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  • Jean Vuilleumier, écrivain du silence

    images-1.jpegComment rendre compte, verbalement, d'une expérience intime et bouleversante qui ne passe pas par la parole ? C'est le pari que tente Jean Vuilleumier dans un petit livre qui n'est pas un roman (encore que…), ni un essai, mais plus modestement une suite de notes autour de trois mystiques qui ont vécu, au plus profond de leur chair, la rencontre avec Dieu*.
    Elles sont trois : la plus ancienne est Blanche de la Force (dont Bernanos a fait le personnage principal de ses Dialogues des Carmélites), qui a vécu les années les plus sanglantes de la Révolution ; les deux autres mystiques, Marthe Robin et Camille C., sont nées au commencement du siècle. Chacune d'elles ne prétend pas « racheter seulement ses propres manquements, mais plus encore ceux de ses semblables. » Ainsi, pour Vuilleumier, leur expérience rejoint « l'idée de partage et d'échange, en regard de quoi l'indifférence du plus grand nombre au sort commun est ressentie comme dégradante. »
    Analysant la vie des trois mystiques, Vuilleumier dégage certaines constantes de leur expérience, par exemple « la peur inscrite dans la fibre du vivant, sous le broiement du temps », mais aussi la souffrance (ou, pour Blanche, le goût ambigu du martyre), la compassion, la générosité, avec peut-être, en-dessous, « un fantasme de culpabilité pour un crime qu'elles n'ont pas commis, mais qu'elles doivent expier ». Chacune, à sa manière, connaît quelque chose d'impérieux et d'exaltant qu'elle a de la peine à communiquer, et qui n'en constitue pas moins une transgression des normes habituelles.
    Dans ces trois expériences extrêmes, Vuilleumier dégage quatre étapes, qui sont autant de phases ou de stases sur le chemin de la connaissance de l'être intime : la conversion, d'abord, puis la mise en pratique de l'Évangile et ce qu'il nomme « l'épreuve de la nuit », enfin l'ultime union, où la personne s'efface pour faire place à la force qui l'habite.
    Car il s'agit, à chaque fois, d'une force supérieure qui dévore la mystique d'un feu vif et délicieux, ultime forme, pour ces trois femmes, et à travers les siècles, de la dépossession.
    * Jean Vuilleumier, Blanche, Marthe, Camille, Notes sur trois mystiques, L'Âge d'Homme, 1996.

  • Olivier Beetschen, défricheur du verbe

    images.jpegAprès un premier livre très remarqué, À la nuit*, saga des origines depuis le premier cri, Olivier Beetschen, animateur de la Revue de Belles-Lettres et professeur au Collège de Genève, nous a donné, il y a quelques années, Le Sceau des Pierres**, un livre magnifique qui est la somme de vingt années de poésie.
    Écrire est un voyage où l'être se cherche à travers les visages et les mots, les sons et les parfums, les émotions, les paysages entraperçus ou seulement rêvés. Voilà pourquoi Le Sceau des Pierres est un parcours initiatique — qui commence à Ceylan, pour aboutir, en fin de course, à Genève, après des haltes à Paris, en Crète ou à Madagascar — jalonné de poèmes qui sont autant de signes ou de galets ramassés en chemin. De la prose brisée de Ceylan (1974), rongée par l'inquiétude, au « Tournant » genevois (1995), marquée par l'arrivée d'une « troisième personne » dont le murmure, longtemps rêvé, « relie l'espérance au chapitre des ancêtres », quelque chose se passe, dans l'échange incessant avec le monde du dehors, qui n'est rien d'autre, peut-être, que la naissance du poète à lui-même.
    Cette naissance, par stases ou voyages successifs, rejoint le questionnement des origines qui se trouvait au centre, déjà, du premier livre de Beetschen. Si l'écriture, ici, plonge à des profondeurs plus intimes, faisant courir au voyageur (« Bourlingueur du Très Haut ou défricheur du verbe ») le risque angoissant du chaos, elle débouche pourtant sur la lumière : écho, dans l'écriture, de « l'autre vie » qui est appel et création tout à la fois, et confluence, aussi, de deux désirs qui se mélangent sans jamais se confondre.
    À la nuit décrivait la lente venue au monde d'une tribu jetée dans le langage ; avec Le Sceau des Pierres, le jour est là, avec ses pièges et ses promesses, sa musique obsédante, et le monde est ouvert, à jamais, dans sa beauté complexe. Épiphanies, reflets, instantanés éblouissants : le poète cherche à saisir le monde moins pour en capter (ou en désamorcer) les charmes que pour se faire le lent archéologue de lui-même.
    Plus récemment, Beetschen nous a donné un autre très beau livre, dont mes collègues de Biogres ont parlé (ici), Après la comète***, qui marque un pas de plus dans cette aventure du verbe, à travers le voyage et les rencontres. « Ma mère meurt/ Pourquoi le ciel de Delhi /fait descendre une musique/ inspirée des étoiles? » Puisant souvent son inspiration dans les légendes et les contes de fées, cette poésie s'enracine aussi dans le réel, éclairant le passé d'une lumière subtile et pénétrante, comme dans « Une visite au grenier », dans lequel le poète revient sur ses années fribourgeoises, les sirènes de sa jeunesse, la musique unique de la Basse-ville. Nulle nostalgie, pourtant, dans cette évocation d'un passé disparu, mais brillant encore d'une lumière autonome qui illumine le présent. Comme ces « Chandelles », dédiées à ses filles Adélaïde et Héloïse, qui réussissent le tour de force d'allier le charme unique des comptines enfantines et la poésie du quotidien : « le velcro lime les jours/ la fatigue hache les nuits/ bientôt affleurent les confidences ».
    * Olivier Beetschen, À la nuit, roman, Poche suisse N°235, l'Âge d'Homme, 2007.
    ** Olivier Beetschen Le Sceau des pierres, poésie, éditions Empreintes, 1996.
    *** Olivier Beetschen, Après la comète, poésie, éditions Empreintes, 2007.

  • Vahé Godel, écrivain sans frontières

    images.jpegJ'ai déjà eu l'occasion, sur ce blog, de dire l'admiration profonde, et de longue date, que je porte à l'œuvre de Vahé Godel. Œuvre riche et variée qui traverse les langues, les frontières et les genres, et qu'acceuille, depuis une vingtaine d'années, les éditions de la Différence.
    Avec Arthur Autre*, « ou la fin de parcours d'un enseignant pas tout à fait comme les autres », Godel s'inspire ouvertement de sa longue expérience « pédagogique ». Les guillemets, ici, sont de rigueur, car avant d'être un pédagogue, Arthur Autre, que ses élèves surnomment malicieusement « Rature » est un enseignant, c'est-à-dire un « semeur et un déchiffreur de signes ».
    Des signes, Vahé Godel en sème à foison, à profusion même, sous la forme d'énigmes (« Qu'est-ce que la langue ? - Le fouet de l'air. »), d'allusions (on prendra plaisir à reconnaître certains collègues portraiturés avec amour ou ironie), de clés plus ou moins évidentes (quelle belle description du collège Voltaire en vaisseau de légende, avec coursives, salle des machines, cheminées éructant des fumées grises !), de graffitis ou de tags.
    De quoi s'agit-il ? D'un professeur extravagant, au seuil de la retraite, qui s'interroge non seulement sur sa fonction (dignement rémunérée, merci), mais aussi sur la faune de plus en plus étrange qui lui fait face, et à qui il cherche à transmettre sa passion des signes.
    Le sujet n'est pas neuf, bien sûr, mais le traitement qu'en fait Godel, ici, est pour le moins original. Deux voix, à priori distinctes, se partagent le roman. La première, impersonnelle, suit Arthur Autre dans le courant de ses déambulations pédagogiques. La seconde, secrète et souterraine, est l'autre voix d'Arthur, celle qu'il consigne, jour après jour, dans son Carnet noir.
    Au fil du livre, les voix se croisent, s'opposent et s'écartèlent, dans une tension de plus en plus poignante. La première, l'officielle, l'extérieure, est peu à peu rongée par la seconde, la voix noire intérieure, qui sème le doute et remet la première en question. « Une œuvre, une œuvre véritable, on ne peut y pénétrer comme dans un moulin… lire, ce qui s'appelle lire, c'est s'aventurer dans une forêt profonde, perdre le nord, se perdre… et donc éprouver le désir de se perdre… oui, perdre pied, s'enfoncer, s'engloutir, sombrer… »).
    Mais peut-on apprendre à se perdre ? Et si oui, comment apprendre aux autres (ses élèves) à se perdre sans se perdre soi-même ?
    C'est tout le paradoxe de l'enseignant (du moins celui qui fait profession d'enseigner la littérature) qui est censé donner le bon exemple, en professant des textes fort peu exemplaires. Comment enseigner Rimbaud sans donner en même temps aux élèves le désir de plus vastes horizons? Désir qui, on le pressent, est bien peu compatible avec les exigences d'une école telle qu'on la connaît, ou plutôt telle qu'on la pratique, sous nos latitudes, c'est-à-dire sélective et « sérieuse » ?
    Il y a longtemps que Vahé Godel ne nous avait donné un texte aussi fort, aussi chargé de signes. D'une écriture diablement virtuose, son roman puise aux sources de la langue, qu'il bouscule à plaisir, et nous livre une réflexion nouvelle, bien que toujours énigmatique, sur l'étrange profession d'enseignant, à la fois passeur, accoucheur et censeur, confident, consolateur, agitateur, séducteur et interprète…
     
    * Vahé Godel, Arthur autre, roman, éditions de la Différence, 1994.
    De Vahé Godel, on peut lire également :
    — Nicolas Bouvier : "Faire un peu de musique avec cette vie unique", essai, Éditions Métropolis, 1998.
    (Le reste est invisible), rhapsodie, Éditions Metropolis, 2004.
    Le Sang du voyageur : choix de textes, préf. d'André Clavel, Éditions L'Âge d'Homme, 2005.
    La Poésie arménienne du Ve siècle à nos jours, anthologie, Éditions de la Différence, 2006.