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  • La Suisse se fait peur

    shaqiri,xhaka,aigle bicéphale,albanie,kosovo,polémique,suisse,petkovicLes Suisses aiment bien se faire peur. Cela ne dure pas longtemps. Mais c'est un frisson délicieux. C'est exactement ce qui est arrivé à la Coupe du Monde de football. Les pitreries bicéphales de Xhaka et Shaqiri ont failli privé l'équipe suisse de deux magnifiques (et indispensables) joueurs. Ils ont été amendé par la FIFA, et non suspendus. Ouf…

    Unknown.pngPeu de journalistes ont pris la mesure du geste qu'ils ont accompli après avoir marqué leur but. On n'y a vu qu'un symbole identitaire qui répondait aux provocations du public serbe. Cela est vrai, bien sûr. Mais incomplet. Car cette aigle (en héraldique, l'aigle est féminin) a toute une histoire, longue et contradictoire, qu'il vaudrait la peine d'étudier. Youri Volokhine, professeur à UNIGE, relève 10 acceptions à cette aigle bicéphale. « 1) comme blason de la famille byzantine des Paléologues apparemment dès le 10e siècle; 2) depuis le 12e siècle, l'aigle à deux têtes est le blason de la famille serbe Nemanjic 3) au 14e siècle, l'aigle à deux têtes est pris comme blason par le Saint Empire romain germanique; 5) il est pris aussi comme blason au 15e siècle par le seigneur albanais (chrétien) Georges Castriote, dit par les Turcs Iskander Bey "Chef Alexandre", d'où (après déformation) Scanderbeg, qui combattit les Ottomans dans les Balkans, et qui fut pris ensuite comme "héros national" albanais 6) à la fin du 15e siècle, l'aigle à deux têtes est adopté par les Romanov en Russie, qui se considèrent comme les héritiers de Byzance - Ivan III ayant même épousé Sophie Paléologue. 7) Le drapeau de l'Albanie (aigle à deux têtes sur fond rouge depuis 1912) a inspiré Hergé pour le drapeau Syldave 8) au XXe siècle, l'aigle à deux têtes albanais est choyé par différents mouvements nationalistes: L'aigle à deux têtes et le casque de Scanderbeg figurent sur les blasons des divisions Waffen-SS albanaises 9) L'aigle à deux têtes figure sur l'emblème de l'organisation nationaliste UCK. »

    Sous le coup de l'émotion et des provocations serbes, Xhaka et Shaqiri n'avaient sans doute pas en tête cette histoire complexe et contradictoire. Pour eux, l'aigle renvoie d'abord au Kosovo (dont ils sont originaires) et à la Grande Albanie (qu'ils rêvent de voir réunifiée). Mais, on le voit, ce symbole n'est pas anodin. Il se réfère à la guerre des Balkans, à l'indépendance du Kosovo (qui n'est pas reconnu par l'ONU) et, bien sûr, aux racines des deux joueurs qui ont choisi, pourtant, de jouer sous le maillot suisse.

    © dessin d'Alex.

  • Le souffle de la voix (Myriam Wahli)

    Unknown-2.jpegC'est un livre fait de petits riens, mais qui ne manque pas de souffle. Les phrases s'achèvent par des points, s'organisent en paragraphes, qui forment des chapitres (de longueur comparable). Mais pas de virgules. L'écriture, ici, épouse le souffle de la voix et joue sur l'oralité pour accueillir les petits riens de la vie quotidienne d'une ferme du Jura bernois. 

    La fille, qui est la narratrice, reste souvent seule avec sa mère, pendant que ses trois frères vont à l'école et que son père part au travail. Les repas sont scandés par la prière et les journées par les longues escapades dans la montagne. 

    Unknown-1.jpegCe rituel, fondé sur les rythmes de la nature, très présente dans le livre de Myriam Wahli, Venir grand sans virgules*, pourrait être immuable. Mais un jour, c'est le drame : le père perd son travail — et tout le fragile équilibre familial est menacé. Quelque chose, dans la langue, se brise et disparaît. Le monde bascule. La voix articulée abandonne ses repères. Les virgules, brusquement, s'effacent. 

    Pour la jeune fille, c'est un rite de passage. « Comme les adultes quand ils racontent ils vous séparent tout comme avec des virgules pour que la vie soit plus digeste une bouchée pour papa une bouchée pour maman. »

    Dans ces pages qui parlent d'attente et de libération, on sent que la narratrice cherche son second souffle. Le chômage du père, qui emporte avec lui les silences du langage, brise aussi l'ordre des apparences et offre à sa fille une chance d'évasion.

    * Myriam Wahli, Venir grand sans virgules, L'Aire, 2018.

  • Melgar et les Tartuffe

    images-1.jpegIl n'est pas sûr que la récente polémique autour du cinéaste Fernand Melgar rende service au cinéma romand, qui a déjà tant de peine à exister. Pour un observateur extérieur au milieu, la « lettre ouverte » adressée à Fernand Melgar (que ses courageux auteurs n'ont même pas pris la peine de lui envoyer!), signée par une poignée de cinéastes connus et une armée de suiveurs inconnus, transpire en effet l'aigreur, la jalousie et surtout la mauvaise foi. Le ton est martial. Il rappelle celui des tribunaux staliniens de la grande époque ou les beaux temps, aux USA, du maccarthysme (the witch hunt, autrement dit : la chasse aux sorcières). Il est aussi pastoral et moral (on est en Suisse romand et plusieurs cinéastes sont des fils de pasteurs) : Unknown-2.jpegon s'arroge le droit de donner des leçons, on condamne, on ostracise : on cloue l'un des siens au pilori public, comme le faisait Georges Oltramare dans les années 1930 dans son journal Le Pilori

    Autrement dit, on fait exactement la même chose que l'on reproche à Fernand Melgar (en prenant des photos des dealers de rue, il les aurait « ostracisés ») ! Le tribunal de la bien-pensance, fait de bric et de broc, de vieux soudards oubliés (Francis Reusser) et de jeunes loups aux dents longues, est en réalité une congrégation de Tartuffes : aigreurs, mauvaise foi, hypocrisie sournoise. Pas un mot ne sonne juste dans cette dénonciation de l'« éthique » d'un cinéaste dont les œuvres (qu'on ne cite jamais, et pour cause) plaident pour lui.

    À cet égard, les signataires de cette « lettre ouverte » sont tout à fait dans le ton d'une époque qui célèbre les maîtres du double discours, comme Tariq Ramadan, maître incontesté en la matière.

    Unknown-1.jpegUn autre aspect, révélateur, de cette triste affaire, est la mise à l'écart du cinéaste par la direction de la HEAD (Haute École d'Art et de Design de Genève) où Melgar devait enseigner à la rentrée. Levée de boucliers. Protestation des étudiants. Le directeur de l'école, Jean-Pierre Greff, ne cherche pas à jouer les médiateurs et laisse triompher la vox populi : Melgar ne viendra pas donner ses cours en automne. La HEAD doit être la seule école au monde où les étudiants choisissent eux-mêmes leurs professeurs…

    En lisant le programme de travail que Melgar leur avait concocté, certains étudiants doivent avoir des regrets, tout de même : il voulait étudier l'exploitation des migrants en Espagne et songeait à inviter en classe le photographe Raymond Depardon et l'artiste Sophie Calle. Beau programme !

    La tête de Melgar est désormais mise à prix. Et pas par n'importe qui : par ses pairs. La chasse aux sorcières est ouverte. C'est bientôt le Grand Soir. Selon les directives du Parti, l'avenir sera éthique et radieux.