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Le dernier mot (9)

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Son torchon à la main, la vieille s'attaque au manteau de la cheminée, encombré de vaisselle, de livres et de vieux disques, de pots de confiture, de gobelets remplis de cure-dents, de photos. Elle pose tout ce fatras sur le piano, nettoie la poutre avec de l'encaustique, puis, au moment de remettre à leur place les objets, change soudain d'avis et jette tout dans le feu.

“ Ah ces enfants ! Quand ils nous restent à la maison c'est du souci sans fin et quand ils n'y sont pas, c'est bien plus de souci encore… Comme Donatien… ”

Elle met de l'ordre dans la bibliothèque, jetant par terre tous les livres qui dépassent.

“ Ah celui-là si j'avais su (mais des fois les gosses ça pousse comme de la mauvaise herbe), je l'aurais bien noyé à la naissance, par sainte Thérèse, dans un égout comme les petits chats… ”

Avec peine, elle s'est baissée pour prendre le tapis qu'elle traîne derrière elle en clochant.

“ Parce que c'était le plus mignon il se croyait tout permis, il n'est venu qu'une fois à la maison, en Alfa-Romeo, avec des filles à moitié nues qui parlaient tout le temps… Il portait une chemise ouverte sur la poitrine et l'on voyait sa peau bronzée avec une grosse chaîne autour du cou et des bagues plein les doigts, il s'est installé dans le salon comme s'il était chez lui et il m'a demandé à boire, car il avait roulé longtemps et il commençait à faire soif, j'ai voulu lui verser un verre, mais il m'a pris la bouteille des mains et s'est mis à boire au goulot, tandis que les filles roucoulaient, quand il a eu fini il a inspecté la cuisine, puis le salon, puis l'atelier de mon bonhomme, et il s'est écrié : Comme c'est coquet ici, je vois qu'on ne se prive de rien ! Sa voix avait un ton bizarre, un mélange d'ironie et de colère, comme si le feu coulait sous la glaise, au début je ne me suis pas méfiée et j'ai eu tort, par sainte Thérèse (il faut toujours se méfier des hommes qui parlent bien), il a regardé les peintures, puis le piano, puis la télévision, en sifflotant entre ses dents, puis il a dit avec aplomb : Dire que bientôt tout ça va être à moi ! Bien sûr j'ai pas saisi (vous savez que je suis dure à la comprenette), il m'a regardé en riant et il a répété Tout ça va être à MOI parce que je suis votre FILS, je suis tombée le cul par terre, car si je m'attendais… ”

Elle secoue le tapis par la fenêtre, puis va le remettre devant la cheminée.

“ J'étais sonnée mais lui semblait très fier de son effet et toutes ses poules riaient à gorge déplorée, alors il m'a dit : Je m'appelle Donatien et je viens d'avoir vingt-sept ans, et puis comme tous les autres il a sorti un morceau de carton, qui était bleu cette fois, avec la lettre R bien dessinée, alors j'ai dit mon Dieu mon Dieu il ne manquait que ça, il a rigolé de nouveau puis il m'a demandé avec une voix pleine de menace si je voulais bien lui prêter un peu d'oseille, car il était provisoirement à court de liquidités, comme je m'y attendais j'ai dit pas question mon gaillard, si tu veux de l'argent tu n'as qu'à le gagner honnêtement, comme tout le monde, et puis j'ai commencé à rire, il est devenu rouge, il a crié : Mais je suis votre fils ! Alors j'ai dit c'est pas une raison pour rançonner les gens, surtout les gens de sa famille, il a hurlé : C'est votre dernier mot ? Et j'ai dit oui, pas de pèze, et hors de ma maison fils indigne, il s'est levé sans dire un mot, il était blanc de rage, encore une fois il regardé la cuisine (et là je me suis dit Thérèse il va tout te casser, ça va faire un malheur) mais non, il est sorti très dignement avec sa bande de perruches et sur le seuil de la maison il s'est tourné vers moi en disant : Vous allez entendre parler de moi…

La vieille est allée vers l'armoire.

Elle l'a ouverte, puis s'est mise à fouiner entre les piles de draps.

Enfin, elle a poussé un cri, car sa main a trouvé la grosse liasse de lettres qu'elle cherchait.

“ Le Donatien je ne l'ai jamais plus revu, mais qu'est-ce qu'il a pu m'écrire, mon Dieu ! Il m'écrit tout le temps… Il faut dire qu'aujourd'hui il n'a que ça à faire vu qu'en prison les distractions ne sont pas très nombreuses, mais quand même il m'écrit des romans, pas des romans à l'eau de rose comme son père, non, des romans pleins de crimes, de turpitudes, de supplices à vous fendre l'âme, il ne pense qu'à ça, le Donatien, nuit et jour des orgies, des femmes qu'on viole, des enfants qu'on égorge, des pauvres vieux qu'on fait bouillir dans des marmites, je me demande où il va trouver ça (en tout cas pas dans ma famille, car chez les Levasseur on est nickel de mère en fille) des fois je me demande si c'est pas le Démon en personne, parfaitement, une telle rage, même que des fois quand je relis ses lettres je suis obligée de m'asseoir et des drôles d'idées me traversent la tête et après je suis comme qui dirait toute chose… ”

L'une après l'autre, elle déchire les lettres, puis les jette dans les flammes.

“ Enfin il n'est pas près de ressortir, le Donatien, avec tous les meurtres qu'il a perpétués ! Il va passer le reste de sa vie à l'ombre et c'est bien fait pour lui ! Seulement il va continuer à m'écrire tous les jours que Dieu fait, c'est sa vengeance et c'est aussi ma punition, heureusement que mon bonhomme n'en a rien su, autrement pour sûr qu'il en aurait fait une jaunisse, apprendre qu'on est le père d'un forcené ça ne fait pas plaisir, surtout quand on joue les modèles de vertu, enfin moi ça me fait bien rire, car la vertu vous voyez ce que je veux dire… ”

Lien permanent Catégories : rousseau

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