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Ecrivain de la comédie romande - Page 6

  • De la musique avant toute chose (Jean-Jacques Busino)

    images.jpegJean-Jacques Busino aime le café, très noir et bien serré. Depuis Un café, une cigarette* (1993), son premier livre, on ne compte plus les personnages qui se rencontrent autour d'un petit noir. Après 11 ans d'absence, Busino nous revient avec un grand roman choral, Le Ciel se couvre**, plus proche de Cancer du Capricorne (2011) que de ses premiers polars. 

    Dans ce livre ambitieux et touffu, Busino donne la parole à un mort, Solal, dit Sol, grand manitou d'une communauté libertaire (et écolo) qui a investi les maisons d'un village abandonné. Sol vient de mourir, mais sa mort  est suspecte (assassinat ? suicide ? OD ?). images-1.jpegDésormais investi du rôle de nouveau patriarche, son fils Jésus va tenter de faire toute la lumière sur cette disparition étrange. Et son enquête, bien sûr, révélera des scandales et des secrets qui vont ébranler l'équilibre fragile de cette communauté villageoise. 

    Il y a de tout dans ce roman dense et corrosif : une source d'eau polluée par Monsanto, des idéaux écolos trahis, un comptable véreux, un gigolo, des femmes en mal d'amour et des adolescent(e)s en pleine révolte, une journaliste qui envoie à son journal des reportages édifiants, un peintre éperdument épris de son modèle, des avocats sans scrupules, des jeunes gens tentés par l'action directe — c'est-à-dire le terrorisme…

    Impossible de résumer ce roman qui est une ruche bourdonnante de voix et de visages ! On pourrait reprocher à l'auteur de trop en faire, de traiter dans son livre trop de thèmes à la fois (l'écologie, le féminisme, Monsanto, l'inertie politique, etc.). Mais cela donne une fresque saisissante du monde actuel, avec ses ombres et ses lumières, ses âmes pures et ses âmes damnées. Plus le roman avance, plus l'auteur aime à sonder la nuit, à s'y balader et à s'y perdre. Il reconstitue à merveille une petite société utopique, dystopique, comme on dit aujourd'hui, avec une humanité rare, un souffle baroque qui laisse souvent le lecteur hors d'haleine.

    images-2.jpegTous ceux (comme moi) qui avaient aimé le terrible et beau Cancer du Capricorne (2011) aimeront ce livre intense et passionné où la musique (Neil Young, Robert Fripp et King Crimson, les Pink Floyd) a toujours le dernier mot.

    « Les seuls récits qui évoquent ce que nous aurions pu être sont écrits en musique. Une succession d'accords sur lesquels se promènent des prophètes de la perfection. Le son de la guitare de David Gilmour caressee la peau et pénètres la chair sans faire de dégâts. Ses notes résonnent jusqu'à ce que nos abjectes habitudes reprennent le dessus. Quand Robert Wyatt prête sa voix aux chanssons de Pink Floyd, l'existence des anges devient une certitude. »

    * Jean-Jacques Busino, Un café, une cigarette, roman, Rivages noir, 1993.

    ** Jean-Jacques Busino, Le Ciel se couvre, BSN Press, 2022.

  • En quête du père (Metin Arditi)

    Unknown.jpegDans les livres de Metin Arditi, le père brille souvent par son absence. Une absence centrale, fondatrice, essentielle. Et tout s'organise, dirait-on, autour de cette figure absente, quelquefois idéalisée ou fantasmée. On se rappelle le beau Loin des bras (2009) (qui initiait le thème de l'enfant mis en pension, loin des siens), Le Turquetto (2011) et, plus récemment, Mon père sur mes épaules (2017). 

    Son dernier roman, Tu seras mon père*, reprend ce thème fondateur sous un angle original. Nous sommes ici dans l'Italie des années de plomb, celle de la Démocratie chrétienne agonisante, du « Compromis historique » et, bien sûr, des Brigades rouges. images.pngLe roman commence à Vérone en juillet 1978. Renato, le personnage principal, a sept ans. C'est l'image même de l'innocence et de la beauté. Il est le fils d'un homme qui a fait fortune dans le commerce des glaces (i gelati), Francesco Barro, et se trouve, pour cette raison (absurde) en tête de liste des cibles privilégiées des Brigadistes. Il sera enlevé, puis relâché contre rançon, mais tellement affecté par son enlèvement qu'il finira par se jeter du haut d'un pont sur l'Adige…

    images-1.jpegC'est l'amorce de ce roman vif et brillant qui, bien vite, retournera en Suisse, puisque Renato sera mis en pension dans un internat sur la côte vaudoise, près de Lutry. C'est là que Renato va faire la connaissance de Paolo Mantegazza, son professeur de théâtre, avec qui il va se lier et qui deviendra, à sa manière, un second père — un père de substitution.

    Toute la période vaudoise, à Lutry, nous vaut quelques beaux portraits et l'atmosphère, à la fois agressive et mélancolique (tous les pensionnaires ont perdu un père, une mère, un frère ou une sœur), est parfaitement rendue. Cela rappelle Loin des bras et l'on sent Arditi au plus près de ses émotions d'enfant « abandonné » dans un pensionnat privé. Cela nous vaut, également, un beau portrait de femme, Josy, une Américaine qui vient donner des cours de street dance à l'Institut, mais se sent en exil (comme tous les personnages d'Arditi, toujours un peu déracinés). 

    Certains indices troublants vont lancer Renato sur la piste du passé de ce père de substitution trop bon pour être vrai. Lors d'un séjour dans le Trentino, il compulsera les archives du journal local, interrogera un ancien journaliste, et découvrira la vérité.

    images.jpegCe pourrait être l'arrêt de mort du livre et sa conclusion : la mise au point d'une vengeance implacable de la part de Renato, floué et malheureux. Mais le roman se poursuit. La pièce de théâtre que préparent les pensionnaires — À chacun sa vérité, écrite en 1917 par Luigi Pirandello, et montée à Genève par Claude Stratz à la Comédie — est jouée, comme si de rien n'était. Et remporte un triomphe.

    Mais bientôt tout éclate et se brise. Nous sommes dix ans plus tard, en décembre 1989. Pour la seconde fois, Renato perd une figure paternelle. Ce sera l'occasion d'une renaissance (Re-nato : Re-né en français) et l'espoir d'une nouvelle vie. 

    Le roman pourrait s'arrêter là. Mais Arditi — qui n'est ni Schopenhauer ni Cioran (!) — aime les fins heureuses. Et celle qu'il nous propose, une sorte de quatuor (quelque peu improbable) sur la côte californienne, près de Stanford, est à la fois originale et astucieuse. Une manière de concilier ce qui, à première vue, paraît inconciliable. Au cœur de cette (ré)conciliation : le pardon. Et l'idée qu'un père de remplacement, malgré tous ses défauts, ses mensonges, ses erreurs passées, peut servir de tuteur à l'orphelin qui tâtonne dans le noir en quête de père. 

    Un beau roman, au rythme vif et enlevé, qui élargit la palette de Metin Arditi.

    * Metin Arditi, Tu seras mon père, roman, Grasset, 2022.

  • Un pavé dans l'amour (Roland Jaccard)

    Roland Jaccard nous a quittés, volontairement, en septembre dernier, à la veille de son quatre-vingtième anniversaire. il l'avait annoncé : il a tenu parole. Mais ses livres demeurent, avec leur humour et leur dérision, leur implacable intelligence et la fluidité de leur style, inégalable.

    On ne remerciera jamais assez Michel Moret, patron des éditions de l'Aire, et Serge Safran, l'éditeur français de Jaccard, de rééditer aujourd'hui l'un de ses derniers livres, Le monde d'avant, tiré de son immense journal intime (de 1983 à 1988). Ce livre fut, sans conteste, l'un des plus importants de l'année dernière. 

    On savait tout, déjà, de Roland Jaccard : son goût pour les jeunes femmes (de préférence asiatiques avec une petite frange) ; sa fréquentation des piscines estivales (Deligny, Montchoisi, Pully) ; ses amitiés ambivalentes (Michel Contat, François Bott, Gabriel Matzneff) ; son goût pour la paresse et le suicide, les aphorismes, les citations d'auteurs maudits ou inconnus ; ses maîtres à penser (Cioran, Amiel). On savait aussi qu'il avait dirigé une collection, devenue prestigieuse, aux PUF, en éditant Frédéric Pajak et André Comte-Sponville, entre autres. On savait tout cela, oui, et pourtant Le Monde d'avant (Journal 1983-1988)* nous le rend encore plus familier et passionnant.

    images.jpegCe n'est pas la première fois que RJ nous livre des fragments du Journal intime qu'il tient depuis près de 60 ans. Il nous en a déjà donné des miettes, toujours organisées autour d'un thème ou d'une rencontre, reconstruites, pourrait-on dire, par ce grand manipulateur cynique et enjoué qu'est l'auteur qui aime à revisiter ses souvenirs et ses amours passées (à la machine, dirait Souchon). Le Journal qu'il publie aujourd'hui, plus de 800 pages (!), est un véritable pavé dans l'amour. Et il se lit comme un roman.

    « Lorsque je m'analyse, je vois bien que je suis un homme qui digère mal, un homme de ressentiment, un homme fatigué qui ne goûte de la vie que ce qu'elle lui offre de funèbre, mais j'éprouve également vive nostalgie pour cette « grande santé nietzschéenne » qui nous fait dire « oui » à toutes choses et bénir chaque moment de notre existence. » 

    Ce Monde d'avant, qui comporte tous les défauts et les qualités d'un Journal intime (dont le modèle indépassable est le fameux Journal du genevois Henri-Frédéric Amiel**, 17'000 pages, souvent imité, mais jamais égalé), navigue entre la vie mondaine de l'auteur, ses amitiés, les anecdotes savoureuses, les réflexions profondes, etc. Bref, comme tout journal intime, celui de RJ cherche une cohérence dans une vie chaotique : l'essentiel étant de rester au plus près de ce noyau obscur (et instable comme le vif argent) qu'on appelle l'identité. 

    Si chaque diariste cherche dans le Journal intime qu'il tient fidèlement tous les matins un centre de gravité, le point d'ancrage de ce Monde d'avant c'est L. — autrement dit Linda Lê, la jeune femme avec laquelle il partage sa vie. Si le lecteur échappe à leur première rencontre (qui a lieu avant le début du livre), il suit pas à pas, jour après jour, et surtout nuit après nuit, les amours de ce couple interlope formé d'un grand adolescent cynique (de 42 ans) et revenu de tout, grand lecteur de Cioran et de Schopenhauer, amateur de nymphettes et de parties de ping-pong, et d'une très jeune femme qui veut devenir écrivain (et qui va devenir un très bon écrivain).

    Étrangement, quand on connaît le goût de RJ pour l'échec (une vocation) et les amours désenchantées, voire décomposées, il vit ici, dans ceMonde d'avant, une sorte d'état de grâce. Gabriel Matzneff lui rappelle souvent, d'ailleurs, la chance qu'il a de vivre avec un ange (en est-il conscient ?). Et ces pages, qui sont pourtant du pur Jaccard, relèvent aussi d'une sorte d'hymne à l'amour, joyeux et débridé — hommage sincère à une femme aimée qui sait le remettre à sa place : «Comme je demandais à L. quelle opinion les gens en général ont de moi, elle me répondit : « Si j'étais toi, je ne leur demanderais pas… » C'est pour ce genre de réplique qu'on aime une femme. » 

    Ce Monde d'avant, c'est le monde de l'amour et de Linda, le monde de la légèreté, des rencontres intempestives, des lectures importantes, des voyages à Vienne ou à Lausanne, et aussi des amitiés fidèles (car RJ est fidèle en amitié). Son père spirituel, on le sait, s'appelle Cioran, qui l'invite à dîner, lui fait lire les épreuves de ses livres, le complimente ou le morigène pour ses écrits. Ce sont de très belles pages que l'auteur consacre à cette complicité littéraire exceptionnelle. Il y a aussi Michel Contat, l'autre Suisse de Paris, le confident — le frère ennemi. Pas un jour sans qu'ils se téléphonent ou s'écrivent, partagent leurs soucis d'hypocondriaques, se vantent de leurs prouesses sexuelles (souvent imaginaires) ou déplorent la médiocrité intellectuelle qui s'installe en France avec l'arrivée au pouvoir des socialistes. Il y a encore François Bott, le responsable du « Monde des Livres » auquel RJ collabore en tant que chroniqueur depuis des années. On entre, ainsi, dans le cerveau du monstre, avec quelques figures de proue comme Bertrand Poirot-Delpech, Josyane Savigneau, Jacqueline Piatier, etc. RJ en fait une description à la fois comique et désabusée — et l'on voit à quelle sauce la littérature, française surtout, est accommodée pendant ces années-là (1983-1988). 

    Le Monde d'avant rend justice, également, à une amitié ancienne, devenue aujourd'hui inavouable. L'été, RJ passe l'essentiel de ses journées à la piscine Deligny, cette ancienne piscine flottante amarrée à la rive gauche de la Seine et qui coula en 1993, où il retrouve Gabriel Matzneff (et parfois Vanessa Springora). Bains de soleil, parties de ping-pong, échanges de propos oisifs et blasés — l'air du temps de ces années-là est parfaitement restitué par la plume maniaque de RJ dont l'ambition est de parler des choses graves avec légèreté et des choses légères avec gravité. Une fois de plus, le diariste frappe juste, droit au cœur, aux tripes, avec le souci constant de la vérité — même et surtout si elle fait mal. L'auteur a le goût de la provocation et trempe souvent sa plume dans le vitriol.

    Curieusement, ce Monde d'avant, qui annonce l'entrée de la censure dans les journaux, la médiocrité à la télévision, l'insignifiance sur les ondes et dans la littérature, le règne aveugle de la morale à quatre sous et du politiquement correct, ressemble comme un frère au monde d'aujourd'hui. On dirait que nous n'en sommes pas sortis. Le grand mérite du Journal de RJ est de nous le rappeler : le monde change peu, le conformisme menace, la liberté perd des plumes chaque jour… 

    On peut lire ce gigantesque Journal comme le portrait à l'eau-forte d'une époque, avec ses beautés et ses vices, ses tentations et ses tourments, son insouciance et ses angoisses. On peut le lire enfin comme le mausolée d'un amour disparu, où flotte un parfum entêtant de nostalgie et de mélancolie, subtilement rendu par les mots d'un écrivain épris de vérité et de franchise. 

    * Roland Jaccard, Le Monde d'avant, journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021. Réédité par les éditions de l'Aire en 2022.

    ** Henri-Frédéric Amiel, Journal, l'Âge d'Homme.