Il faut se méfier des commémorations : c'est d'habitude le meilleur moyen d'effacer tout ce qu'un événement a eu de violemment nouveau et irruptif à son époque. C'est aussi le meilleur moyen de le récupérer, ou plutôt de récupérer ce qui peut encore l'être (c'est-à-dire ce qui est inoffensif). Enfin, bien sûr, c'est le meilleur moyen de l'enterrer — fût-ce sous les gerbes d'hommages.
Rien de tout ça, on l'imagine, dans le superbe livre de Jean-François Duval, Buk et les Beats * . D'abord parce qu'il n'y a dans son propos rien de démonstratif ou de bêtement militant (c'est-à-dire limitant). Ensuite parce que Duval, qui a beaucoup vécu et voyagé, est sans doute aujourd'hui l'un des meilleurs experts de cette période passionnante de notre histoire.
L'empreinte des Beats
Les Beats, c'est d'abord un certain souffle que Jack Kerouac définissait comme « béatitiude » (autant zen que catholique), comme « battement du cœur » ou encore comme « rythme » (beat qui a donné son nom aux Beatles). Tout est né vers la fin de guerre, en 1944, du côté de Times Square, à New York, où se sont rencontrés Herbert Huncke, William Burroughs, Allen Ginsberg et le mythique Jack Kerouac (dont le roman On the Road deviendra le manifeste de la beat generation).
Duval rapproche avec justesse ce mouvement des existentialistes (Sartre, Vian, Greco, Genet) qui, vers la même époque, se retrouvaient dans les caves de Saint-Germain des Prés. La grande différence tient seulement à leur postérité : alors que l'existentialisme, au fond, a connu une mort lente jusqu'à la disparition de Sartre, son maître-penseur, les Beats ont engendré toute une progéniture plus ou moins reconnue qui va de Bob Dylan à Kurt Cobain, en passant par les hippies, la contestation de 1968, Woodstock, l'écologie et même le mouvement grunge.
Mais qui sont les Beats ? Sous l'influence de William Burroughs, ils sont séduits par les mauvais garçons, l'univers interlope de la nuit, le monde du crime et le vie sur les routes, sans famille ni domicile fixes. C'est là, dans l'errance (et souvent la défonce), qu'ils composent cet hymne unique à la liberté reconquise que sont leurs œuvres : les cut-up de Burroughs, les poèmes psalmodiés de Ginsberg, les romans d'aventure de Kerouac ou de celui qui fut son idole, Neal Cassady.
Buk le satyre
Anne Waldman (cofondatrice avec Ginsberg et Kerouac de School of Disembodied Poetics, à Bolder, dans le Colorado) en trace un portrait saisissant. Timothy Leary ? C'est la figure du charlatan, du filou, du renard. Burroughs ? C'est l'homme de l'ombre, invisible, l'agent secret. Ginsberg ? Le vieux fou qui, jusqu'à la fin de sa vie, bondit en l'air, danse et chante sans crainte du ridicule.
Et Bukowski, alors, quelle place occupe-t-il dans cette constellation magique ? « Bukowski, c'est le vieux vilain, le personnage laid qu'on rencontre dans les contes de fées. On le dirait sorti d'un conte de Grimm ! C'est le personnage mythique du gnome, du bossu, le personnage disgracieux, la bête. Il incarne le côté répulsif, la figure effrayante et menaçante du père aussi. Il a l'aspect difforme du type qui suinte la souffrance et exerce un profond attrait sexuel. Mais en même temps, c'est quelqu'un qui s'exprime à merveille. Car il y a ce renversement : il est aussi l'artiste, le poète, l'écrivain, qui traduit par la parole cette vision singulière du monde, et qui y excelle. (…) il porte l'accent sur les aspects sordides de la vie et a le don de mettre à nu toute la lassitude du monde. »
On imagine que les rapports entre Buk et les Beats ne furent jamais simples, à cause du tempérament de feu de Kerouac ou Cassady, mais aussi parce que Charles Bukowski, plus jeune que ses amis (il est né en 1920), est l'élément incontrôlable, irréductible à toute forme de théorie ou de discipline de groupe. Et qu'il sera toujours un marginal — même avec des marginaux !
Duval restitue à merveille l'épopée des Beats (dont nous sommes tous les rejetons), leurs amours orageuses (Burroughs amoureux de Ginsberg, qui aimait Neal Cassady, qui aimait Carolyn…), leur désir d'évasion et leur voyage sans retour. Superbement illustré, son livre est une mine de renseignements : on y trouve une bibliographie complète des œuvres des Beats, un Who's Who des principaux acteurs du groupe et même des adresses Internet ! En outre, il s'enrichit d'un entretien inédit avec Bukowski, réalisé « un verre à la main », en février 1986, à San Pedro, et qui est à lui seul un grand moment de poésie et de théâtre.
Jean-Michel OLIVIER
* Jean-François Duval, Buk et les Beats, suivi de « Un soir chez Bukowski », Éditions Michalon, Paris, 1998
Né en 1938, à Bâle, Urs Widmer est l'auteur d'une dizaine de romans et de récits, la plupart publiés en Allemagne (on en trouve des traductions chez Fayard et à L'Âge d'Homme). Chez nous, il est connu grâce au succès de sa pièce de théâtre, Top Dogs, montée il y a quelques années par la compagnie Gardaz-Michel. Pièce qui, on s'en souvient, mettait en scène une poignée de cadres supérieurs au chômage, et leur faisait passer un entretien d'embauche à la fois drolatique et émouvant.
De quoi s'agit-il ici? Une jeune femme, la narratrice, enquête sur la mort de son père, disparu tragiquement au Liban en 1978, alors qu'il était en mission pour le CICR. Le livre est haletant. On sent un véritable enjeu dans ces pages où la jeune femme suit, trente ans plus tard, les traces d'un père qu'elle a à peine connu (il est mort quand elle avait 12 ans). Le livre oscille entre enquête policière et quête existentielle. Et Marie Gaulis (fille de Louis) est un véritable écrivain. Elle a construit, au fil des livres, un univers tout à fait cohérent. Et ses Lauriers amers s'inscrivent parfaitement dans une œuvre exigeante et singulière. Ce qu'on peut regretter, simplement, c'est que la douleur, ici, profonde, essentielle, ne soit pas saisie à bras le corps, et exprimée dans une langue qui rende compte de sa violence. Elle est diffuse ici, et presque diluée dans une langue aux accents trop « poétiques ».
Dernier exemple de ce « bien écrire » qui est parfois l'ennemi de l'« écrire juste », les deux derniers ouvrages de Julien Burri, Si seulement*** et Poupée**** (dont nous reparlerons aussi plus longuement cet été). Burri (né en 1980) publie à la fois des poèmes et des romans, tous deux largement autobiographiques. Si le premier des deux livres fait la part belle au père, tantôt aimé, tantôt honni, le second accorde une large place à la mère, à la fois forte et frivole, qui cherche à faire de son enfant cette poupée parfaitement docile — dont seule tirerait les ficelles — qui donne son titre au roman. Ici aussi, la violence éclate à chaque page, elle la sent bouillonner chez l'écrivain, elle est le vrai sujet du livre. Mais elle n'explose jamais, neutralisée par une écriture élégante et trop douce. Burri s'arrête souvent au seuil d'une vérité qui pourrait transfigurer son livre, en montrant la douleur nue, dans toute sa crudité, sa cruauté, sans le fard d'une écriture trop travaillée.