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  • Les livres de l'année (2) : Janine Massard

    DownloadedFile.jpegDans tous ses livres, Janine Massard s'intéresse aux destins ordinaires, aux humiliés, aux silencieux, aux petites gens, comme on dit. C'est le cas dans son dernier roman, qui est davantage une chronique des Gens du lac* qu'un véritable roman, d'ailleurs. Janine Massard excelle à reconstituer le quotidien des oubliés, de ceux (et celles, surtout) qui ne laissent pas de trace. Vies ordinaires, dédaignées, mais quelquefois héroïques…

    Ils s'appelaient les deux Ami : images.jpegAmi Gay père et Ami Gay fils, prénommé Paulus (image à droite). Ils étaient pêcheurs à Rolle, petite ville au bord du lac Léman. Deux caractères bien trempés, obéissant aux ordres d'une virago autoritaire, Berthe, épouse du père et mère de Paulus. Tous les matins, ils vont poser leurs filets au large. Un travail dur et ingrat, car la pêche n'est pas toujours miraculeuse. 

    Au milieu du lac, dans les zones poissonneuses, ils côtoient leurs voisins de l'autre rive, les Français de Thonon, Anthy ou Evian. Les pêcheurs se connaissent. Ils sont souvent amis et solidaires, malgré la concurrence. Il y a une connivence des gens du lac, par-delà la frontière, que Janine Massard décrit très bien.

    Survient la guerre, et bientôt la débâcle française : la frontière entre les deux pays, qui passe dans les eaux du lac, demeure invisible, mais elle est maintenant surveillée par des patrouilles côtières. La situation se complique dès 1942 : l'occupation devient visible avec l'arrivée des troupes allemandes. Et la frontière est de plus en plus surveillée…

    images-1.jpegCela n'empêche pas les pêcheurs d'accomplir leur métier, d'autant plus nécessaire que la nourriture est rare, des deux côtés d'ailleurs, et le poisson très prisé. C'est au milieu du lac que tout se joue : on se partage parfois la pêche, on fait passer en douce des marchandises de première nécessité, et bientôt des passagers clandestins. Hommes, femmes, enfants qui doivent fuir la France parce qu'ils sont recherchés ou persécutés. Ce n'est pas un acte d'héroïsme unique, mais une véritable filière de passage qui se met en place. Et les Ami Gay ne sont pas les seuls à narguer la police de la France occupée : les réfugiés arrivent sur toute la côte lémanique. Le plus célèbre étant Pierre Mendès-France qui débarque au port d'Allaman…

    Ces héros ordinaires, Janine Massard reconstitue leur vie, leurs habitudes, leur visage. On en parle peu, car l'efficacité de leur engagement tient avant tout à leur silence. C'est le mérite de la romancière de les avoir tirés de ce silence. Après la guerre, les deux Ami ont été félicités par le gouvernement français pour leur acte d'héroïsme. Ils ont sauvé des dizaines de vies, mais peu de gens s'en souviennent encore.

    Sauf les gens du lac

    Un beau livre, donc, qui se perd parfois dans l'anecdote psychologique (on perd alors de vue le centre névralgique du roman : l'histoire des deux Ami). A recommander à tous ceux qui ont la mémoire courte…

    * Janine Massard, Gens du lac, roman, Bernard Campiche éditeur, 2013.

  • Une malédiction familiale

    massardheritage.jpgMettre des mots sur « les furies qui tremblent en elle » : telle est l’obsession de Heide, allemande d’origine, mais installée en Suisse depuis la guerre, qui s’interroge sur l’étrange malédiction qui touche sa famille, et celle de son frère, ancien officier de la SS. En effet, dans l’une et l’autre branche familiale, les maladies graves ou mortelles se multiplient, frappant tantôt la fille ou le fils, tantôt les petites-filles. Pourquoi un tel acharnement ? Y aurait-il une raison à cette malédiction familiale ?
    On reconnaît ici les thèmes chers à Janine Massard (née à Rolle en 1939) : la famille en proie à cet ennemi intime et terrifiant qu’est la maladie, qui sert de révélateur aux relations humaines ; la soif de vivre inextinguible ; l’interrogation du passé qui éclaire le présent. Si Comme si je n’avais pas traversé l’été*, roman très autobiographique publié en 2001, était un acte de résistance contre la mort aveugle qui frappe ses proches (le père, le mari, la fille), L’Héritage allemand** est un livre de méditation et d’élucidation. De fantasmagories, aussi, car toutes les femmes qui peuplent le roman cherchent à comprendre, par le dialogue et la rêverie, ce qui leur arrive. « Il y avait eu des mots comme… la faute collective, tous ne paieront pas, beaucoup d’innocents seront touchés, mon père a dit ça à la fin de la guerre quand on a découvert tous les crimes… Il croyait si fort au châtiment qu’il était convaincu que trois générations seraient nécessaires aux Allemands pour se faire pardonner… »
    On sent Janine Massard marquée par la lecture des Bienveillantes, de Jonathan Littell. À son tour, la romancière interroge les crimes du passé : et si toute sa famille portait le poids des crimes commis par son frère ? Si le destin se vengeait aujourd’hui sur ses proches, victimes innocentes, mais porteuses du même sang criminel ? Belle-fille de Heide, Léa s’interroge, et se révolte aussi : « qu’avait-elle fait pour être ainsi punie ? Le scénario d’un syndrome du châtiment, subséquent aux crimes jamais avoués d’Onkelhaha, s’était incarné quand des pics de douleur l’avaient fait vaciller. »
    On le voit : avec son Héritage allemand, Janine Massard nous entraîne dans des abîmes vertigineux. Qu’hérite-t-on avec le sang de ses aïeux ? La maladie vient-elle venger un passé inavouable ? Et que peut-on faire face à cette malédiction ? Sondant avec lucidité les personnages qu’elle met en scène (presque tous féminins), Janine Massard creuse le mal jusqu’à sa racine. Le passé empoisonne l’existence des vivants, d’autant plus que ce passé est occulte. Il faut lutter contre la maladie, en même temps que reconnaître la source du mal. Dans cette quête poignante de vérité, Janine Massard ne triche pas, comme à son habitude : quitte à se brûler les ailes ou les yeux, elle cherche une lumière qui soulage, mais aussi qui aveugle. Elle va jusqu’au bout du chemin, non sans humour, ni compassion.

    * Janine Massard, Comme si je n’avais pas traversé l’été, roman, éditions de l’Aire, 2001.
    ** Janine Massard, L’Héritage allemand, roman, Bernard Campiche éditeur, 2008.