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  • La mémoire brûlée d'Yvette Z'Graggen

    Yvette Z'Graggen, grande dame des lettres romandes, vient de nous quitter, à l'âge de 92 ans. Son œuvre, qui a marqué la seconde moitié du XXè siècle, est à la fois l'œuvre d'une combattante et d'un témoin de son temps. En guise d'hommage, voici l'article que j'ai consacré, en 1999, à l'un de ses livres les plus importants, Mémoire d'elles.*

    images.jpeg Toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui trouve un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle quand elle cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

    C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, son dernier livre. Tout commence ici par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). Lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer.

    Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens, la rend étrangère à elle-même.

    La déchirure

    Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille “ née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ”. z978-2-8251-0548-1.jpgSon destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, “ un don total, un partage sans réserve ”, de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a pas ici de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

    Élevée dans la peur, entre un père violent et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite, peuple ses nuits de cauchemars, l’empêche de s’occuper comme elle le désirerait de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises. C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère. C’est-à-dire avec une part mystérieuse d’elle-même.

    * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, L’Aire, 1999.

  • Le dernier mot (13)

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    Dans son lit, l'homme a eu un soubresaut et du sang est sorti de sa bouche.

    “ Thérèse… ”

    La femme est accourue à son chevet.

    “ Je suis là, mon ami ! ”

    Comme s'il ne l'avait pas entendue, il a continué.

    “ Le livre, Thérèse, n'oublie pas le livre ! Il faut tout publier ! ”

    Elle essuie le sang avec son mouchoir.

    “ C'est ma palinodie…

    — Hein ?

    — Ma rétractation, si tu préfères. Le dernier mot de ma philosophie…

    — Mourez tranquille, papa, je m'occuperai de tout ! ”

    Il a souri, puis un spasme, à nouveau, lui fait cracher du sang.

    “ Dommage que je ne puisse pas voir la tête de mes amis !

    — Pourquoi ?

    — Ils vont en faire une jaunisse ! Oui, tous autant qu'ils sont… Et le vieil Arouet va en avaler son dentier !

    — Ce n'est pas beau de souhaiter du mal à ses amis !

    — Mais cela fait tellement plaisir ! Et ça soulage, Thérèse… Si tu savais comme ça soulage… ”

    Il est pris d'une quinte de toux.

    “ Alors tu me promets ?

    — Croix de bois, croix de fer, si je mens… ”

    La femme se penche pour ajouter un oreiller sous sa tête.

    “ Thérèse, tu te souviens de La Fontaine d'Or ?

    — Bien sûr !

    — C'était en plein été, près de Bourgoin…

    — Il y a exactement dix ans ! ”

    À nouveau, l'homme esquisse un sourire.

    “ Tu avais une robe avec des oiseaux imprimés, des liserons dans tes cheveux…

    — Et toi tu portais ton habit d'Arménien ! Ce vieux caftan bordé de martre qui te donnait si belle allure…

    — Après, je t'ai conduite dans une chambre reculée, à l'étage, et là j'ai demandé à Champagneux et à de Rosières s'ils voulaient bien être les témoins…

    — Je me rappelle !

    — Ils étaient si émus qu'ils retenaient leurs larmes…

    — Oh mon Dieu et après tu m'as demandé si j'éprouvais les mêmes sentiments et j'ai dit oui…

    — Alors je t'ai prise dans mes bras…

    — Et j'ai dit oui à nouveau, mais cette fois personne n'a entendu, pas même moi, car à ce moment on s'est embrassés… C'était comme la première fois, parfaitement, vingt-cinq ans plus tôt à Paris… ”

    La vieille essuie les larmes sur ses joues.

    “ Ensuite, on était descendu au cabaret et on avait fait un festin…

    — Des escargots et du pain noir, de la soupe aux châtaignes, des petites cailles aux amandes, des ramequins…

    — Et au dessert j'avais chanté une chanson…

    — Oui, un petit air d'opéra…

    — Non ! C'était une berceuse que fredonnait ma mère… ”

    Dans un violent effort, il fronce les sourcils pour retrouver la chanson du mariage.

    Un cœur s'expose

    À trop s'engager

    Avec un berger

    Et toujours l'épine est sous la rose…

    Ils chantent tous les deux, comme à La Fontaine d'Or, la femme d'une voix éraillée et l'homme dans un souffle.

    Puis ils sont restés silencieux, plusieurs minutes, appuyés l'un à l'autre, et des images défilent devant leurs yeux, naïves et théâtrales, comme si, à cet instant, ils revivaient tous deux cette consécration solennelle de l'illégalité.

    Enfin, l'homme a ouvert les yeux, puis il a regardé autour de lui, comme s'il cherchait quelque chose.

    Il s'est dressé sur les draps.

    “ Aide-moi à me lever, Thérèse…

    — Mais ça va vous faire du mal ! ”

    Péniblement, il a bougé une jambe, puis l'autre, puis s'est assis au bord du lit.

    “ Aide-moi, je te dis ! ”

    Comme il allait tomber, Thérèse l'a retenu miraculeusement, puis, portant le vieil homme sur ses épaules, elle l'a installé sur une chaise de paille, devant la fenêtre ouverte, face au jardin en fleur.

    “ Que je voie encore une fois le soleil… ”

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  • Le dernier mot (12)

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    “ Mon Dieu cette fois c'est la fin ! Il a déjà un pied dans la tourbe, mon bonhomme, et il ne sait plus ce qu'il dit… ”

    Avec son mouchoir, elle éponge le front du vieil homme.

    “ Ah quelle calamité que l'écriture, toute une vie à noircir du papier, je vous demande bien à quoi ça sert ? Et les ratures, et les colères, et les repentirs, et les angoisses, c'est une torture de chaque jour, et la nuit c'est pareil parce que le tourment continue, les mots défilent dans l'ombre, il faut les attraper, et après celui-là cet autre, et après cet autre-là un autre encore, et les phrases s'enchaînent, les petits mots font des grands paragraphes, et les paragraphes des chapitres, et les chapitres… ”

    Elle essuie les cheveux collés par la sueur.

    “ Et au matin tout engourdi par sa nuit blanche il me disait allons, ma fille, il nous faut travailler, et nous nous installions dans le jardin sous un grand saule avec une cruche de café brûlant et des tartines de confiture (car le matin il ne mange rien d'autre, mon bonhomme, et il ne peut pas travailler l'estomac vide) et là il commençait à me dicter, oui, tout le travail de la nuit, et pour moi c'est une nouvelle torture qui commençait car je faisais des fautes, et il parlait trop vite, et je n'arrivais pas à suivre sa pensée, car je n'ai jamais été à l'école, par sainte Thérèse, pas le temps d'apprendre ces choses-là, non l'écriture c'est lui qui m'a appris, comme tout le reste, en s'énervant d'ailleurs parce que ça ne voulait pas entrer dans ma pauvre caboche, tous ces mots, ces signes, tout ce vent, c'est comme les chiffres, il a voulu aussi m'apprendre à compter, mais rien à faire, c'est resté du chinois et je ne sais toujours pas faire une addition, et un et un font un, et si on rajoute encore un eh bien cela fait toujours un, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps, pas moyen d'en sortir, c'est comme pour les horloges, toutes ces aiguilles qui bougent sans cesse et qui se croisent, ça vous embrouille les idées, et moi je n'ai jamais su lire l'heure, et croyez-moi je ne me porte pas plus mal… ”

    Le vieil homme a fermé les yeux.

    “ Bon où est-ce que j'en étais moi ? ”

    Elle se gratte le crâne.

    “ Ah oui les livres quelle torture, tous les jours que Dieu fait à reprendre l'écriture de la nuit, à traduire ses visions, à revivre ses rêves, à éloigner ses cauchemars, car chez lui tout se passe quand il dort, ou plutôt quand il fait semblant de dormir, car il ne rêve que d'un œil, mon bonhomme, il a besoin de l'ombre pour se reposer, mais il reste à l'affût comme une bête curieuse, il écoute, il renifle, il guette les fantômes, comme maintenant, je suis sûre que si je l'appelais, il me répondrait tout de suite ! Essayons voir… ”

    Elle se penche vers son oreille.

    “ Vous dormez, mon ami ? ”

    Aussitôt le vieillard lève la tête.

    “ Bien sûr que non, Thérèse ! J'étais en train d'écrire…

    — Ça ne s'arrêtera donc jamais ?

    — Hélas, ma fille, j'ai tant de choses à dire encore…

    — Mais vous allez…

    — Mourir, je sais ! Mais même mort je continuerais à écrire… ”

    Elle se baisse et passe son balais sous le lit.

    “ Allons, reposez-vous au lieu de dire des bêtises ! ”

    Avec le bout de son balais, elle pêche un livre, puis une cuvette en émail, un vieux morceau de saucisson, des partitions volantes, quelques fondants à demi entamés.

    “ C'est pas croyable le bric-à-brac qu'on peut accumuler dans une vie ! Tous ces livres, ces machins inutiles… Heureusement que je suis là pour faire de l'ordre, car le ménage personne n'en parle, mais dans la vie c'est important, une femme à tout faire, parfaitement, et ce n'est pas ses demoiselles avec plein de rubans dans les cheveux qui auraient pu tenir un ménage, ah ça non, parce que trop délicates, teint de rose et mains trop fragiles, tandis que moi je suis indestructible, par sainte Thérèse, cinq enfants, des tourments à n'en plus compter, et des voyages, et des déménagements, et des humiliations, une vraie vie de bête en somme, mais toujours debout, parfaitement, silencieuse et debout, et attendant la fin de cette histoire avec un drôle de petit sourire en coin parce qu'alors ça va barder, c'est moi qui vous le dis ! Un sacré coup de torchon ! D'abord les journalistes, puis l'héritage, ensuite liquidation du vieux fonds de commerce, rien ne va plus, par ici la monnaie, et puis salut la compagnie et en route pour Ibiza, parfaitement, une petite hacienda avec piscine et salle de fitness (il n'est jamais trop tard pour se reprendre en main) avec un beau jeune homme pour me montrer les exercices, un entraîneur rien que pour moi comme Sharon Stone, alors vraiment ça sera la belle vie, plus de livres, plus de misère, plus de persécution, comme qui dirait la vie sauvage quoi, on recommence tout à zéro et permettez-moi de vous dire que ce n'est pas plus mal…

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