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beat generation

  • La route et le jardin (Jean-François Duval)

    Unknown.jpegIl y a plus de trente ans que Jean-François Duval (né à Genève en 1947) est sur la route. La route accidentée et fraternelle de Kerouac, sur qui il a beaucoup écrit. La route de Bukowski, également, qu'il a longtemps fréquenté. Il fait partie de la génération des Beats pour qui le monde est un jardin toujours à découvrir, toujours à explorer. 

    Cette route et ce jardin, on les retrouve dans le dernier livre de Jean-François Duval, Bref aperçu des âges de la vie*, qui est à la fois une philosophie de la sagesse (un pléonasme ?) et une leçon de vie. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, si le récit de Duval est préfacé par le philosophe Alexandre Jolien, qui trouve dans l'auteur un complice et un frère en pérégrinations.

    Quelle route et quel jardin ? 

    Bien qu'il s'y réfère rarement, Duval, en bon écrivain protestant, est marqué dans sa chair par les paraboles bibliques. La vie est un chemin, dit l'Évangile, une route même, et Duval l'a arpentée dans tous les sens. Unknown-2.jpegArrivé près du terme du voyage, il se retourne, jette un regard rétrospectif (et amusé) sur sa vie et essaie de comprendre chacune des étapes de son parcours. Il passe ainsi au crible les âges de la vie, de l'enfance impatiente (l'enfant passe son temps à courir, puis on lui ordonne de s'asseoir !), à l'âge d'exister (où se posent les grandes questions de l'identité et de notre place dans le monde), jusqu'à cette interrogation finale et essentielle : comment mourir ?

    Dans une suite de textes brefs et intenses, qui montrent l'étendue de sa palette (journalistique et philosophique), Duval nous livre beaucoup de lui-même. Bien sûr, en le lisant, on pense à Sénèque (Vies brèves), à Montaigne, à Amiel, mais Duval y ajoute constamment son grain de sel et fait de son récit une sorte de guide de voyage qui aide à affronter le tragique de l'existence. Chacun va son chemin, mais le chemin de chacun est unique. Celui de Duval est fait de rencontres, de surprises (bonnes et mauvaises), de voyages, de lectures, de découvertes, de réflexions sur la condition de l'homme — ce passant égaré sur la terre.

    Et le jardin ? 

    Il y en a plusieurs dans le livre de Duval. Ils sont tous merveilleux et évoquent avec beaucoup de poésie la dernière escale, juste avant (ou juste après) le grand saut. C'est là que l'écrivain, certaines nuits, retrouve en rêve le fantôme de son père, à qui il a l'impression d'« avoir tout dit » (mais a-t-on jamais tout dit à son père ?) C'est aussi la nature où s'ébroue son chien, rendu fou par les premiers rayons de soleil du printemps. C'est le fantasme d'être réincarné en écureuil, en crocodile ou en serpent (version zen). C'est enfin le jardin, pas forcément paradisiaque, qui attend l'écrivain (et chacun de ses lecteurs) dans l'après-vie, une fois arrivé au bout de la route. 

    Le récit de Duval s'achève sur l'évocation d'un clochard rencontré à Genève (frère des clochards sublimes de Bukowski) qui a élu domicile dans une cabane à la lisière d'un bois. Quand l'écrivain veut le revoir, catastrophe : la cabane est partie en cendres. Et son locataire est au paradis des clochards. Sans doute dans un jardin plus vaste où il n'a pas à quémander sa nourriture pour survivre…

    Le narrateur poursuit sa promenade : il n'est pas encore arrivé au terme du voyage.

    * Jean-François Duval, Bref aperçu des âges de la vie, récit, Michalon, 2017.

  • Les livres de l'été (22) : Jean-François Duval

    images.jpegAvant eux, à Paris, il y a eu les existentialistes, qui mélangeaient le jazz et la philosophie dans les caves de Saint-Germain-des-Près. On refaisait le monde en rêvant de révolutions, ici et maintenant, de justice et de liberté. Après eux, il y a eu les zazous, les beatniks, les hippies, les punks, les grunges, inspirés par Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Entre les deux, marquée par Sartre et Camus, il y a eu la Beat Generation, mouvement initié par un petit groupe de poètes américains en rupture, parmi lesquels Allen Ginsberg, William Burroughs et, bien sûr, le ténébreux Jack Kerouac, auteur de Sur la Route*, le roman qui lança véritablement la mode beat dès sa sortie en 1957. Plus encore qu'un mouvement littéraire, il faudrait parler de phénomène sociologique. Au début des années 50, on voit apparaître des films avec Marlon Brandon et James Dean, mettant en scène des personnages de rebelles. En musique, Elvis Presley invente le rock 'n roll. Et en littérature, Kerouac, Québécois d'origine bretonne, publie un livre culte qui poussera des milliers de jeunes gens à prendre la route, comme Dean Moriarty et Sal Paradise, les héros du roman.

    images-1.jpegBien sûr, cette quête de soi dans le voyage n'est pas nouvelle. En Occident, elle commence avec les aventures d'Ulysse qui erre pendant dix ans en Méditerranée avant de retrouver son île et son épouse. Mais avec Kerouac, l'exploration du monde n'est pas seulement géographique : elle est quête de sens et de sensations fortes, d'expériences nouvelles. Beat, en anglais, signifie à la fois battu, perdu, rythmé (on le retrouve dans Beatles et beatniks). En français, il ouvre les portes de la béatitude, qui doit nécessairement arriver à la fin de la quête. Mais cette béatitude s'obtient par toute sorte de dérèglements et d'excès : drogues, alcool, frénésie sexuelle, etc. C'est dire qu'elle n'est pas sans danger. Pour soi, comme pour les autres. D'ailleurs les héros de la Beat Generation n'ont pas fait de vieux os : Jack Kerouac meurt à 47 ans, en 1969, des suites de son alcoolisme. Son compère (et idole) Neal Cassady meurt à 42 ans après une nuit d'excès. D'autres « rebelles sans cause » n'ont pas une fin plus glorieuse.

    Mais brûler ne vaut-il pas toujours mieux que durer ?

    images-2.jpegUn film, tiré du roman de Kerouac, et un livre de Jean-François Duval nous invitent à replonger dans ce mouvement qui a marqué tant de routards et d'écrivains (dont Nicolas Bouvier ou encore Bob Dylan). Le film, d'abord, signé Walter Salles, est une adaptation trop sage du roman, qui ne rend pas justice à la folie de l'écriture de Kerouac. En revanche, le livre de Duval**, qui se présente comme une enquête policière, est passionnant. images-3.jpegL'auteur a retrouvé, au fil des ans, tous les protagonistes, proches ou lointains, de Sur la Route, qu'il a interviewés longuement : la femme de Cassady, la petite amie de Kerouac, Ginsberg, le prophète du LSD Timothy Leary, etc. Il livre un document exceptionnel sur cette génération perdue qui n'a pas fini de fasciner le monde.

     

    ·* Jack Kerouac, Sur la Route, Folio.

    ** Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation, PUF, 2012.

  • Les Beats sont de retour !

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    Il faut se méfier des commémorations : c'est d'habitude le meilleur moyen d'effacer tout ce qu'un événement a eu de violemment nouveau et irruptif à son époque. C'est aussi le meilleur moyen de le récupérer, ou plutôt de récupérer ce qui peut encore l'être (c'est-à-dire ce qui est inoffensif). Enfin, bien sûr, c'est le meilleur moyen de l'enterrer — fût-ce sous les gerbes d'hommages.

    Rien de tout ça, on l'imagine, dans le superbe livre de Jean-François Duval, Buk et les Beats * . D'abord parce qu'il n'y a dans son propos rien de démonstratif ou de bêtement militant (c'est-à-dire limitant). Ensuite parce que Duval, qui a beaucoup vécu et voyagé, est sans doute aujourd'hui l'un des meilleurs experts de cette période passionnante de notre histoire.

    L'empreinte des Beats

    Les Beats, c'est d'abord un certain souffle que Jack Kerouac définissait comme « béatitiude » (autant zen que catholique), comme « battement du cœur » ou encore comme « rythme » (beat qui a donné son nom aux Beatles). Tout est né vers la fin de guerre, en 1944, du côté de Times Square, à New York, où se sont rencontrés Herbert Huncke, William Burroughs, Allen Ginsberg et le mythique Jack Kerouac (dont le roman On the Road deviendra le manifeste de la beat generation).

    Duval rapproche avec justesse ce mouvement des existentialistes (Sartre, Vian, Greco, Genet) qui, vers la même époque, se retrouvaient dans les caves de Saint-Germain des Prés. La grande différence tient seulement à leur postérité : alors que l'existentialisme, au fond, a connu une mort lente jusqu'à la disparition de Sartre, son maître-penseur, les Beats ont engendré toute une progéniture plus ou moins reconnue qui va de Bob Dylan à Kurt Cobain, en passant par les hippies, la contestation de 1968, Woodstock, l'écologie et même le mouvement grunge.

    Mais qui sont les Beats ? Sous l'influence de William Burroughs, ils sont séduits par les mauvais garçons, l'univers interlope de la nuit, le monde du crime et le vie sur les routes, sans famille ni domicile fixes. C'est là, dans l'errance (et souvent la défonce), qu'ils composent cet hymne unique à la liberté reconquise que sont leurs œuvres : les cut-up de Burroughs, les poèmes psalmodiés de Ginsberg, les romans d'aventure de Kerouac ou de celui qui fut son idole, Neal Cassady.

    Buk le satyre

    Anne Waldman (cofondatrice avec Ginsberg et Kerouac de School of Disembodied Poetics, à Bolder, dans le Colorado) en trace un portrait saisissant. Timothy Leary ? C'est la figure du charlatan, du filou, du renard. Burroughs ? C'est l'homme de l'ombre, invisible, l'agent secret. Ginsberg ? Le vieux fou qui, jusqu'à la fin de sa vie, bondit en l'air, danse et chante sans crainte du ridicule.

    Et Bukowski, alors, quelle place occupe-t-il dans cette constellation magique ? « Bukowski, c'est le vieux vilain, le personnage laid qu'on rencontre dans les contes de fées. On le dirait sorti d'un conte de Grimm ! C'est le personnage mythique du gnome, du bossu, le personnage disgracieux, la bête. Il incarne le côté répulsif, la figure effrayante et menaçante du père aussi. Il a l'aspect difforme du type qui suinte la souffrance et exerce un profond attrait sexuel. Mais en même temps, c'est quelqu'un qui s'exprime à merveille. Car il y a ce renversement : il est aussi l'artiste, le poète, l'écrivain, qui traduit par la parole cette vision singulière du monde, et qui y excelle. (…) il porte l'accent sur les aspects sordides de la vie et a le don de mettre à nu toute la lassitude du monde. »

    On imagine que les rapports entre Buk et les Beats ne furent jamais simples, à cause du tempérament de feu de Kerouac ou Cassady, mais aussi parce que Charles Bukowski, plus jeune que ses amis (il est né en 1920), est l'élément incontrôlable, irréductible à toute forme de théorie ou de discipline de groupe. Et qu'il sera toujours un marginal — même avec des marginaux !

    Duval restitue à merveille l'épopée des Beats (dont nous sommes tous les rejetons), leurs amours orageuses (Burroughs amoureux de Ginsberg, qui aimait Neal Cassady, qui aimait Carolyn…), leur désir d'évasion et leur voyage sans retour. Superbement illustré, son livre est une mine de renseignements : on y trouve une bibliographie complète des œuvres des Beats, un Who's Who des principaux acteurs du groupe et même des adresses Internet ! En outre, il s'enrichit d'un entretien inédit avec Bukowski, réalisé « un verre à la main », en février 1986, à San Pedro, et qui est à lui seul un grand moment de poésie et de théâtre.

    Jean-Michel OLIVIER

    * Jean-François Duval, Buk et les Beats, suivi de « Un soir chez Bukowski », Éditions Michalon, Paris, 1998