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Le dernier mot (8)

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“ Si tu savais bonhomme si tu savais, tu mourirais pour sûr ! Ces enfants qui sont les miens (et en partie aussi les tiens) je n'ai jamais cessé de les revoir, par sainte Thérèse, et ils viennent me trouver aussi souvent qu'ils ont le temps, les chéris, sauf le dernier bien sûr qui n'est plus là (paix à son âme) parce que le petit ange a décidé de quitter cette vie qui est une vallée d'alarmes… ”

D'un coup sec, la vieille a bu son verre, puis elle est allée cacher la bouteille dans le piano.

“ Un jour que tu n'étais pas là un jeune homme est venu frapper à la porte : il était grand et bien bâti, il portait une salopette, il avait une barbe noire, il a demandé après toi et comme je lui disais que tu étais sorti il s'est mis à pleurer (un grand gaillard comme lui !) j'ai trouvé ça bizarre, d'autant qu'il regardait dans la maison avec des yeux de fouine comme s'il cherchait quelque chose, je lui ai dit d'attendre et que tu allais revenir, mais le jeune homme est reparti sans dire un mot, il est reparti les épaules basses et moi bien sûr je n'y ai plus pensé… ”

Distraitement, elle a feuilleté les partitions sur le piano, puis elle les a jetées l'une après l'autre dans la cheminée.

“ Un mois plus tard le voilà qui revient, qui tourne autour de la maison comme un voleur ! Et toi bien sûr tu étais à Paris (chez la Comtesse ou chez une autre demoiselle, car je n'ai jamais su) dans un de ces tribunaux littéraires dont les femmes sont les présidents et où s'affûtaient les poignards qui allaient te frapper, mon pauvre ami, bref voilà notre gaillard qui revient, il te demande, je dis que tu n'es pas ici mais qu'il peut me parler à moi (étant comme qui dirait ta secrétaire et ta servante et ta femme devant Dieu) alors le jeune homme change de couleur, il s'assied, il est pâle comme un singe et sans un mot il sort de sa poche un petit carton tout déchiré (moi je ne bouge pas, tu me connais, je suis longue à la comprenette) alors il me demande si j'ai déjà vu le carton, je réponds non c'est la première fois, alors il a l'air étonné et il me dit que ce carton qui porte une lettre rouge est comme qui dirait sa carte d'identité, comme je ne comprends toujours pas, il me dit que c'est tout ce qu'il conserve de ses parents qui sont de beaux salauds parce qu'ils l'ont mis à l'Assistance quand il est né et que jamais depuis ils n'ont pris de ses nouvelles, pas une seule fois, ils l'ont abandonné comme on jette un noyau de cerise après avoir mangé la fruit, un moment de plaisir et puis hop, bonne chance et bye bye, il m'a montré la lettre rouge, plusieurs fois, un grand R, mais moi je n'ai rien vu car je pleurais tellement mon Dieu, tellement que je n'arrivais plus à me ravoir, alors il s'est mis à pleurer aussi (un grand gaillard comme ça, si c'est pas ridicule) et finalement on est tombé dans les bras l'un de l'autre et on a pleuré comme ça jusqu'à la nuit… ”

Elle a versé de l'encaustique sur le piano et s'est mise à frotter de toutes ses forces pour que l'ébène brille.

“ Après il m'a dit qu'il s'appelait Joseph-Catherine, qu'il avait trente-deux ans, qu'il était menuisier (car il faut bien faire quelque chose si l'on veut gagner sa vie), qu'il habitait à Kersidan, un petit village de Bretagne où le soleil brille seulement un jour par an, vers la mi-août (et ce jour-là on dit que c'est l'été) avec sa femme et ses quatorze enfants, et qu'il était présentement au chômage, alors si je pouvais lui refiler un peu d'argent eh bien ce ne serait pas de refus… ”

Elle lui avait donné l'argent, presque tout ce qu'elle avait dans la maison, autant pour aider le gaillard que pour soulager sa conscience, et il était parti en promettant de lui écrire.

Et, en effet, il écrivait de temps en temps pour envoyer des photos de sa petite famille et surtout pour demander de l'argent (il était toujours sans emploi, rapport aux gens qui construisaient en dur et n'achetaient que des meubles en plastique).

“ Une autre fois c'est un jeune homme en complet gris qui est venu me voir, oui, l'air d'un représentant de commerce mais en plus distingué, il s'est assis dans la cuisine, il a posé son attaché-case sur la table et il m'a dit droit dans les yeux : Je m'appelle Denis, j'ai vingt-huit ans et je suis votre fils, d'abord j'ai cru à une plaisanterie (il est de mèche avec l'autre, que j'ai pensé, il va encore me prendre mon argent) et le jeune homme a sorti un carton avec une lettre verte cette fois, toujours ce grand R, et il a bien fallu admettre que c'était vrai (Denis c'est le second, il est né une année après l'autre, en 47 ou des poussières, moi je me rappelle plus, et puis c'est de l'histoire ancienne) bref il m'a regardé dans les yeux et j'allais me mettre à pleurer, comme la première fois, quand il a posé sa main sur la mienne en me disant N'ayez pas peur je ne viens pas pour l'argent, alors j'ai respiré et j'ai souri, je crois, parce qu'il avait un air bien convenable, celui-là, pas comme l'autre avec sa barbe et ses ongles tout noirs, il a ouvert sa valise, il a sorti un appareil de photo et il m'a dit : Vous permettez ? Et avant que j'aie pu répondre il m'a bombardé avec son flash, dix fois vingt fois je ne sais plus, puis il m'a dit : C'est pour ma femme, elle voulait à tout prix voir la bobine que vous aviez ! J'étais surprise (mettez-vous à ma place), quand il a eu fini nous avons bu un verre, je lui ai demandé ce qu'il faisait, il m'a dit qu'il avait commencé par écrire, j'ai dit quoi, il a dit des poèmes, des essais de philosophie, des romans, bref un peu n'importe quoi, j'ai dit décidément c'est dans les gênes, il a souri en me disant que l'écriture à présent c'était fini, car il ne voulait pas finir comme ses parents, dans la misère, c'est pourquoi il venait de terminer l'ENA à Paris, c'est plus facile et puis ça peut rapporter gros et dans la vie il n'y a que le fric qui compte, car sans argent tout le monde nous méprise, moi j'ai dit c'est bien vrai, il suffit de nous regarder mon vieux bonhomme et moi, on n'est pas riche et tout le monde nous lance des pierres, alors il s'est levé en me disant : C'est pas tout, il faut que je m'en aille, si jamais vous passez vers l'hôtel Matignon, venez nous rendre visite, ça nous fera plaisir, à Marie-Laure et moi, j'ai dit d'accord, il m'a dit après tout, c'est bon de savoir qu'on des parents, quelque part ça rassure, on s'est serré la main et il est reparti avec sa petite valise en cuir noir, alors je me suis dit en voilà un au moins qui n'a pas mal tourné et qui ne va pas nous voler toutes nos économies… ”

Lien permanent Catégories : rousseau

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