Pas de surprise, hier, à l'annonce des lauréats du Prix Goncourt et du Prix Renaudot. Après avoir raté deux fois Houellebecq, le jury Goncourt se rachète une bonne conscience en récompensant La Carte et le Territoire (voir ci-dessous), qui n'est de loin pas le meilleur Houellebecq, mais peut-être pas le plus mauvais non plus. Quant au Renaudot, il est attribué, comme souvent, au loser du Goncourt. Cette année, l'écrivaine « trash » Virginie Despentes, pour Apocalypse bébé (Grasset).
J'ai toujours aimé Michel Houellebecq, auteur improbable d'une œuvre qui sans doute le dépasse, tant elle surmédiatisée, comme son auteur. Dans Extension du domaine de la lutte (1994), Houellebecq explore les méandres et la détresse du monde de l'entreprise. Les rages, les jalousies, l'obsession du succès retournée en échec. Sa plume s'affine dans Les Particules élémentaires (1998), à mon avis son meilleur livre, qui retrace la vie de deux frères jumeaux aux destins inextricablement liés. Satire des années post soixante-huit, de l'idéal communautaire et de la fameuse « libération sexuelle ». Le sexe, précisément, est au centre de Plateforme, roman qui dénonce à la fois la misère affective du monde occidental et sa recherche désespérée du plaisir à tout prix, en particulier dans ce qu'on appelle le tourisme sexuel. En 2001, La Possibilité d'une île renouait avec la veine des Particules, en proposant un roman de science-fiction tout entier construit autour du thème du clonage.
Près de dix ans plus tard, le petit lutin triste (de son vrai nom Michel Thomas, né à la Réunion en 1956) nous propose un objet bizarre, à la fois séduisant et un peu mal fichu. Séduisant, tout d'abord, parce qu'il commence comme une biographie d'artiste, celle d'un créateur contemporain Jed Martin, dont on suit pas à pas le cheminement vers le succès (qu'il s'acharne à fuir, mais qui le poursuit). Bien vite, on comprend que Jed Martin est un clone de Houellebecq. Même attitude désinvolte vis-à-vis de la société, des femmes, des amis. Même fond d'indicible tristesse qui paralyse notre héros dans certaines circonstances. Même besoin de « rendre compte du réel » dans ses œuvres, la plupart mal comprises.
Mais le roman vire une première fois de bord dans la deuxième partie, lorsque Jed Martin rencontre le « vrai » Michel Houellebecq. Une sympathie mutuelle unit les deux hommes qui décident de travailler ensemble. Jed fait le portrait de MH et celui-ci accepte d'écrire un texte pour le catalogue d'exposition de Jed. Jeu de miroir troublant. Où les mots et les images se croisent et se reflètent. Au portrait de l'artiste en jeune louip succède le portrait de l'écrivain tel qu'on le connaît, ou que les médias le présentent. Solitaire, quasi aphasique (il ne parle qu'à son chien, et encore, pas tous les jours!), vivant dans une grande maison vide. Buvant comme un pochtron du vin de médiocre qualité. Un homme pathétique, en somme. Sans famille, sans ami, sans projet. Sans désir. L'auteur (Houellebecq) s'amuse (et nous amuse) beaucoup dans ce portrait pouilleux et désabusé d'un auteur à succès. Cela nous vaut quelques pages hilarantes sur la triste condition de star littéraire !
Bien sûr, cela ne dure pas. Et la troisième partie du roman amorce un nouveau virage. On retrouve Houellebecq assassiné, le corps découpé en lambeaux, sans raison apparente. Commence alors une longue, trop longue enquête policière. L'auteur (qui n'est pas mort, lui) ne nous épargne aucun détail. Ni sur le crime lui-même, ni sur la vie tranquille (et déprimante) des inspecteurs chargés de résoudre l'affaire. On se retrouve plongés dans Les Experts dans le Loiret. Le roman, brusquement, s'enlise et le lecteur remâche son ennui (sans doute voulu par l'auteur, maître en manipulation).
Heureusement l'épilogue, même s'il ne nous apprend pas grand-chose de plus, revient sur la figure de Jed Martin, cet artiste au parcours à la fois singulier et banal. On retrouve le double de Houellebecq à la fin de sa vie, qui aborde la question de sa postérité et de son héritage artistique. L'auteur laisse libre cours à sa veine satirique (c'est là, à mon sens, qu'il est vraiment incomparable). Il imagine une société post-industrielle qui reviendrait aux valeurs traditionnelles. Le tourisme. L'agriculture (!). Malgré ses dénégations, on sent le besoin pour l'auteur non seulement de « rendre compte du réel », mais aussi de laisser une trace, picturale, graphique ou photographique. Comme son père architecte, en secret, lui a légué ses dessins de jeunesse, qu'il découvre à la fin de sa vie.
Le roman se termine sur une sorte de pied-de-nez, très houellebecquien. Mais il a aussi des allures de testament. On n'est pas sûr que Houellebecq écrive un jour un autre livre.
* Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010.