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  • Candide à Davos

    images.jpegComment va le monde? Qui le dirige? Comment survivre au milieu des mensonges et des crimes?

    Pour répondre à ces questions, il faut relire Candide, le conte philosophique que Voltaire, l'homme aux 200 pseudonymes, publia en 1758. Si l'on veut comprendre le monde contemporain, rien n'est plus édifiant : les guerres absurdes, l'injustice, l'exploitation de l'homme par l'homme (et de la femme par l'homme), les rêves utopiques, etc. Remplacez le fameux « optimisme » prêché par Pangloss, le philosophe borgne, par « mondialisation » ou « libéralisme », et vous aurez tout compris. Après Rousseau, mais avant tous les autres, Voltaire avait mis le doigt sur les défauts du système, et les mensonges qui cherchent à les dissimuler.

    On peut voir actuellement, au Théâtre de Carouge, une adaptation de Candide, écrite par l'écrivain genevois Yves Laplace et mise en scène par Hervé Loichemol. Même si le résultat n'est pas très convainquant (texte plat et mise en scène ampoulée), la pièce trop longue et la distribution extrêmement inégale, Candide est toujours d'actualité parce qu'il dénonce les machinations idéologiques qui essaient de nous aliéner.

    L'une d'elles s'appelle le WEF, ou World Economic Forum. Elle se tient à Davos depuis près de trente ans et ressemble tout ce que le monde compte de « puissants » et de « décideurs ». Tout ce petit monde devise, plus ou moins poliment, autour d'une tasse de thé, des problèmes des autres. Cette année, c'est la crise financière, que tous ces hommes et ces femmes doués de pouvoirs extralucides n'ont bien sûr pas vu venir (mais qu'ils ont certainement contribué à provoquer). À quoi servent-ils? demanderait Voltaire. À rien. Quel sens donner à leurs discours, si semblables aux longues péroraisons de Pangloss, docteur en métaphysico-nigologie? Aucun, bien sûr. Alors pourquoi se réunissent-ils ainsi chaque année? Voltaire dirait sans doute qu'il s'agit d'une sorte de thérapie collective : les puissants se réunissent pour oublier leurs crimes (la Géorgie, la bande de Gaza) et sceller leur alliance. Qu'une meute hurlante de journalistes les accompagne chaque jour ne change rien à l'affaire. Ils peuvent dire n'importe quoi (ils ne s'en privent pas d'ailleurs) puisque leurs paroles, répercutées dans le monde entier, n'ont aucun poids, aucune incidence sur le monde réel, comme les discours admirablement vides du docteur Pangloss…

    Oui, pour comprendre l'imposture du monde actuel, relisez Candide — et Le Monde comme il va, et Micromégas et L'Ingénu ! Relisez aussi La Plaisanterie de Milan Kundera. Et La Tache de Philip Roth. Si les hommes politiques lisaient davantage de littérature, ils n'auraient pas besoin d'aller faire de la figuration dans les neiges davosiennes.

  • Le pacha Boniface

    images.jpegAuteur de sept romans remarqués (dont le remarquable Les Larmes de ma mère*, Prix Dentan 2004), Michel Layaz (né en 1963 à Fribourg)  fait partie, sans conteste, de la jeune garde des Lettres romandes. On peut classer ses livres selon leur ton et leur propos : il y a, d’une part, les textes d’une veine intimiste, comme Les Larmes de ma mère, et les textes d’apparence plus légère, mais tout aussi intéressants, d’une veine drolatique et satiriste, comme La Complainte de l’idiot.
    Cher Boniface**, son dernier roman, appartient sans hésitation à la seconde catégorie. Il s’agit d’une farce, plus sérieuse qu’il n’y paraît, qui met en scène une sorte de « bon à rien », prénommé Boniface, proche cousin de ces Taugenichts allemands qui ont décidé de ne pas perdre leur vie à la gagner. Vautré sur son pouf, passant son temps à grignoter des gousses d’ail, Boniface, au début du livre en tout cas, est un pacha heureux et désœuvré. Mais une rencontre va bouleverser sa vie : c’est en gravissant l’Eiger qu’il va tomber sur Marie-Rose Fassa, une journaliste ambitieuse et dynamique. Tout le contraire, bien sûr, de Boniface. C’est elle, désormais, qui va pousser notre poussah à travailler d’abord, puis à faire quelque chose de sa vie.
    Autrement dit : à écrire un livre ! Car les femmes n’aiment pas les hommes qui manquent d’ambition…
    Le ton est donné dès l’entame et le lecteur est embarqué dans un tourbillon de mots qui bientôt l’étourdissent. Layaz aime les listes, les zeugmes, les énumérations. Même si, parfois, cela tourne au procédé, le style est délectable, léger, plein de fantaisie. D’autant qu’il se pique de satire et de philosophie. On reconnaît au passage des personnalités médiatiques (Pierre Keller, Christoph Blocher), brocardées de manière à la fois drôle et cruelle. Un morceau de bravoure fait même l’éloge, lors d’une interview mémorable, des valeurs du juste milieu qui règnent dans les instances fédérales et tiennent lieu, en Suisse, de véritable philosophie.
    Mis en demeure de travailler, par sa chère et tendre Marie-Rose, Boniface va trouver un emploi dans les chemins de fer en tant que couchettiste (emploi que l’auteur a tenu, quelque temps, dans la vraie vie). Mais, bien sûr, ce n’est pas un travail de tout repos. Et les soucis ne tarderont pas à fondre sur la tête du héros obligé de gagner sa vie pour ne pas déchoir aux yeux de sa dulcinée.
    D’autres personnages viendront mettre leur grain de sel dans ce roman qui n’en manque pas : un surveillant des chemins de fer effrayant, Prokasch, qui finira par succomber aux charmes de Cécilia, la mère du héros, et une jeune rivale de Marie-Rose, prénommée mademoiselle Coline. Comme on le voit, l’univers doux-amer de Layaz fait penser, quelquefois, à celui de Robert Walser, peuplé de personnages attachants et égarés dans la « vraie vie ».
    Si le roman part en fanfare et déploie une verve comique assez rare en Suisse romande, il peine, cependant, à tenir la distance. La dernière partie du livre, en particulier, apparaît décousue, et la fin (en forme de happy ending) est décevante. C’est bien dommage, car Michel Layaz, en la personne de Boniface, a véritablement créé un personnage à la fois attachant et agaçant, poète et philosophe, contemplatif et paresseux. Un personnage à facettes, insupportable et drôle, riche de promesses. Mais ces promesses, finalement, demeurent virtuelles.


    * Michel Layaz, Les Larmes de ma mère, Points-Seuil, 2007.
    ** Michel Layaz, Cher Boniface, roman, éditions Zoé, 2009.

  • Les quatre critiques

    UAH_AFFICHE.jpg Il y a quatre sortes de critiques. La plus difficile, sans conteste, est la critique littéraire: il faut se plonger dans l'univers d'un auteur, souvent contemporain, trouver ses marques dans un livre qui est une création, et n'a donc aucun équivalent, connaître la vie et l'œuvre de l'auteur, etc. Un cran en-dessous se situe la critique de musique et d'opéra: il s'agit, pour le (ou la) critique, de bien connaître le répertoire et de maîtriser tout un bagage technique (mise en scène, distribution, interprétation) qu'on met longtemps à acquérir. Beaucoup plus facile, en revanche, est la critique de théâtre:il faut certes avoir quelques notions de mise en scène, connaître les comédiens, mais pour cela il y a le dossier de presse. qui suffit largement. La forme la plus facile de critique est la critique de cinéma: il suffit d'un bagage plus ou moins conséquent (tous les films que l'on a déjà vus), de lire Voici ou Les Cahiers du cinéma, et de recopier fidèlement le dossier de presse du film.

    La critique, c'est le sujet du dernier film du lausannois Lionel Baier, intitulé Un autre homme. L'auteur, qui se flatte de n'avoir obtenu aucune subside de Berne (et d'avoir ainsi préservé sa liberté), raconte la vie d'un critique de cinéma, vivant dans la vallée de Joux (autrement dit, un trou perdu) qui, au lieu d'aller voir les films qu'il doit chroniquer, se contente de recopier la critique qu'il lit dans un magazine français spécialisé.  Acide et drôle, le film fait allusion au milieu romand des critiques (et plus spécialement, semble-t-il, au critique du Temps, Thierry Jobin, dont le personnage principal du film est une caricature). Son accueil, dans la presse, on l'imagine, très mitigé. Les critiques n'aiment pas qu'on les critique! Cela va de « film à éviter » (Le Matin) à « film à découvrir » (La Tribune de Genève). Difficile donc, en lisant les critiques, de se faire une idée précise de la chose, d'autant que certains papiers sentent le règlement de compte à plein nez…

    Et les autres films?

    Prenez le dernier Sam Mendes, Noces rebelles, qui reforme à l'écran le couple mythique de Titanic, Kate Winslet et Leonardo di Caprio. images.jpegDans ce cas, la critique ne fait que passer les plats, c'est-à-dire obéir aux diktats de la promotion : interviews pseudo-exclusives des stars du film, reportages sur la vie du couple Mendes-Winslet (mariés au civil), etc. Aucune distance, aucune perspective, aucune réflexion. Et quand, victime de cette campagne de propagande, vous allez voir le nouveau « chef-d'œuvre incontournable », vous vous surprenez à vous ennuyer ferme pendant plus de deux heures. Un scénario plat comme une omelette, des comédiens qui ne semblent pas concernés (la palme à Kate Winslet, jamais aussi mal dirigée), un esthétisme désuet et ridicule : en un mot, un film tape-à-l'œil sans profondeur, ni raison d'être. Mais peu importe le résultat:  le succès est garanti par la promotion et les critiques (tous dithyrambiques, bien sûr : on adule, on adore, on se pâme…).

    Dernier exemple édifiant, le dernier film de Danny Boyle, intitulé Slumdog millionnaire, qui raconte le destin d'un jeunimages-1.jpege homme issu des bidonvilles de Bombay qui, puisant dans sa mémoire et ses expériences, devient un jour millionnaire grâce à un jeu télévisé. C'est vif, plein de couleurs et d'odeurs incroyables (pas toujours agréables!), filmé au cordeau, époustouflant d'intelligence et d'imagination. Contrairement au film de Sam Mendes, pendant Slumdog millionnaire, on rit, on pleure, on a est révolté, on assiste avec effroi et bonheur à l'ascension du héros, prêt, finalement, à abandonner sa fortune pour retrouver la jeune femme qu'il aime, et qu'il poursuit pendant tout le film. Verdict des critiques : « film à éviter », « film à l'idéologie douteuse ». Une étoile dans Le Temps. Pouah! Encore un film populaire…

    Alors, dites-moi, à quoi servent les critiques quand ils ne passent pas les plats?