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Le dernier mot (7)

images.jpegLe vieillard a rouvert les yeux.

“ Thérèse ! Ma fille… ”

Alors la femme s'est écriée.

“ Ah ce n'est pas trop tôt ! ”

Elle lui a pris la main.

“ Eh bien, mon ami, vous revenez sur terre…

— Disons plutôt que je m'apprête à y entrer ! ”

Surprise par cette pointe d'humour, la vieille femme a souri.

“ Mais non ! Vous avez si bonne mine…

— Tais-toi ! ”

Comme tout à l'heure, la femme a posé son balais, puis est venue s'asseoir au chevet du vieil homme qui a tourné ses yeux vers elle.

“ Dis-moi… ”

Un long silence a suivi la question, comme si l'homme cherchait ses mots ou qu'il était sur le point d'avouer un secret.

“ Est-ce que…

— Oui, mon ami ?

— Tu…

— Quoi encore ?

— Tu m'aimes ? ”

La femme a éclaté de rire.

“ En voilà une question !

— C'est que, vois-tu, autour de moi tout s'effondre… ”

Soudain, sa voix s'est radoucie.

“ Regarde ces perfidies, partout, et ces persécutions ! Toute cette haine…

— Ah ! Toujours cette manie du complot ! ”

Nouveau silence.

Puis les yeux du vieil homme se sont mis à briller.

“ Et s'ils avaient raison, ma fille ?

— Quoi ?

— Oui, tous ceux qui nous salissent !

— Comment ça ?

— Raison sur tout ! Mes livres qui sont mauvais… Et ma musique qui ne vaut pas deux sous… Ma vie enfin pleine de bassesses…

— Mais vous perdez la boule !

— N'as-tu jamais pensé à ça, ma fille ?

— Je dois bien dire que non !

— Eh bien moi j'y pense tous les jours ! À chaque minute, à chaque seconde… Et plus je regarde ma vie, et plus j'en vois les turpitudes… ”

Il a levé la tête.

“ Mais d'abord apporte-moi un petit verre !

— Vous savez bien que le docteur…

— Tais-toi et fais ce que je dis ! Un peu d'absinthe… ”

Et la vieille s'est levée en s'appuyant au dossier de la chaise. Elle est allée chercher une bouteille d'eau-de-vie cachée dans le piano, a rempli deux petits verres à pied, au ras du bord, et puis ils ont trinqué dans la chambre pleine de soleil.

“ Ma vie a commencé par un meurtre : c'est toi qui me l'as rappelé tout à l'heure…

— C'était pour rigoler !

— Passons. Et puis il y a eu Maman, cette femme qui m'a tout appris, tout donné, pour faire de moi ce que je suis… Et quelle fut sa récompense ? Je l'ai abandonnée dans la misère, où elle est morte, sans même lui faire mes adieux…

— Allons, c'est de l'histoire ancienne !

— Pour la conscience, le temps ne passe pas. Et tout le mal qui vient s'y inscrire une fois y demeure à jamais… ”

Il boit une gorgée d'eau-de-vie.

“ Et puis il y a les autres…

— Quels autres ? demande la femme.

— Tous ceux que j'ai trahis : ce vieux Lemaître, par exemple, que j'ai abandonné en pleine atteinte d'épilepsie… Et puis les autres… Tous les autres ! ”

La vieille femme le regarde sans comprendre.

“ Tu le sais bien, ma fille !

— Que non, par sainte Thérèse…

— Allons ! Ne m'oblige pas à…

— Je ne vois pas où vous voulez en venir… ”

Le philosophe observe une nouvelle pause.

“ Les nôtres, Thérèse, les nôtres…

Alors, comme si elle avait reçu un coup, la vieille femme a baissé la tête.

“ Vous m'aviez promis…

— Quand on meurt, ma fille, les promesses ne tiennent plus ! ”

La première fois, c'était en 46, le philosophe vivait à Chenonceaux et Thérèse à Paris, elle avait vingt-six ans, ils n'étaient pas mariés…

Et c'est pour cette raison (“ combien perfide! ” pense-t-il aujourd'hui) qu'il avait réussi à la convaincre d'abandonner l'enfant, soutenu en cette occasion par la mère de Thérèse qui redoutait un nouvel embarras de marmaille.

Thérèse avait pleuré longtemps, puis elle s'était laissée vaincre.

Alors la Criminelle (c'est le surnom de belle-maman) s'était chargée de tout : dès qu'il fut né, on enveloppa le petit ange dans un drap, bien au chaud, parce que c'était l'hiver, et qu'il gelait dehors ; le philosophe y glissa un carton avec un chiffre secret (dont il garda le double) et la bonne femme apporta le paquet à l'Assistance, sans larmes ni regrets.

L'année suivante, même inconvénient et même expédient.

Et ainsi de suite pour les trois autres…

“ Sais-tu, ma fille, qu'ils viennent parfois me trouver ?

— Quoi ?

— Oui, en rêve, la nuit…

— Ah bon ! Et qu'est-ce qu'ils vous disent ?

— D'abord ils m'embrassent, car ils semblent heureux de me revoir, moi qui n'ai jamais vu leur visage. Mais bientôt ce sont les reproches, les éternelles accusations… “ Pourquoi nous avoir mis monde, père, si c'est pour nous abandonner ? ”

— Et ensuite ?

— Oh ! Comme toujours j'essaie de me justifier… Et je m'empêtre dans les mots, je bégaye, je me contredis…

— Que leur racontez-vous ?

— La vérité, ma fille, toujours la vérité ! Mais ils ne la croient pas… D'abord que nous étions si pauvres… Nous avions tant de peine à payer notre soupe, le pain noir et le pichet de vin ! Comment aurions-nous pu nourrir d'autres bouches ?

— D'autres l'ont fait pourtant ! Regardez…

— Ensuite, à supposer qu'ils soient restés à la maison, comment aurais-je pu trouver la tranquillité nécessaire pour écrire ?

— Vous auriez fait un autre métier, que diable ! Et entre nous ça n'aurait pas été plus mal…

— Mais je ne sais rien faire d'autre qu'écrire ou copier de la musique ! Et cela ne nourrit pas une famille, Thérèse… D'autant que ça mange, un enfant, des tonnes de hamburgers, de frites, de pâtisseries !

— Comment le savez-vous ?

— J'ai lu ça dans les livres. Et je l'ai même écrit, rappelle-toi, dans mon traité d'éducation… ”

Le vieillard marque une nouvelle pause.

“ Sans compter qu'à l'époque je me croyais malade, je n'espérais pas vivre aussi longtemps…

— Et alors ?

— Je ne voulais pas priver mes enfants d'un père.

— La belle excuse ! Puisque de toute façon vous les avez abandonnés ! ”

Excédé, le vieil homme hausse la voix.

“ Veux-tu te taire ! Tu m'embrouilles avec tes raisonnements… ”

Elle se tait ; il poursuit, d'une voix hésitante.

“ Et puis, à l'Assistance, ils ne sont pas si mal…

— Comment osez-vous dire cela ?

— Ils ne sont pas élevés délicatement, ce qui est mieux pour eux, car ils deviennent plus robustes…

— Par sainte Thérèse ! Ce qu'il me faut entendre ! ”

Elle a levé les yeux aux ciel.

“ Parfaitement, ma fille ! Et c'est d'ailleurs ainsi que Platon voulait que tous les enfants fussent élevés…

— Pardon ?

Platon ! Un philosophe des anciens temps.

— Encore un vieux gâteux !

— Pour lui, les gosses n'appartenaient pas à leur père : ils étaient à l'État.

— Belle mentalité ! ”

Le vieil homme a fini son verre, puis il s'est recouché.

Ses joues ont repris un peu de couleur. Un sourire flotte sur son visage.

Il a fermé les yeux, puis il a dit :

“ Maintenant, ma fille, laisse-moi me reposer. ”

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