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  • Le dernier mot (2)

    images.jpeg « Maman, maman, il a que ce mot à la bouche, si c'est pas triste Seigneur à son âge, appeler sa maman, nuit et jour, comme un enfant qui demande du lait, un grand homme comme lui qui a écrit tant de beaux livres et d'opéras pleins de musique et des dissertations et tout et tout, si c'est pas triste mon Dieu, maman, maman, toute la sainte journée, et la nuit c'est encore pire, et surtout qu'avec lui on ne sait jamais qui il appelle ainsi, car des mamans il y en a deux, au moins deux, la Suzanne d'abord, qu'il a jamais connue, une vraie sainte celle-là, son seul péché c'est d'avoir mis au monde au petit garnement comme lui, et voulez-vous savoir comment il l'a récompensée ? Je vous la donne en mille Émile : il l'a tuée ! Parole de femme : il l'a tuée à sa naissance ! Comme quoi c'est pas joli joli la vie des écrivains, c'est moi qui vous le dis, il n'y a pas que des belles jeunes filles et des princes charmants, il y a surtout du sang, partout, sur les mains et sur le visage, du sang sur tout le corps, mais on ne le voit pas toujours, car la vie est une boucherie organisée, c'est moi qui vous le dis, la naissance est le premier meurtre, et je suis bien placée pour le savoir, car j'en ai perdu cinq, moi, de petits galopins, bonjour et adieu, c'est comme une lettre à la poste, on l'envoie et après plus jamais de nouvelles, mon homme à moi il ne s'en est jamais remis… »

    Tandis qu'elle monte les escaliers, une bougie à la main, elle doit s'arrêter plusieurs fois, car elle est vieille et fatiguée, elle traîne la jambe, elle a le souffle court.

    C'est une femme mince dont la taille est un peu au-dessous de la moyenne. Sa figure est sans fin, car allongée par un triple menton qui l'attache au buste. Les pommettes font saillie. Le nez dessine avec le front une courbe régulière qui passe sans soubresaut par-dessus l'arcade sourcilière. L'œil semble éteint, presque sans expression, et la bouche entrouverte accuse encore l'air morne et hébété de sa physionomie. L'extérieur, dans son ensemble, marque une assez faible personne, douce mais sans énergie, sans initiative et sans vivacité.

    « Et puis j'allais oublier l'autre, Seigneur, car il y a deux mamans : d'abord Suzanne (paix à son âme !) une vraie sainte celle-là, et puis il y a l'autre, la Baronne, une aristo celle-ci, qui l'a reçu chez elle à Annecy quand il courait de par le monde, son baluchon sur l'épaule, et elle l'a accueilli, et nourri, et blanchi, et elle lui a montré le latin, la botanique et la géométrie, l'arithmétique et tout et tout, même qu'un jour elle lui a fait des choses, parfaitement, c'est mon homme qui me l'a dit, elle lui a proposé une promenade dans la forêt et là elle lui a fait comprendre ce qu'elle voulait : C'est le moment (qu'elle lui a dit avec son air de sainte nitouche) tu n'es plus un enfant et moi je suis une femme, alors il faut te décider, et autant moi qu'une autre ! Bien sûr le pauvre homme il n'a rien compris, je le connais, sur ce chapitre il est à peu près sourd, il faudrait lui faire des dessins, alors elle a dit : Je te donne huit jours ! Et elle a tourné les talons, la drôlesse, et quand le jour est arrivé, elle l'a invité dans sa chambre, parfaitement, elle était nue mais avec des rubans plein les cheveux et un petit mouchoir de gorge sur la poitrine, par jeu mon homme l'a arraché parce qu'il a cru voir un petit lézard tatoué sur l'épaule, bien sûr il n'y avait rien, c'était un truc de femme, seulement pour qu'on s'intéresse à elle, alors ça y est, cric crac, ils ont fait connaissance (vous voyez ce que je veux dire) et après il était tout triste, parole de femme, perdu, désespéré, il savait plus où il était, il avait l'impression d'avoir fait un insecte, je sais pas ce que c'est mais c'est lui qui m'a dit, comme s'il avait tué Maman une seconde fois, quoi, alors maman, vous comprenez, moi j'en ai par-dessus la tête, oui, il peut bien l'appeler autant qu'il veut si ça lui fait plaisir, moi j'irai à mon rythme, et c'est la nuit, et il fait froid, et après tout il n'y a pas le feu au lac… »

    Elle s'est arrêtée pour reprendre son souffle.

    Son reflet tremble dans l'escalier. Ses doigts s'accrochent à la rampe de bois.

    « Depuis sa chute, c'est vrai, il y a deux ans, ce maudit chien danois qui l'a renversé, il a beaucoup perdu, il s'est mis à rêver, il est déjà dans l'autre monde, c'est triste à dire mais c'est comme ça, que voulez-vous changer, il continue d'écrire presque toute la journée, des sortes de poèmes sans queue ni tête, heureusement que je suis là pour lui remettre en place les idées, autrement aie aie aie, c'en est fini de sa réputation, pas de Panthéon ni de funérailles nationales, oui, heureusement que je suis là pour tenir son ménage et corriger ses fautes, c'est vrai ça, et aujourd'hui plus que jamais : à la maison c'est moi qui veille à tout, je suis en quelque sorte la gardienne des idées, hé hé… »

    D'un coup d'épaule, elle a poussé la porte et constate qu'il dort.

    « Eh bien ce n'était pas si urgent que ça ! »

    C'est l'été, près d'Ermenonville, le vent est frais et parfumé, et l'on entend, par la fenêtre, le chant clair des mésanges.

    Alors la femme est entrée dans la chambre.

    D'un œil mauvais, elle a regardé autour d'elle, et elle a vu les partitions sur le piano, le feu éteint, les piles de livres renversés, le vieux fond de café dans la tasse, et les habits jetés pêle-mêle sur la chaise.

    Et grommelant elle a dit :

    « À nous deux, mon gaillard ! »

    Lien permanent Catégories : rousseau
  • Le dernier mot (1)

    images.jpeg « Maman ! »

    Son cri l'a réveillé.

    Et l'homme s'est dressé dans son lit en clignant des paupières : il n'a pas reconnu sa chambre.

    C'est un vieillard au teint jaune, avec un peu de rouge aux pommettes des joues, comme les femmes. Sa bouche est belle, le nez très bien fait, le front large et élevé. Autrefois pleins de feu, les yeux sont enfoncés et aujourd'hui presque éteints. La paupière inférieure, légèrement plissée, ajoute à l'expression un petit air de malice qui contraste avec la bonté simple du visage.

    Il est coiffé d'un gros bonnet doublé d'agneau de Tartarie et garni, à l'intérieur, de carcassonne. La toque est ornée d'un galon d'or et d'une houppe (car il ne faut pas qu'elle ait l'air d'un vrai bonnet de nuit et le vieillard y veille). Il porte une sorte de dolman, de couleur grise, parce qu'il ne veut pas de ces couleurs vives ou criardes que le soleil aime à manger. Bien qu'elle provienne des rebuts d'un magasin, l'étoffe ne coupe pas et semble très solide. La bordure extérieure est en martre, et déjà bien usée, car il y a longtemps que le vieil homme est alité.

    « Maman… »

    Encore une fois, le cri est sorti de sa bouche, puis est resté comme suspendu dans le silence, plusieurs secondes, avant de revenir vers le vieil homme.

    Il a fermé les yeux, puis il a pris sa tête dans ses mains.

    Mais la vision, au lieu de s'éloigner, est devenue encore plus présente, presque palpable, et le vieil homme a fondu en sanglots.

    La figure est ovale, parfaitement régulière, et les yeux bleus (quels yeux!) sont pétillants d'esprit, à la fois vifs et tendres, illuminant cette exquise figure. Le nez est gracieusement courbé. Les narines semblent palpiter comme les ailes d'un papillon. La bouche, ni trop grande, ni trop petite, est encadrée de deux jolies fossettes que creuse un sourire incertain. Et le menton est arrondi, le visage encadré par une fine chevelure d'un blond de cendre à laquelle la jeune femme se plaisait à donner un tour négligé, et qui la rendait très piquante. Les cheveux sont simplement relevés au-dessus du front, qu'ils laissent fort dégagé, et retombent en boucles blondes sur la nuque. Le cou souple et gracieux s'attache finement aux épaules qui modèlent les contours d'une gorge enchanteresse…

    Alors, pour échapper au fantôme, il a ouvert les yeux.

    La chambre est sombre, car il fait encore nuit.

    Il distingue la fenêtre aux volets clos, la petite table, en-dessous, avec sa besace et son bâton, puis, de l'autre côté du lit, le piano surchargé de partitions, une chaise avec des vieux habits, et des livres partout, comme une lèpre, sur le sol et contre les murs, en piles vacillantes.

    Plus loin, il y a la cheminée, haute et large, avec le miroir vénitien, le chandelier, la cafetière et les deux tasses en porcelaine. Mais il fait froid. Le feu est mort. Personne n'a ranimé la cendre.

    Il a la gorge sèche, alors il tend la main vers la carafe d'eau, sur la table de nuit, mais elle est vide. Il grommelle quelque chose, que personne n'entend, pas même lui, et s'enroule à nouveau dans les couvertures, en enfonçant son bonnet sur sa tête.

    Au dehors, tout est calme et parfaitement silencieux.

    Une brume monte de la forêt, illuminant la bruyère, les troncs blancs des bouleaux et les vieux chênes qui font comme des taches rouges sur le gazon. Plus loin encore, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de sureau, de genêt, de trifolium, parent la terre en lui donnant l'air d'être en friche.

    Parfois, dans la fraîcheur du jour, des sources jaillissent entre les arbres, et aussi des canaux plus profonds, d'une eau verte et étale, qui brillent comme des miroirs.

    Le vieil homme s'est rendormi, ou peut-être somnole-t-il seulement, car on voit ses paupières qui clignent et ses mains qui tremblotent. Il n'arrive pas à trouver le sommeil et il n'a pas la force de rester éveillé.

    Ni mort, ni vivant, bien au contraire : un fantôme en attente.

    « Maman ! »

    Des pas résonnent dans la maison, mais très loin de la chambre, irréguliers comme deux notes de musique, une croche puis une noire, car la femme qui marche est vieille, elle aussi, et elle boite, et elle n'est pas pressée.

    « Maman… »