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nouveautés

  • Le pacha Boniface

    images.jpegAuteur de sept romans remarqués (dont le remarquable Les Larmes de ma mère*, Prix Dentan 2004), Michel Layaz (né en 1963 à Fribourg)  fait partie, sans conteste, de la jeune garde des Lettres romandes. On peut classer ses livres selon leur ton et leur propos : il y a, d’une part, les textes d’une veine intimiste, comme Les Larmes de ma mère, et les textes d’apparence plus légère, mais tout aussi intéressants, d’une veine drolatique et satiriste, comme La Complainte de l’idiot.
    Cher Boniface**, son dernier roman, appartient sans hésitation à la seconde catégorie. Il s’agit d’une farce, plus sérieuse qu’il n’y paraît, qui met en scène une sorte de « bon à rien », prénommé Boniface, proche cousin de ces Taugenichts allemands qui ont décidé de ne pas perdre leur vie à la gagner. Vautré sur son pouf, passant son temps à grignoter des gousses d’ail, Boniface, au début du livre en tout cas, est un pacha heureux et désœuvré. Mais une rencontre va bouleverser sa vie : c’est en gravissant l’Eiger qu’il va tomber sur Marie-Rose Fassa, une journaliste ambitieuse et dynamique. Tout le contraire, bien sûr, de Boniface. C’est elle, désormais, qui va pousser notre poussah à travailler d’abord, puis à faire quelque chose de sa vie.
    Autrement dit : à écrire un livre ! Car les femmes n’aiment pas les hommes qui manquent d’ambition…
    Le ton est donné dès l’entame et le lecteur est embarqué dans un tourbillon de mots qui bientôt l’étourdissent. Layaz aime les listes, les zeugmes, les énumérations. Même si, parfois, cela tourne au procédé, le style est délectable, léger, plein de fantaisie. D’autant qu’il se pique de satire et de philosophie. On reconnaît au passage des personnalités médiatiques (Pierre Keller, Christoph Blocher), brocardées de manière à la fois drôle et cruelle. Un morceau de bravoure fait même l’éloge, lors d’une interview mémorable, des valeurs du juste milieu qui règnent dans les instances fédérales et tiennent lieu, en Suisse, de véritable philosophie.
    Mis en demeure de travailler, par sa chère et tendre Marie-Rose, Boniface va trouver un emploi dans les chemins de fer en tant que couchettiste (emploi que l’auteur a tenu, quelque temps, dans la vraie vie). Mais, bien sûr, ce n’est pas un travail de tout repos. Et les soucis ne tarderont pas à fondre sur la tête du héros obligé de gagner sa vie pour ne pas déchoir aux yeux de sa dulcinée.
    D’autres personnages viendront mettre leur grain de sel dans ce roman qui n’en manque pas : un surveillant des chemins de fer effrayant, Prokasch, qui finira par succomber aux charmes de Cécilia, la mère du héros, et une jeune rivale de Marie-Rose, prénommée mademoiselle Coline. Comme on le voit, l’univers doux-amer de Layaz fait penser, quelquefois, à celui de Robert Walser, peuplé de personnages attachants et égarés dans la « vraie vie ».
    Si le roman part en fanfare et déploie une verve comique assez rare en Suisse romande, il peine, cependant, à tenir la distance. La dernière partie du livre, en particulier, apparaît décousue, et la fin (en forme de happy ending) est décevante. C’est bien dommage, car Michel Layaz, en la personne de Boniface, a véritablement créé un personnage à la fois attachant et agaçant, poète et philosophe, contemplatif et paresseux. Un personnage à facettes, insupportable et drôle, riche de promesses. Mais ces promesses, finalement, demeurent virtuelles.


    * Michel Layaz, Les Larmes de ma mère, Points-Seuil, 2007.
    ** Michel Layaz, Cher Boniface, roman, éditions Zoé, 2009.

  • Une malédiction familiale

    massardheritage.jpgMettre des mots sur « les furies qui tremblent en elle » : telle est l’obsession de Heide, allemande d’origine, mais installée en Suisse depuis la guerre, qui s’interroge sur l’étrange malédiction qui touche sa famille, et celle de son frère, ancien officier de la SS. En effet, dans l’une et l’autre branche familiale, les maladies graves ou mortelles se multiplient, frappant tantôt la fille ou le fils, tantôt les petites-filles. Pourquoi un tel acharnement ? Y aurait-il une raison à cette malédiction familiale ?
    On reconnaît ici les thèmes chers à Janine Massard (née à Rolle en 1939) : la famille en proie à cet ennemi intime et terrifiant qu’est la maladie, qui sert de révélateur aux relations humaines ; la soif de vivre inextinguible ; l’interrogation du passé qui éclaire le présent. Si Comme si je n’avais pas traversé l’été*, roman très autobiographique publié en 2001, était un acte de résistance contre la mort aveugle qui frappe ses proches (le père, le mari, la fille), L’Héritage allemand** est un livre de méditation et d’élucidation. De fantasmagories, aussi, car toutes les femmes qui peuplent le roman cherchent à comprendre, par le dialogue et la rêverie, ce qui leur arrive. « Il y avait eu des mots comme… la faute collective, tous ne paieront pas, beaucoup d’innocents seront touchés, mon père a dit ça à la fin de la guerre quand on a découvert tous les crimes… Il croyait si fort au châtiment qu’il était convaincu que trois générations seraient nécessaires aux Allemands pour se faire pardonner… »
    On sent Janine Massard marquée par la lecture des Bienveillantes, de Jonathan Littell. À son tour, la romancière interroge les crimes du passé : et si toute sa famille portait le poids des crimes commis par son frère ? Si le destin se vengeait aujourd’hui sur ses proches, victimes innocentes, mais porteuses du même sang criminel ? Belle-fille de Heide, Léa s’interroge, et se révolte aussi : « qu’avait-elle fait pour être ainsi punie ? Le scénario d’un syndrome du châtiment, subséquent aux crimes jamais avoués d’Onkelhaha, s’était incarné quand des pics de douleur l’avaient fait vaciller. »
    On le voit : avec son Héritage allemand, Janine Massard nous entraîne dans des abîmes vertigineux. Qu’hérite-t-on avec le sang de ses aïeux ? La maladie vient-elle venger un passé inavouable ? Et que peut-on faire face à cette malédiction ? Sondant avec lucidité les personnages qu’elle met en scène (presque tous féminins), Janine Massard creuse le mal jusqu’à sa racine. Le passé empoisonne l’existence des vivants, d’autant plus que ce passé est occulte. Il faut lutter contre la maladie, en même temps que reconnaître la source du mal. Dans cette quête poignante de vérité, Janine Massard ne triche pas, comme à son habitude : quitte à se brûler les ailes ou les yeux, elle cherche une lumière qui soulage, mais aussi qui aveugle. Elle va jusqu’au bout du chemin, non sans humour, ni compassion.

    * Janine Massard, Comme si je n’avais pas traversé l’été, roman, éditions de l’Aire, 2001.
    ** Janine Massard, L’Héritage allemand, roman, Bernard Campiche éditeur, 2008.

  • Les deux vies de Jean Romain

    images.jpegOn croyait connaître Jean Romain : acteur et animateur du débat sur l'école, en Suisse romande, cette école mise à mal par l'assaut conjugué des libéraux et des pédagogistes (il faut « mettre l'élève au centre »). Le philosophe inspiré qui dénonce la « dérive émotionnelle », « le temps de la déraison » ou encore, « la rédemption par la barbarie marchande ». Le romancier fasciné par la Grèce et l'antiquité, ses mythes, ses dieux. Oui, l'on croyait bien connaître Jean Romain, le personnage public en tout cas, mais il faut lire son dernier livre, Rejoindre l'horizon*, pour découvrir l'autre visage de cet écrivain valaisan protéiforme.
    Tout commence, comme souvent, par un départ: l'écrivain, renouant avec une passion  de jeunesse, aime à se lancer dans de grandes virées à moto, « les yeux fixés au loin, là où le point de fuite se dérobe », nourissant le fantasme de rejoindre l'horizon. Cet élan vers un ailleurs rêvé est stoppé net, un beau matin, par l'irruption de la maladie: l'auteur apprend qu'il souffre d'un cancer. Or, chose étrange, il n'a pas peur, il n'est pas même inquiet : le médecin ne parle pas de lui, c'est sûr, mais d'un autre qui serait comme un corps étranger, un ennemi intime qu'il devra désormais combattre, mais qui n'est pas lui.
    Cette cassure, dans la vie de l'auteur, provoque plusieurs bouleversements: d'abord, c'est le cours de la vie qui est cassé, l'avenir est incertain, le passé remonte à la mémoire avec l'évocation des années de collège, puis de l'internat à Saint-Maurice (belles pages où Jean Romain rend hommage à ses maîtres, connus ou inconnus, à tous ceux qui lui ont inoculé le virus de la lecture et des livres.) Le temps de la vie est cassé : la chute menace à tout instant. Le corps, comme l'esprit, peut vous trahir. C'est la première leçon de la maladie. L'être est brisé, à jamais partagé, mais cette faille qui s'ouvre en lui permet aussi l'émerveillement. Comme le dit Leonard Cohen: « There's a crack in everything/ That's how the light gets in ». C'est par cette faille que pénètre la lumière.
    Le temps de la vie est brisé ; l'identité aussi. « Tout en nous est repli, des circonvolutions du cerveau à celles de l'intestin, la nature a replié dans notre corps comme des draps dans les armoires nos organes qui, sans cela, prendraient trop de place. L'âme aussi est plissée, ses strates sont empilées comme les sédiments du temps, il faut prendre son mal en patience pour n'en parcourir que la moitié et y débusquer les fantômes qui s'y cachent. » Tout se passe comme si la maladie avait scindé l'être en deux, séparant à jamais l'âme et le corps. Seconde cassure, aussi profonde et douloureuse que celle du temps. Reprenant à son compte l'expression de Bataille, Jean Romain évoque ici l'expérience intérieure qui place l'individu face à ses propres limites, incapable de dépasser son propre horizon.
    Cette seconde cassure provoque, dans le livre de Jean Romain, une sorte de nouveau départ, dans le mythe et la fiction cette fois. Devenu Centaure, cet animal mythologique mi-homme mi-cheval, l'auteur enfourche sa moto à la fois pour rejoindre l'horizon et pour fuir la maladie qui le talonne. C'est alors qu'intervient Coronis, une jeune femme que le Centaure emmène en amazone sur sa moto. Le couple imaginaire va revenir vers l'origine, cette mer intérieure, la Méditerranée, qui est le berceau de notre culture.
    Longtemps, le narrateur s'est cru indestructible. La maladie l'a ramené à la réalité. C'est-à-dire à sa condition d'homme libre et mortel. Le beau livre de Jean Romain nous restitue les étapes de ce voyage intérieur, qui est une quête de soi et du monde. Porté par une urgence singulière, Rejoindre l'horizon commence comme une réflexion aiguë sur la maladie, puis prend la forme d'un récit de guérison et s'achève enfin comme un conte oriental, où se mêlent érotisme et gastronomie, à la manière de Salambô ou d'Hérodias de Flaubert. Ou des Grandes odalisques de monsieur Ingres…
    * Jean Romain, Rejoindre l'horizon, l'Âge d'Homme, 2008.
    Jean Romain et Jean-Michel Olivier sont les invités de l'émission Presque rien sur presque tout de Patrick Ferla, dimanche 14 décembre, sur RSR La Première, de 17 à 18 heures.