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  • Mort de Marc Fumaroli (1932-2020)

    Unknown-1.jpegC'est avec une grande tristesse que j'apprends la mort, aujourd'hui, de Marc Fumaroli, membre de l'Académie française et infatigable défenseur de la littérature. On lui doit d'innombrables études sur l'art contemporain, sur les poètes classiques (Le Poète et le Roi : Jean de la Fontaine et son siècle, de Fallois, 1997), sur l'éloquence et l'art de la rhétorique, et, bien sûr, l'éternelle querelle des Anciens et des Modernes (Des Modernes aux Anciens, Gallimard, 2012).

    Personnellement, j'ai eu la chance de le rencontrer plusieurs fois à Paris, grâce à Bernard de Fallois — des soirées d'une érudition et d'un humour étourdissant. Grand spécialiste des mythes, il s'était intéressé de près à L'Amour nègre, qu'il avait chroniqué dans le journal Le Point.

    En guise d'hommage, je me permets de reproduire ce texte qui lui tenait beaucoup à cœur.

    Faute de mythes, qu’ils mangent des marques !

    Par Marc Fumaroli (de l’Académie française)

     

    Les Mythologies de Barthes ont dépassé leur cinquantième anniversaire, (I957-2OO7). Ce recueil reste un livre-culte. A cette époque, critique à Combat, Barthes pratiquait encore en amateur les« sciences humaines » (marxisme, linguistique, sémiotique).s-l300.jpgFécond en formules risquées (« Garbo, c’est l’Idée, Hepburn, l’Evénement »), il prenait pour objet d’analyse, au même titre que Racine ou Verne, une réclame («Omo lave plus blanc»), un fait divers( Dominici), un homme politique (Poujade), un sport (catch, cyclisme), tous phénomènes artisanaux d’une IVe République pas encore entrée dans l’âge américain de la consommation. Incurable germanopratin, Barthes n’en prétendait pas moins dévoiler par quel système sémiologique caché, « La Bourgeoisie, Société Anonyme », aliénait sa clientèle passive, la petite bourgeoisie métropolitaine ou coloniale, pour mieux lui inculquer son idéologie « réifiée ».

    Outre–Atlantique, on lut plus attentivement ces analyses qu’à Paris. De cette savante et brillante french theory de gauche, les essayistes du New Yorker firent le principe de la montée en grade de leur formidable pop culture commerciale en pop Art muséifié. leurs brands et leurs people se retrouvèrent bientôt, portraiturés par Warhol, en stars et en gods d’un Olympe publicitaire, élargi de Los Angeles à New York, de Greta Garbo à Estée Lauder, et de là au monde entier. Barthes entre temps avait eu le temps de faire machine arrière, et d’écrire Fragments d’un discours amoureux.

    Mythologies auraient dû s’intituler proprement Mystifications. Mais cette interversion de notions-est la clef du livre et de son succès. Un mythe n’est jamais un mensonge, à plus forte raison un bluff publicitaire, mais un récit, lié à un rite religieux. C’est ce fait à double face, cultuel et non culturel, étranger, antérieur et supérieur au vrai et au faux, qui fonde une société, innerve ses arts, y rend possible éducation et transmission. La mystification triomphe quand elle se voit qualifier pompeusement de mythe, alors que sa plasticité (le polystyrène cher au Barthes des Mythologies !) n’en saurait tenir lieu. Une fois privée (ou délivrée) de son axe et de son en -deçà mythiques, la société se mystifiant et d’idolâtrant elle-même demande à la propagande, à la publicité, à la bourse, de lui prêter tous les renversements de valeur auxquelles elle ne peut plus croire, qu’elle ne supporte plus longtemps, dont elle veut changer sans cesse, mais dont la noria décevante lui est indispensable pour lui tenir lieu de raison d’être provisoire.

    9782253161844-T.jpgLa fable du romancier genevois Jean-Michel Olivier, L’amour nègre, décrit avec une feinte simplicité désarmante ce tournis mystificateur où s’emballe la Société Anonyme globale que Barthes n’avait fait qu’entrevoir. Qui pourrait mieux s’en acquitter qu’un Adam, Ingénu ou Huron fort bien fait, né au fond de l’Afrique, dans le berceau de toutes les familles humaines, émergentes ou décadentes ? Soustrait à sa forêt, à son volcan et à sa tribu, Moussa-Adam a été échangé par son père contre une TV plasma dernier cri, et adopté, après et avant beaucoup d’autres enfants de pays affamés, par un couple d’acteurs hollywoodiens jeunes, célébrissimes et richissimes. Dans leur vaste ranch californien, ces parents adoptifs vivent suspendus à leurs psys Toutes les marques de luxe globales remplissent leurs armoires, leur cuisine, leur garage, leurs chaînes hi-fi, leurs écrans et commandent leur lifestyle. Leurs enfants adoptifs sont aussi privés de précepteurs qu’ils l’étaient dans leur bled d’origine.

    Nature droite, Adam s’adapte sans peine à la vie sauvage dans ce confort oisif en compagnie d’adolescents de son âge. Il aime un peu trop faire crépiter le feu, mais il venge en héros, à coup de hache, une jolie sœur d’adoption menacée de viol, après quoi il l’engrosse très tendrement. Ses parents s’en débarrassent en le confiant à un collègue célibataire, dont le sourire sympathique est aussi mondialement connu que la moustache de Staline ou le double menton de Mao. Ce double de Clooney vit le plus souvent dans son archipel polynésien, en compagnie d’un gourou New Age. Adam est ravi par ce nouveau lifestyle écolo, mosaïque de poncifs hauts -de gamme, très hospitaliers à première vue. Sans qu’il y soit pour rien, tout finit bientôt en château de cartes et en flammes.

    Une fuite de bande dessinée, dans un puissant hors bord, le fait aboutir dans un paradis de grand luxe asiatique. Devenu imbattable en matière de marques globales (ce sont les grandes éducatrices de notre temps!), Adam se fait vite rhabiller, et surtout déshabiller, par une Suissesse, banquière virtuose du tourisme sexuel. Avant de le laisser tomber, elle le ramène, fière et grosse, à Genève. Là, ce Lazarillo de Tormès contemporain rencontre enfin, faute de père, le patron qui lui convient. Associé à ce sorcier avisé, il fait auprès des dames, déçues par leur psy, le seul métier qui n’a pas besoin d’être appris. Faute de mythe et de rite, ce service naturel et non mystifié semble fort en demande, dans fabuleux luxe culturel et virtuel où la Bourgeoisie globale entend échapper à la condition humaine et commune.

    Adam est l’anti-Basquiat. Fils renié des mythes et des rites, il reste nature et joyeux dans le monde atrophié de la pub et des marques.

    Marc Fumaroli

  • L'énigme d'un visage*

    images.jpeg« Papa, réveille-toi ! »

    J'ouvre les yeux. La chambre ne me rappelle rien. Je suis encore plongé dans les brumes du sommeil. J'émerge à peine d'un rêve absurde. Je reviens de nulle part. Toujours la même image devant mes yeux. Leslie face au miroir, fardant ses cils et ses paupières, faisant tinter ses bracelets d'argent. Elle est de dos, mais je vois son reflet dans la glace. Je n'ai pas de désir. Juste une tristesse immense dans tout le corps. Une tristesse rassurante aussi, parce qu'elle m'est familière.

    « Papa, j'ai faim ! »

    Mes paupières sont lourdes. Un essaim de frelons bourdonnent dans ma tête. J'ouvre les yeux et je regarde ma montre. Bientôt neuf heures. L'heure neuve. Je m'assieds sur le lit et j'examine la chambre aux couleurs vives, bleu ciel, orange clair, rose pastel. Je respire à fond. Dans quelques secondes je saurai où je suis. La soirée me revient en mémoire. La poursuite dans les rues luisantes de pluie. Les trois types en capuche. La course jusqu'au bar. Et la chanteuse à la voix rauque, rouillée par l'alcool et les larmes.

    Mais après ?

    Un voile de brume au-dessus de la mer.

    J'entends marcher dans la chambre voisine. Une femme en escarpins dont chaque pas claque sur le parquet de bois comme un coup de couteau. Une voix d'homme aussi, sourde et impérieuse. J'ai mal au crâne. Je vais passer mon visage sous l'eau froide. J'ouvre la fenêtre. Dehors, il y a la ville, le port, la mer immense. Le vent fouette mon visage et mon rêve s'évapore.

    Devant la glace, je ne reconnais pas le type en face de moi. Barbe poivre et sel, sourcils broussailleux, cheveux hirsutes. Je n'ai plus le visage que ma mère m'a connu. Il n'y a pas d'énigme plus profonde. Pourquoi faut-il avoir un visage ? Quelle injustice ! Pourquoi l'identité est-elle à ce point liée aux traits du visage ? Pourquoi les êtres humains ne se ressemblent-ils pas tous, comme les animaux ? Si tous les hommes se ressemblaient, il n'y aurait plus de distinction de personnalité ou de caractère. Plus d'attente inutile. Plus d'angoisse. Plus de désir. Mais il y a les visages ! Les beaux, les laids, les saisissants. Les inoubliables. On tombe amoureux d'un regard qui vous reconnaît. Une bouche charnue. Des pommettes saillantes. Un front large et pâle. C'est le début de toutes les différences, de toutes les discriminations. Leslie passait des heures devant la glace à se farder et à s'examiner. Elle s'efforçait de se rappeler par le détail une scène ou une rencontre pour recomposer en esprit chaque geste, chaque phrase, chaque expression du visage et les interpréter. Chaque instant de sa vie, elle le considérait comme un présage. Devant la glace, elle demeurait paralysée. Sans piper mot. Était-ce par son reflet ? Ou une obsession plus ancienne ? La peur de perdre son visage. De devenir une femme comme les autres. Elle qui aimait à jouer les pythies, elle n'avait rien prévu, rien vu venir. C'était la femme la mieux informée d'Amérique (elle lisait tous les journaux, écoutait toutes les chaînes de télévision, suivait tous les débats politiques) — et pourtant, au soir du fameux 8 novembre, elle n'avait rien compris.

    * extrait d'un roman en chantier.

  • Au cinéma*

    images.jpegDepuis toujours, ils aiment aller au cinéma en matinée. Ils se glissent tous les deux dans la salle en avance. Ils ne veulent pas rater les publicités de Jean Mineur (Balzac 00-01), le lutin à la serpe argentée. Aujourd'hui ils ne sont pas les seuls. La sale est presque pleine. Il y a quelques familles parfaites et surtout des pères du dimanche. On les reconnaît au premier coup d'œil.

    L'enfant est assis à côté de son père, lui-même assis à côté d'une blonde, vraie ou fausse. Il plonge sa main dans un grand seau en carton débordant de popcorn bien dorés. Il a une paille dans la bouche reliée à un gobelet, immense lui aussi, mais rempli de soda.

    Ravi, l'enfant sous perfusion, d'autant que sa mère n'est pas là.

    C'est lui qui a choisi le film, comme d'habitude. Damien voulait voir le dernier Tarantino ou Alice et le Maire, un long métrage française avec Fabrice Luchini et Anaïs Demoustier, deux acteurs qu'il connaît pour leur avoir donner la réplique dans un téléfilm (il jouait un clochard qui se jette sous une rame de métro). L'enfant aime les émotions fortes et il aime avoir peur. Il vit toutes les scènes avec son cœur. Pourtant il sait que c'est du cinéma.

    Et les voilà partis pour une obscure cité chinoise. Un commando de la Protection Animale, mené par un barbu qui aime la bagarre et une fille très sexy, fait irruption dans un laboratoire qui se livre à des expériences horribles sur les chimpanzés. En délivrant les pauvres bêtes, le commando libère un virus terrifiant qui se propage rapidement à travers le pays, puis dans le monde entier. Londres — comme Paris, NewYork ou Genève — deviennent des villes fantômes. Le type se bat beaucoup pour sauver la planète. À la fin il se fait arracher une jambe lors d'une attaque surprise des virologues chinois. Et la fille devient go-go danseuse dans une boîte de Shanghai où elle découvre les plaisirs de l'opium…

    Lors des scènes les plus gore, l'enfant frissonne et rit à gorge déployée.

    Pendant longtemps, l'enfant ne jurait que par les films d'animation. Du Roi Lion à Toy Story, en passant par les mésaventures du rat Ratatouille, ils n'ont manqué aucun Disney. À leur retour, père et fils avaient droit aux remontrances de Leslie qui leur donnait une leçon de morale en démontrant, chiffres à l'appui (elle était journaliste), que les studios Disney, Pixar and Co n'étaient que des usines à fric fort peu recommandables qu'il fallait éviter à tout prix.

    « La prochaine fois, disait-elle, allez voir un documentaire de Michael Moore au lieu de vous abêtir. »

    * extrait d'un roman en chantier.