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Le dernier mot (6)

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“ Par sainte Thérèse le voilà qui chantonne à présent ! Et une chanson à quatre sous… Il a perdu la boule, mon bonhomme, il déraille, il retombe en enfance. C'est triste à dire, mais c'est la fin des asticots… ”

Elle a tourné la tête vers le lit, puis elle s'est redressée, péniblement, en s'appuyant sur son balais.

“ Mais je n'ai pas que ça à faire moi ! Écouter des chansons, c'est bien joli, avec tout le ménage qui m'attend, et la vaisselle sale, et les livres à ranger, et la poussière sur le piano, et ces messieurs qui vont venir du monde entier pour prendre des photos et pour m'interviewer… Parfaitement, moi la servante, moi la petite goton ! Alors pas le temps de traîner ! Il faut que ça soit propre en ordre ! Au travail ma Thérèse… ”

D'un geste mécanique, la femme a repris son balais.

Alors l'homme a ouvert les yeux, mais des yeux comme voilés par la fatigue, et s'est mis à tousser.

“ Ce n'est rien, mon ami, juste un coup de torchon pour que tout soit nickel, oui, tip top avant le grand départ, car il faut faire bonne figure avec tous ces messieurs de la presse, c'est important, comme qui dirait un moment hystérique, ils vont venir pour te photographier, parfaitement, alors il faut pas rater sa sortie… ”

Mais l'homme n'écoute pas.

Il a laissé tomber sa tête sur l'oreiller et sa bouche s'est ouverte, comme tout l'heure, pour prononcer un mot qu'on n'entend pas.

“ Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? ”

La vieille femme s'est rapprochée, a mis la main derrière son oreille, comme un grand coquillage, et le nom est tombé.

“ Ma Sophie… ”

Alors la vieille est entrée en colère, elle a lancé le balais sur le lit, elle s'est mise à crier.

“ Thérèse moi c'est THÉRÈSE ! Combien de fois qu'il faut le seriner ? Au service de Monsieur depuis trente ans, moi, et toujours là, et bien vivante, tandis que l'autre à l'heure qu'il est… ”

Un instant elle s'est tue, et on pourrait la croire calmée, mais sa fureur éclate de plus belle.

“ Ah mon pauvre ami ! En voilà une encore qui t'a bien mené en bateau avec ses belles manières ! Elle avait tout d'un ange c'est vrai : elle jouait du piano, elle dansait, elle se piquait de poésie, elle t'écrivait des lettres pleines d'amour, mais par derrière elle se moquait de toi, et je suis bien placée pour le savoir vu que ces lettres, c'est moi qui devais les porter (une fois encore j'étais la messagère, l'exécutrice des basses œuvres) et bien souvent elle les écrivait devant moi, ces lettres, assise à son boudoir, tandis qu'un homme l'attendait dans son lit, le Saint-Lambert ou un autre, moi j'ai jamais compris, et d'ailleurs ça changeait tout le temps… Elle écrivait ses lettres en riant, elle faisait des grimaces dans le miroir et quand l'inspiration venait à lui manquer c'était l'homme qui dictait les lettres depuis son lit, parfaitement, après elle versait quelques gouttes d'eau de rose sur le papier pour te faire croire qu'elle avait pleuré (la maligne) puis elle mettait son sceau sur l'enveloppe et le tour était joué. Thérèse (qu'elle me disait) allez vite porter ma lettre à Monsieur et revenez me donner la réponse… ”

Elle s'est mise à ricaner.

“ À chaque fois j'étais morte de honte, mais il le fallait bien, j'avais promis, et d'ailleurs la comtesse me donnait de l'argent, alors je t'apportais la lettre, et déjà tu changeais de couleur, tu décachetais l'enveloppe et tu lisais, et à mesure que tu lisais, des larmes coulaient sur tes joues, c'était affreux, des larmes de bonheur et d'espoir, tes mains se mettaient à trembler, tu relisais la lettre plusieurs fois, comme pour mieux croire à ton délire, et puis tu sautillais sur place, et tu te mettais à chanter comme un petit enfant, enfin tu allais à ta table et tu lui répondais, la plume courait toute seule sur le papier, c'était cosmique, des larmes montaient dans tes yeux, des vraies larmes d'amour, et tu les essuyais avec ta main, ensuite tu refermais la lettre, bien soigneusement, pour que je ne voie pas, et toi aussi tu me disais : Thérèse, va porter cette lettre à Madame et attend la réponse s'il te plaît… ”

Elle hoche longuement la tête.

“ Un jour, c'était plus fort que moi, j'ai ouvert l'enveloppe, j'ai lu la lettre et moi aussi je me suis mise à pleurer : Venez, ma chère et digne amie, écouter la voix de celui qui vous aime ; elle n'est point, vous le savez, celle d'un vil séducteur. Si jamais mon cœur s'égara, dans des vœux dont vous m'avez fait rougir, ma bouche au moins ne tenta pas de justifier mes égarements, j'ai pleuré d'émotion mais aussi de tristesse et surtout de colère, la lettre était si belle et je savais déjà comment la mijaurée allait la lire, en riant fort et devant son amant, alors j'ai déchiré la lettre, parfaitement, moi Thérèse j'ai déchiré la lettre et j'ai gardé l'argent de la comtesse (bien fait pour elle) et plus jamais je n'y suis retournée, et il n'y a pas eu de réponse, non, jamais plus de réponse, alors tu as pleuré longtemps, des semaines et des mois, je me rappelle, mais au moins tu étais délivré, et de nouveau il a fallu partir, on a été chassé, et de nouveau les paysans nous ont lancé des pierres, et les curés, et les enfants, mais je suis sûre que c'est un coup de la comtesse pour se venger du petit philosophe qui ignorait ses lettres… ”

Lien permanent Catégories : rousseau

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