Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jean-françois duval

  • Les fantômes ont la vie dure, par Jean-François Duval

    On dit, un peu partout, que les critiques littéraires sont en voie de disparition. C'est faux : il en existe encore d'excellents, même en Suisse, comme Jean-François Duval, ancien reporter au long cours (pour Construire, puis M-Magazine), auteur de plusieurs romans remarquables (dont Boston blues et L'Année où j'ai appris l'anglais) et grand spécialiste de la beat generation (ses livres sur Kerouac et Bukowski font autorité).

    Je reprends ici le beau texte qu'il vient de consacrer à mon Éloge des fantômes. Grâces lui soient rendues !

    J’ai beaucoup aimé le dernier livre de Jean-Michel Olivier, Éloge des fantômes*. Car ses fantômes sont aussi les miens : Jean-Michel Olivier et moi, sans que nous nous connaissions à cette époque-là, nous nous sommes en effet succédé à la fac de lettres de Genève (il a fréquenté les couloirs de « l’aile Jura » quelques années après moi), et forcément nous avons eu quelques professeurs en commun : Jean Starobinski, Roland Barthes, Roger Dragonetti, Jean Rousset… A l’âge de vingt ans, nous avons un peu « respiré le même air ». C’est pourquoi je me sens autorisé à le dire : JMO en rend le parfum à merveille. (On le pressentait d’ailleurs dans l’un de ses tout premiers romans, déjà remarquable, La Mémoire engloutie, paru au Mercure de France en 1990).

    thumbnail.jpegÉloge des fantômes va bien sûr au-delà d’une évocation des années à la Fac. En apparence, le livre contient une douzaine de « portraits », en réalité il dépasse et excède ce genre souvent composite. D’une part, il se lit « comme un roman » (dont le fil rouge restitue une réalité dédoublée, réelle et fantomatique), d’autre part ce récit est d’initiation. En somme, un vrai roman d’éducation, pour qui sait le lire comme il convient. À travers les portraits diffractés, amicaux et sensibles dressés par lui, Jean-Michel Olivier rend justice à ces désormais « fantômes » qui l’auront accompagné, tout au long de sa carrière littéraire.

    « Ma vie est d’hommage », disait Jack Kerouac. Éloge des fantômes de J.-M. Olivier répond à une même exigence. Unknown.jpegL’auteur n’y parle presque pas de lui, et pourtant ses très belles évocations en disent long sur ce qui, au fond, a fait l’essence de sa vie d’écrivain. On croise en chemin des figures qui ont nom Aragon, Jacques Derrida, Michel Butor, Roland Barthes, Jacques Chessex… Ou encore, moins connus du grand public même averti, les éditeurs Bernard de Fallois, Simone Gallimard, Vladimir Dimitrievic… Sans oublier des artistes amis comme Marc Jurt, René Feurer, ou l’aïeul de JMO : l’éminente figure du poète, romancier et intellectuel vaudois Juste Olivier.

    Ces « fantômes » sont donc pleins de vie. JMO les a connus dans leur réalité propre et singulière, et il peut en témoigner. Il a l’art de nous les restituer dans leur présence immédiate, avec chaleur et amitié, il nous les rend proches, familiers, et en même temps il dévoile pour nous des pans de leur personnalité que nous ne connaissions pas, surprenants et inattendus. Et c’est pourquoi Éloge de fantômes, à la façon justement des revenants, est d’ores et déjà un livre qui mérite de revenir et de « rester » dans le futur, comme un témoignage de ce que furent quelques personnes d’exception qui ont marqué l’histoire littéraire, dans la seconde moitié du XXe siècle.

    Je n’ai pas eu le bonheur de suivre les séminaires de Derrida, « un Richard Gere en plus méditerranéen » selon un propos rapporté par JMO, « qui marchait toujours à petits pas », ni de le connaître. images.jpegJe ne savais même pas qu’il avait enseigné à l’Université de Genève puisqu’il y est arrivé quand j’en étais déjà parti, mais je suis très heureux de le découvrir sous un jour inattendu, tout bonnement humain. Ainsi l’aperçoit-on tout à coup au volant, en train de doubler son ancien étudiant JMO sur un périphétique de Paris, lui faire signe de s’arrêter sur la bande d’urgence, puis l’embrasser tout en s’exclamant: « Qu’est-ce que vous faites ici ? ». Puis l’inviter à partager, encore souvent par la suite, les repas familiaux.

    On s’amuse lorsque ce même Derrida invite JMO à participer – c’est le « seul Suisse » – à l’un des fameux colloques de Cerisy-la-Salle… Où l’on apprend un rien médusé qu’après les passionnantes et épuisantes journées à débattre, tout le monde descend dans les caves (eh oui, scènes fantomatiques à souhait) pour des nuits quasi blanches et dansantes, au son de Blondie, des Boomtown Rats et des Pink Floyd, tandis que le whisky coule à flot !...

    C’est un livre d’apparitions.

    x1080.jpegApparaît Aragon, familier du restaurant Le Bœuf, rue Saint-Denis. Le directeur d’une revue lui a donné à lire un texte de JMO, et celui-ci a le bonheur de s’entendre dire : « C’est bien, écrivez simplement, mettez votre cœur sur la page ». Aragon n’est pas le seul à l’encourager : jeune homme, aspirant écrivain, JMO ose montrer ses premières tentatives littéraires à « Staro », à Barthes, à Derrida, et quels sont les échos, de leurs côtés aussi ? « Continuez, persévérez ! »

    Unknown-2.jpegApparaît le fabuleux, oui, le littéralement « fabuleux » Roger Dragonetti (tant l’art de la parole était constitutif du personnage), professeur de littérature médiévale à la Fac de Genève, ami de Lacan. Sans doute, de tous les professeurs qu’on puisse rencontrer dans sa vie – et là je puis moi aussi en témoigner – celui qui savait le mieux « tenir son auditoire » et le transporter, comme avec une machine à explorer le temps, aux côtés de Lancelot du Lac, de Perceval, de Renart et Ysengrin, c’est-à-dire l'introduire de manière fantastiquement « essentielle » à l’intérieur des textes eux-mêmes. Aucun séminaire ne débordait de tant d’étudiants, suspendus aux lèvres de Dragonetti, dont chaque mot prenait quasiment les qualités du sacré (JMO souligne les subtils « suspens » et « silences » que savait ménager le merveilleux professeur pour permettre aux chevaliers de la Table ronde (et, avec eux, au Moyen Age tout entier) de tracer leur chemin jusque dans l’âme de chacun. Et d’y prendre corps. (Fantômes encore).

    Apparaît « Maître » Jacques Chessex qui, en ami exquis, sait dans ses lettres l’art de différer toujours les rencontres entre amis justement :Unknown-3.jpeg « Viens quand tu veux, j’ai hâte de te revoir, mais pas cette semaine, ni ce mois-ci, car je suis occupé… » Eh oui, il y a l’œuvre à faire, elle passe avant tout. JMO et Chessex s’accordent sur ce point : écrire, n’est-ce pas avant tout « la joie de mettre un semblant d’ordre dans le chaos » ?

    Apparaît Simone Gallimard, qui s’impatiente d’attendre là-haut JMO pour une partie de tennis sans cesse remise.

    Apparaît Vladimir Dimitrijevic, le fondateur des éditions L’Age d’homme, à la fois passeur de livres et enthousiaste contrebandier, qui se rend chaque jour à l’église (JMO l’y accompagne quelquefois) avant de retourner hanter l’immense tanière de ses livres. La fin de sa vie aura été on ne peut plus fantômatique, tant son engagement pro-serbe, en Suisse romande, l’aura mis à l’écart de ses semblables.

    Unknown-4.jpegApparaît Michel Butor, l’homme « aux mille livres » (de sa plume, faut-il le préciser) qui avait précisément nommé « A L’Ecart » la maison où il vivait sur les hauteurs de Lucinges près Genève – tellement cette position lui paraissait finalement la plus commode pour se pencher, comme JMO et Jacques Chessex, sur l’œuvre gravé et peint du Neuchâtelois Marc Jurt, avec le plus grand intérêt.

    Ce que nous rappelle aussi «Eloge des fantômes», à la fois dans sa thématique et dans sa manière, c’est combien la littérature, et son approche, telle qu’on la pratiquait en tout cas à l’Université de Genève au sein de ce qu’on a appelé « l’école de Genève», oui, combien la critique littéraire allait au-delà de son appellation, puisqu’elle apprenait non seulement à lire les œuvres, mais aussi à « lire le monde ». C’est-à-dire à jeter sur toutes les réalités, quelles qu’elles soient, un regard CRITIQUE. (Et c’est en quoi la démarche de Roland Barthes, qui dans ces années-là mettait au point sa méthode «sémiologique», rejoignait bien celle de « l’école de Genève»). Tout cela a-t-il aujourd’hui disparu ? Je le crains.

    Éloge des fantômes nous remet donc en mémoire, et c’est encore l’une de ses nombreuses vertus, un temps « béni », une sorte de paradis perdu, quand l’homme était encore capable de « penser » sa propre situation sous des angles un peu nuancés (alors que tout ou presque aujourd’hui manque de nuances).

    On suit très volontiers JMO sur toutes ces pistes singulières. Ses fantômes ne le conduiront-ils pas jusqu’au prix Interallié, en 2011, pour son roman L’Amour nègre, coédité par L’Age d’homme et les éditions de Fallois (lesquelles, un an plus tard, lanceront Joël Dicker avec La Vérité sur l’affaire Henri Québert) ? Unknown-5.jpegÇa n’est pas rien d’être édité par Bernard de Fallois. Faut-il rappeler que c’est lui qui dans les années 50, grand spécialiste de Proust, découvrit et publia ces étonnants inédits de l’auteur de La Recherche que sont Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve ? Et auquel on doit finalement, en septembre dernier, la surprise de neuf nouvelles inédites réunies sous le titre Le Mystérieux correspondant, retrouvées dans les archives de De Fallois après le décès de celui-ci en 2018?

    C’est ainsi qu’Éloge des fantômes a aussi le mérite de partir à la recherche du temps perdu, et notamment de témoigner qu’entre la Suisse romande et Paris, contrairement aux idées reçues, bien des liens n’ont cessé de se tisser, y compris au fil des années 70, 80 et 90. On a longtemps prétendu que Paris ignorait et dédaignait la Suisse romande («qu’il était impossible pour un écrivain suisse romand de passer la frontière et d’être édité à Paris» – à moins d’être aussi habile que Jacques Chessex). Ça n’est pas vrai. Olivier a été l’un des premiers à faire mentir ce qui n’était qu’une idée reçue. Simplement, ces liens étaient plus subtils qu’il n’y paraissait. Unknown-6.jpegAprès tout, c’est Jean Starobinski et Jacques Derrida, milieu des années 80, qui lui conseillent de porter le manuscrit de La Mémoire engloutie au Mercure de France. Où, en effet, Simone Gallimard (mère de l’actuel directeur de la maison, Antoine Gallimard), le publie, après l’avoir lu avec ravissement (eh ! qu’on le réédite, ce roman !).

    Allez, on n’en dit pas plus ! A vous d’ouvrir le livre et de faire la rencontre de ces fantômes qu’on a tant aimés et qu’on aime encore.

    Jean-François Duval

    Jean-Michel Olivier, Éloge des fantômes, Ed. L’Age d’homme.

  • À quoi servent les journalistes ? (Jean-François Duval)

    images-1.jpeg« À quoi servent les journalistes ? » demandait, il y a quelques années, le philosophe Jacques Bouveresse à Jean-François Duval, journaliste et écrivain, grand spécialiste de la beat génération. La question est toujours d'actualité, surtout à l'époque des fake news et des lynchages médiatiques. Mais elle trouve une réponse, lumineuse, dans le dernier opus de Duval qui est un livre d'entretiens. 

    Le sujet ? L'avenir de l'Occident. On pourrait d'ailleurs élargir la perspective à toute l'humanité, car Duval voyage aux quatre coins du monde pour rencontrer des personnalités à la fois érudites, clairvoyantes et souvent drôles qui nous livrent leurs clés pour un avenir qu'on imagine de plus en plus incertain. images-2.jpegDemain, quel Occident ?* regroupe 18 entretiens avec des personnalités aussi diverses que Brigitte Bardot (sur les questions de l'écologie et de la protection des animaux), Cioran (l'échec fatal de toute entreprise humaine), mais aussi Fukuyama, le penseur de « la fin de l'histoire », Georges Steiner (sur la transcendance de la culture),le Dalaï Lama, Paul Ricœur, Michel Rocard et Isabelle Huppert. 

    Cet ordre n'est pas neutre, puisqu'il commence par une icône (BB) et s'achève par une actrice à la fois populaire et ordinaire (Huppert). Il suggère, selon Jean-François Duval, le sens d'une histoire qui se cherche toujours, mais qui, peut-être, est engagée dans une phase de déclin (par rapport aux grandes idéologies, aux grands penseurs des années 60-70). Chaque entretien, à sa manière, aborde et creuse cette idée. 

    Unknown-2.jpegIl y a, dans ce panorama riche et divers, de véritables joyaux. Il faut lire et relire, pour le simple plaisir, la rencontre avec Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010 pour La Carte et le Territoire : c'est une scène de cinéma, avec un Houellebecq mal peigné, mal lavé, qui plaque l'interviewer en pleine conversation pour aller prendre sa douche! Dans un autre registre, il vaut la peine aussi de lire l'entretien avec Tariq Ramadan, dont on a peut-être un peu vite oublié qu'il est aussi un écrivain et un penseur de l'avenir de notre société (à propos de la situation politique du Proche-Orient, il prône la création d'un seul État, sans préciser si cet État sera israélien ou palestinien!).

    Certains interlocuteurs se montrent plus brillants que d'autres. C'est le cas de Georges Steiner, grand érudit et grand humaniste, qui n'est jamais avare de formules bien trouvées. Unknown.jpegPour ma part, j'ai été très impressionné par l'entretien, ou plutôt les entretiens avec Jean Baudrillard (1929-2007) : non seulement brillants, mais extrêmement prémonitoires sur la société de spectacle et la dictature numérique (la dictature de l'individu). « Psychologiquement, comme il n'y a plus de relation d'altérité pour vous renvoyer en miroir l'image de ce que vous êtes, il faut la réinventer soi-même, accumuler toutes les preuves de sa propre existence. C'est-à-dire entretenir une gigantesque publicité autour de soi-même, se mettre en scène, se faire valoir. Soutenir à bout de bras cette chose devenue si fragile : soi-même. Dès que vous n'y travaillez plus, vous disparaissez. »

    images-3.jpegUn long entretien avec Paul Ricœur permet à la fois de mieux saisir les fondements de sa philosophie et d'éclairer, grâce au passé, l'avenir qui nous attend. Comme l'entretien avec le Dalaï Lama et la passionnante conversation avec le plus brillant des socialistes français, Michel Rocard.

    Rendons grâce à Jean-François Duval : il sait à la fois s'effacer (ou se montrer discret) devant ses interlocuteurs et les pousser dans leurs derniers retranchements. Il aborde une foule de sujets brûlants, profonds, intempestifs, que la presse, aujourd'hui, n'a plus le temps ou le désir d'aborder. Par son insatiable curiosité, sa générosité (écouter l'autre, comprendre sa parole et la restituer), Duval nous donne un livre à la fois épatant et nourrissant qui ouvre de nombreuses perspective sur notre avenir commun.

    « À quoi servent les journalistes ? » demandait le philosophe Jacques Bouveresse. Avec son livre, Jean-François Duval offre la plus belle et la plus stimulante des réponses.

    * Jean-François Duval, Deman, quel Occident ? Entretiens avec Brigitte Bardot, Michel Houellebecq, E. M. Cioran, Tariq Ramadan, Samuel Huttington, et autres. éditions SocialInfo, Lausanne, 2018.

  • Une Passion noire

    par Jean-François Duval

    Passion noire jpeg.jpgUne Passion noire. C’est par cette expression que, d’entrée de jeu, le narrateur du nouveau roman de Jean-Michel Olivier paru à l’Age d’homme désigne ce qui donne un sens à sa vie : l’écriture, la littérature. Il a 35 ans, lit Michel Leiris (fameux auteurs de L’Age d’homme…). De sa mère qu’il surnomme Mégère (Kerouac appelait la sienne Mémère), il a les yeux verts et l’on ne sait de qui il tient son long nez sinon peut-être de Pinocchio, car tous deux jouissent du même merveilleux privilège de faire de l’affabulation leur terrain de jeu favori. Un domaine où l’on se régale jours et nuits (comme dans cet autre roman d’Olivier, Nuit blanche, 2001) de quantité de mots et de phrases d’une précise et limpide exactitude. Mots dont le narrateur avoue se nourrir avec une belle et exigeante fringale. 

    En cela le narrateur de Passion noire, qui se nomme Simon Malet, se révèle à l’évidence l’un des avatars de Jean-Michel Olivier lui-même, qui nous a déjà donné de bien beaux romans, depuis La mémoire engloutie (Mercure de France, 1990) jusqu’à L’Amour nègre, prix Interallié 2010. 

    Jolie trajectoire pour un auteur romand dont, il faut y insister, l’écriture apparaît certainement comme l’une des plus fluides en Suisse romande, tant l’auteur semble faire preuve d’une déconcertante aisance et facilité (par opposition à la pesante lourdeur qu’on trouve chez tant d’autres). De Jean-Michel Olivier le lecteur a souvent l’envie de dire : cet écrivain-là écrit comme il respire. 

    Le narrateur cependant ne l’ignore pas : attention aux passions noires, elles sont vénéneuses ! D’autant plus quand il s’agit de littérature, tant la part de l’écrivain en ce bas monde – aujourd’hui plus que jamais – est devenue maudite. Qui s’y frotte s’y pique. Même si ses livres ne sont pas sans remporter quelque succès, le narrateur de Passion noire pourrait bien l’apprendre à ses dépens (n’y aura-t-il pas un retournement final ?). Il a son lectorat, un nom, des fidèles (surtout féminines) qui le suivent, une certaine reconnaissance. En dehors du temps qu’il peut consacrer au roman qu’il a en chantier, il lui faut naturellement nourrir son public de bien d’autres façons que par son seul talent d’écriture, c’est-à-dire satisfaire et répondre aux sollicitations et obligations qui sont celles de tout écrivain d’aujourd’hui. Il est invité à des colloques, en Europe, en Afrique, aux Amériques où il croise et retrouve ses pairs, soumis au même diktat. Il faut le savoir : les aventures et les tribulations d’un écrivain au XXIe siècle ne le cèdent souvent en rien à celles d’un Chinois en Chine. 

    C’est un secret de polichinelle : les événements littéraires – salons, rencontres, lectures, séances de dédicaces, etc – sont aujourd’hui devenus d’une importance capitale pour tout auteur qui souhaite percer et acquérir une certaine visibilité aux yeux du public. Unknown-1.jpegC’est d’ailleurs sans doute pourquoi plusieurs romanciers d’aujourd’hui se sont emparés de cette problématique pour en faire la thématique même de leurs ouvrages, en l’abordant d’un regard résolument critique (on pense par exemple au roman de François Bégaudeau, La Politesse, Verticales, 2015, qui serait à placer sur le même rayon que Passion noire). 

    Dans Passion noire, Simon Malet joue le jeu tout en en ayant parfaitement conscience : il semble bien que désormais le public ne sache plus vraiment jouir d’un livre à moins qu’il ne soit implicitement convenu qu’on puisse mettre un visage sur le nom de son auteur, le regarder à la télévision, le rencontrer, lui dire son admiration, souligner les points communs qu’on entretient certainement avec lui (« Ah, vous exprimez magnifiquement ce que je ressens ! »). 

    Voilà : la littérature tient désormais, pour le lecteur, dans un exercice d’admiration perpétuel, comme si d’ « admirer » l’amenait lui-même à se sentir davantage exister, à la façon d’un reflet, comme dans un miroir. Conséquence pour l’auteur : il est bien malgré lui amené à devenir l’INTERLOCUTEUR VIRTUEL de ses lecteurs et surtout lectrices, non pas en tant qu’écrivain mais en tant que personne. C’est-à-dire qu’on exige de lui qu’il jaillisse en lieu et place de son œuvre elle-même ! Si l’œuvre est lue, ce n’est que dans la mesure où elle offre un miroir dans lequel la lectrice (puisque le lectorat est essentiellement féminin) pourra se découvrir si belle, si belle… et mieux se révéler à elle-même. Si bien que le malentendu est le plus souvent complet : au contact de ses lectrices et pourvu qu’il n’ait pas écrit un simple roman à l’intrigue purement policière, tout auteur d’aujourd’hui s’aperçoit après trois phrases échangées que celles-ci n’ont pas lu, pas compris le livre qu’il a cru écrire… 

    Tout cela, le narrateur de Passion noire l’a très vite appris. Il s’y est fait, tous les auteurs s’y font. Il reçoit quantité de lettres de lectrices, ne répond qu’à quelques-unes, le plus souvent excédé, car il y a de la furie chez certaines admiratrices (chers amis écrivains, vous le savez comme moi). Unknown-2.jpegIl a compris ce dont témoignent des siècles d’histoire littéraire, depuis le roman courtois de Chrétien de Troyes jusqu’à Femmes de Sollers ou Cinquante nuances de Grey : ce sont les femmes qui lisent (les hommes ont autre chose à faire, comme de regarder un match de foot ou siroter une bière). 

    Mais au fond, si l’on passe sur les épopées homériques et les chansons de geste médiévales, la littérature a-t-elle jamais été faite pour le genre masculin ? Répétons-le : tout auteur qui pratique les salons du livre d’aujourd’hui le vérifie de manière objective et chiffrée : les femmes composent le 95% des gens qui s’arrêtent devant les stands, réclament des dédicaces, taillent une bavette avec l’auteur. Oui, l’écrivain qui ne veut pas mourir idiot doit écrire pour les femmes. 

    Disons-le par parenthèse : c’est à quoi ont dû se résigner non sans consternation d’illustres auteurs du passé comme Chateaubriand, Vigny, Balzac… Les uns et les autres ont dit leur accablement, leur malheur, leur honte même d’avoir déchu à ce point, en tant que « grands hommes », d’en être réduit à se servir de la plume plutôt que de l’épée. Flaubert est lâchement allé jusqu’à déclarer « Madame Bovary, c’est moi ». Même le barde d’Astérix, une sorte de sentimental et larmoyant Lamartine avant l’heure, témoigne à quel point l’activité littéraire, dès le départ, a pu passer comme ridicule et féminine en regard des exploits du tout puissant Obélix et du tout aussi viril et énergique petit Gaulois. 

    D’où l’une des premières leçons à tirer de Passion noire : il faut être bien courageux, avoir les couilles bien accrochées, au jour d’aujourd’hui, pour écrire encore des romans et croire encore que la littérature, comme au temps d’Homère et des grandes épopées, puisse avoir quelque semblant de virilité (je ne suis pas loin de penser que c’est pour cette raison-là que les nouveaux auteurs tendent à privilégier la veine du roman policier – le sang, le crime, les armes « font » virils et guerriers). 

    On l’a dit, le narrateur de Passion noire a pleine conscience de cette horrible fatalité. En dehors de sa mère, il est tout spécialement poursuivi par une universitaire américaine et – c’est littéralement le plus lourd de son calvaire – par une Marie-Ange Lacroix qui s’évertue à le persuader qu’on n’a jamais vu plus belles âmes sœurs que les leurs, que lui et elle sont absolument faits l’un pour l’autre, etc. Marie-Ange Lacroix, de lettre en lettre, exige de Simon Malet qu’il se rende enfin à cette évidence. 

    Avec ce décapant Passion noire, notre auteur poursuit dans une veine qui était déjà, au moins partiellement, celle de La Mémoire engloutie en 1990 : Unknown-3.jpegla satire, et tout particulièrement la satire sociale est omniprésente sous la plume de Jean-Michel Olivier. Et c’est alors du côté de Voltaire et de ses contes qu’il faudrait peut-être aller chercher des références (qui sait si l’auteur de Candide et de Zadig ne se serait pas emparé avec une même jubilation de la thématique qui a valu à J.-M. Olivier le prix Interallié pour L’Amour nègre ?) 

    Passion noire ne s’arrête cependant pas à la satire sociale, la critique va au-delà, elle est plus générale, touche plus profondément à nos représentations de la réalité. On pourrait avancer que J.-M. Olivier rejoint Guy Debord qui, dès les années 1960, avait dénoncé la « société du spectacle » vers laquelle nous avancions à grands pas, et dont la comédie littéraire d’aujourd’hui participe pleinement (au lieu de répondre à sa vocation critique). Unknown-4.jpegEn fait, à cet égard, Passion noire franchit un nouveau seuil : plutôt que de dénoncer la société du spectacle comme Debord, ce roman-là, et voilà qui est littérairement très efficace, nous propose LE SPECTACLE LUI-MEME DE LA SOCIETE DU SPECTACLE. En quoi Jean-Michel Olivier, avec une belle persévérance et cohérence, poursuit dans la même veine que dans son avant-dernier roman, Après l’orgie (tout juste sorti en Livre de poche), titre légitimement inspiré de Baudrillard et de ses réflexions aiguisées sur les pouvoirs de la simulation. 

    «Miroir, mon beau miroir, dis-moi…»