

    — Vous tromper, vous ? Comment est-ce Dieu possible…

    — Oui, sur toute la ligne ! ”

    Il siffle entre ses dents.

    “ L'homme est mauvais, dès le départ, Thérèse, et définitivement…

    — Mais vous avez toujours soutenu le contraire !

    — C'était le seul point faible de mon système…

    — Oh la la, mais alors ça change tout !

    — En effet, ma fille ! C'est pourquoi j'ai entrepris ce troisième livre, qui sera mon grand Livre… ”

    La vieille plisse le front.

    “ Mais alors si votre homme est mauvais…

    — C'est la société qui est bonne, Thérèse, exactement ! Je dirais même que sa seule chance de s'amender — c'est-à-dire d'aller vers le Bien — réside dans la civilisation : les Lois, la Culture, la vie en société…

    — Ça alors !

    — Il faut légiférer, Thérèse ! Sans cesse de nouvelles lois… Des lois sur tout : l'abus d'alcool, la protection de la nature, le harcèlement sexuel, le viol et le chômage (qui sont souvent liés), le tabac, les voitures, l'utilisation des engrais, le célibat des prêtres, les banques de sperme…

    — Ça fait beaucoup de lois, mon ami…

    — Qu'importe ! Il y va de l'avenir de l'homme… ”

    La femme se gratte le crâne.

    “ Mais la nature alors ? Cette bonne et sainte nature que vous avez tant célébrée…

    — À la poubelle, Thérèse, comme tout le reste ! Car enfin je me suis trompé…

    — À la poubelle ?

    — Oui, rien de plus pernicieux, au fond, que ces forêts propices à tant d'épanchements stupides… Et ces lacs ! Et ces montagnes ! Et ces rivières qui nous inspirent tant de molles rêveries…

    — Mais vous-même…

    — J'étais aveugle, Thérèse ! Et puis je me suis laissé guider par mon cœur, qui est le pire guide qui soit…

    — Ah bon là aussi vous avez retourné votre veste ?

    — Un philosophe ne retourne pas sa veste, Thérèse, il évolue…

    La vieille le regarde, la bouche ouverte ; l'homme poursuit.

    “ Donc tout reprendre à zéro, mais à l'envers, si l'on peut dire. Dans son essence, la nature est mauvaise, hostile, stupide, il faut l'exterminer !

    — L'exterminer ?

    — Oui, ma fille. Peux-tu me dire ce qu'il y a de plus bête que le Cervin, par exemple ? Quelques tonnes de rocher avec un peu de neige dessus…

    — Mais je croyais…

    — Rasons les Alpes, Thérèse ! Et le forêts ! Et les collines… Comme ça enfin nous pourrons voir la mer ! ”

    La vieille semble effarée.

    “ Et notre homme dans tout ça ?

    — Il n'est rien, ma fille. Un chiffre, un code d'accès sur Internet… Un nom gravé sur une croix… Autant dire : RIEN !

    — Par sainte Thérèse, vous me faites peur !

    — Ma grande erreur, il y a longtemps, ce fut de croire qu'il existait, mais j'en suis revenu !

    — Quoi ! L'homme n'existe pas ?

    — Il existe, ma fille, mais comme une sorte de chaînon aveugle, insignifiant, interchangeable ! Et en lui-même il n'a pas de valeur…

    — Ça alors !

    — Je vois l'humanité comme une fourmilière, avec des milliards de petits insectes qui œuvrent ensemble pour le bien commun, mais sans le savoir, sans le vouloir, et dans l'ombre. Ils se tuent au travail, mais ils adorent ça. Ils sifflent toute la journée, comme les nains de la chanson. Ils mangent tous la même nourriture (mettons du steak haché avec des frites) et ils écoutent la même musique (du rap, de la techno). Souvent les deux ensemble d'ailleurs. Ils ne lisent plus parce qu'ils n'ont plus le temps. Ils vont au cinéma une fois par semaine pour voir toujours le même film (avec Kevin Kostner et Pamela Anderson). Ils ne vont plus à l'opéra, ni au théâtre, parce qu'ils trouvent ça ridicule, et qu'il n'y a pas de poursuite en voiture. Ils passent toutes leurs soirées devant la télévision, car ils ont peur de sortir. Et ils n'achètent plus de journaux parce que le monde ne les intéresse pas, et que d'ailleurs les journaux sont pleins de mensonges…

    — Quel tableau, mes aïeux !

    — La simple vérité ! Mais tout cela est dans mon Livre… ”

    Il essaie de sourire, mais une quinte de toux remplit ses yeux de larmes.

    Alors il se recouche, sans un mot, en grimaçant sous la douleur.

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  • Le dernier mot (10)

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    Elle est allée vers l'étagère, a passé son torchon sur les pots de tabac, les livres, les gobelets remplis de cure-dents, puis elle a attrapé un vieux bocal de confiture, caché derrière les livres, d'où elle a sorti une photographie.

    “ Ah ce n'est pas comme ma petite Julie… ”

    Sur la photo, une jeune femme en tablier, un bébé dans les bras, se tient devant une grande bâtisse, sans doute une grange ou un hangar. À ses côtés, un homme en bras de chemise mâchonne un brin de seigle, sa bêche à la main.

    “ En voilà une que je regrette d'avoir abandonnée ! Ah si tous les enfants étaient comme elle… ”

    Avec sa main elle ôte la poussière sur la photo.

    “ Elle aussi un beau jour elle est venue sans crier gare : c'était il y a cinq ans, elle venait de passer son bac écologie, ah comme elle était mignonne dans sa robe d'été avec ses cheveux longs et ses sabots, on s'est installé au jardin, bien tranquille, parce que mon homme était en Angleterre invité par un certain Hume pour une conférence, elle rougissait, elle faisait sa timide, et puis elle a sorti de son cabas un carton jaune avec une majuscule, un R immense, alors j'ai dit c'est pas possible, le cauchemar continue, celle-là aussi va me demander de l'argent et on va finir sur la paille… Mais pas du tout ! Très classe la petite ! Elle m'a dit qu'elle n'avait besoin de rien, qu'elle était seulement venue pour m'inviter à son mariage, j'ai fait ah bon tu te maries, elle a dit oui avec Émile, un paysan du Languedoc qui a des chèvres et des moutons et plein de cultures biologiques, c'est dans un mois alors je peux compter sur vous, j'ai dit ça va dépendre de mon bonhomme, elle m'a dit tu es bien assez grande pour décider toute seule, un jour il faut virer sa cutie, alors j'ai dit d'accord je viens, mais quel cadeau est-ce qu'il faut t'acheter, elle a dit pas de livres surtout, on en a plein les armoires et ça ne sert à rien, nous on veut du solide, une vache par exemple ou un taureau, j'ai dit oh la la c'est trop cher pour moi, mais je peux apporter une poule, elle a dit c'est OK pour la poule, alors à dans un mois… ”

    Elle sort d'autres photos, cachées dans la théière.

    “ Quel beau mariage c'était avec tous ces gens rassemblés dans la grange à danser au son de la mandoline et les mariés qui tournaient au milieu ! J'étais vraiment émue, par sainte Thérèse, parce que c'était comme dans ma jeunesse, et ma Julie était si belle, et puis Émile n'était pas mal non plus avec sa redingote si serrée que les boutons sautaient l'un après l'autre, et puis il y avait cet Anglais (Keith ou quelque chose comme ça) qui était le beau-père d'Émile, il m'avait invitée à valser et puis après on avait bu des verres, la piquette de là-bas qui fait tourner la tête, et mon Anglais m'avait emmenée dans l'étable, discrètement, au milieu des vaches qui ruminaient, et puis on avait fait ça sur la paille, oui plusieurs fois sur la paille, je me souviens, car il y a bien longtemps que ça ne m'était plus arrivé parce qu'avec mon bonhomme maintenant c'est fini, je veux dire ces choses-là, on a tiré un trait sur la question, d'ailleurs c'est pas plus mal parce que la dernière fois ça lui a pris des heures, parfaitement, avant comme qui dirait les choses sérieuses, mais non, pas de problème de ce côté avec l'Anglais, plusieurs fois dans la paille que je vous dis, avec les vaches qui nous chantaient une berceuse, c'était le paradis, dommage que nos enfants ne se marient pas tous les jours… ”

    Elle cache les photos dans un vieux pot de confiture.

    “ Et dire que mon bonhomme il ne les connaît pas, c'est bien dommage, car cette jeunesse ça vous met du baume sur le corps et des fois on en a besoin parce que la vie n'est pas drôle tous les jours, surtout avec le philosophe… ”

    Soudain, c'est un vertige, des ombres dansent devant ses yeux, elle est obligée de s'asseoir.

    “ Non la vie n'est pas rose tous les jours, c'est moi qui vous le dis, surtout quand je pense à François… ”

    Elle branle la tête.

    “ Ah celui-là non plus n'avait pas demandé à vivre, tout comme les autres, et cependant il est venu sans crier gare et au mauvais moment, c'était en 52 ou 53 je ne sais plus, juste après l'opéra de mon bonhomme, c'était l'hiver, il gelait dans les champs, j'étais grosse à nouveau et de nouveau on allait m'arracher mon petit, mais cette fois pas d'Assistance, la Criminelle l'a donnée à une paysanne en lui faisant promettre de ne jamais chercher à nous revoir, la bonne femme a dit oui et elle a empoché l'argent, et l'enfant a poussé comme il a pu, un peu dans tous les sens, et un jour il a demandé qui étaient ses parents, alors on lui a donné le fouet ou le harnais (ça dépendait de l'humeur du patron) et l'enfant n'a plus rien dit, il a même perdu l'usage de la parole et il est devenu sauvage, il maltraitait les bêtes, il se battait avec son maître, il passait ses dimanches à rêvasser au bord de l'eau, toujours tout seul, comme mon bonhomme, et un beau jour il n'est plus revenu, on l'a cherché partout dans la maison, près de l'étang, vers la rivière, finalement le maître a découvert son corps au fond d'un puits avec autour du cou un petit carton blanc et ce R majuscule tracé dessus au feutre rouge… ”

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  • Le dernier mot (9)

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    Son torchon à la main, la vieille s'attaque au manteau de la cheminée, encombré de vaisselle, de livres et de vieux disques, de pots de confiture, de gobelets remplis de cure-dents, de photos. Elle pose tout ce fatras sur le piano, nettoie la poutre avec de l'encaustique, puis, au moment de remettre à leur place les objets, change soudain d'avis et jette tout dans le feu.

    “ Ah ces enfants ! Quand ils nous restent à la maison c'est du souci sans fin et quand ils n'y sont pas, c'est bien plus de souci encore… Comme Donatien… ”

    Elle met de l'ordre dans la bibliothèque, jetant par terre tous les livres qui dépassent.

    “ Ah celui-là si j'avais su (mais des fois les gosses ça pousse comme de la mauvaise herbe), je l'aurais bien noyé à la naissance, par sainte Thérèse, dans un égout comme les petits chats… ”

    Avec peine, elle s'est baissée pour prendre le tapis qu'elle traîne derrière elle en clochant.

    “ Parce que c'était le plus mignon il se croyait tout permis, il n'est venu qu'une fois à la maison, en Alfa-Romeo, avec des filles à moitié nues qui parlaient tout le temps… Il portait une chemise ouverte sur la poitrine et l'on voyait sa peau bronzée avec une grosse chaîne autour du cou et des bagues plein les doigts, il s'est installé dans le salon comme s'il était chez lui et il m'a demandé à boire, car il avait roulé longtemps et il commençait à faire soif, j'ai voulu lui verser un verre, mais il m'a pris la bouteille des mains et s'est mis à boire au goulot, tandis que les filles roucoulaient, quand il a eu fini il a inspecté la cuisine, puis le salon, puis l'atelier de mon bonhomme, et il s'est écrié : Comme c'est coquet ici, je vois qu'on ne se prive de rien ! Sa voix avait un ton bizarre, un mélange d'ironie et de colère, comme si le feu coulait sous la glaise, au début je ne me suis pas méfiée et j'ai eu tort, par sainte Thérèse (il faut toujours se méfier des hommes qui parlent bien), il a regardé les peintures, puis le piano, puis la télévision, en sifflotant entre ses dents, puis il a dit avec aplomb : Dire que bientôt tout ça va être à moi ! Bien sûr j'ai pas saisi (vous savez que je suis dure à la comprenette), il m'a regardé en riant et il a répété Tout ça va être à MOI parce que je suis votre FILS, je suis tombée le cul par terre, car si je m'attendais… ”

    Elle secoue le tapis par la fenêtre, puis va le remettre devant la cheminée.

    “ J'étais sonnée mais lui semblait très fier de son effet et toutes ses poules riaient à gorge déplorée, alors il m'a dit : Je m'appelle Donatien et je viens d'avoir vingt-sept ans, et puis comme tous les autres il a sorti un morceau de carton, qui était bleu cette fois, avec la lettre R bien dessinée, alors j'ai dit mon Dieu mon Dieu il ne manquait que ça, il a rigolé de nouveau puis il m'a demandé avec une voix pleine de menace si je voulais bien lui prêter un peu d'oseille, car il était provisoirement à court de liquidités, comme je m'y attendais j'ai dit pas question mon gaillard, si tu veux de l'argent tu n'as qu'à le gagner honnêtement, comme tout le monde, et puis j'ai commencé à rire, il est devenu rouge, il a crié : Mais je suis votre fils ! Alors j'ai dit c'est pas une raison pour rançonner les gens, surtout les gens de sa famille, il a hurlé : C'est votre dernier mot ? Et j'ai dit oui, pas de pèze, et hors de ma maison fils indigne, il s'est levé sans dire un mot, il était blanc de rage, encore une fois il regardé la cuisine (et là je me suis dit Thérèse il va tout te casser, ça va faire un malheur) mais non, il est sorti très dignement avec sa bande de perruches et sur le seuil de la maison il s'est tourné vers moi en disant : Vous allez entendre parler de moi…

    La vieille est allée vers l'armoire.

    Elle l'a ouverte, puis s'est mise à fouiner entre les piles de draps.

    Enfin, elle a poussé un cri, car sa main a trouvé la grosse liasse de lettres qu'elle cherchait.

    “ Le Donatien je ne l'ai jamais plus revu, mais qu'est-ce qu'il a pu m'écrire, mon Dieu ! Il m'écrit tout le temps… Il faut dire qu'aujourd'hui il n'a que ça à faire vu qu'en prison les distractions ne sont pas très nombreuses, mais quand même il m'écrit des romans, pas des romans à l'eau de rose comme son père, non, des romans pleins de crimes, de turpitudes, de supplices à vous fendre l'âme, il ne pense qu'à ça, le Donatien, nuit et jour des orgies, des femmes qu'on viole, des enfants qu'on égorge, des pauvres vieux qu'on fait bouillir dans des marmites, je me demande où il va trouver ça (en tout cas pas dans ma famille, car chez les Levasseur on est nickel de mère en fille) des fois je me demande si c'est pas le Démon en personne, parfaitement, une telle rage, même que des fois quand je relis ses lettres je suis obligée de m'asseoir et des drôles d'idées me traversent la tête et après je suis comme qui dirait toute chose… ”

    L'une après l'autre, elle déchire les lettres, puis les jette dans les flammes.

    “ Enfin il n'est pas près de ressortir, le Donatien, avec tous les meurtres qu'il a perpétués ! Il va passer le reste de sa vie à l'ombre et c'est bien fait pour lui ! Seulement il va continuer à m'écrire tous les jours que Dieu fait, c'est sa vengeance et c'est aussi ma punition, heureusement que mon bonhomme n'en a rien su, autrement pour sûr qu'il en aurait fait une jaunisse, apprendre qu'on est le père d'un forcené ça ne fait pas plaisir, surtout quand on joue les modèles de vertu, enfin moi ça me fait bien rire, car la vertu vous voyez ce que je veux dire… ”

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