Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ecrivain de la comédie romande - Page 2

  • Mélancolie du souvenir (Frédéric Pajak)

    Depuis une vingtaine d'années, Frédéric Pajak se raconte (et se construit) en images et en mots. Il a inventé un genre littéraire singulier : le récit écrit et dessiné. Ce n'est ni un roman graphique, ni une BD, ni même un texte illustré de dessins. Chez lui, textes et dessins se répondent, mais de manière allusive, sans que jamais l'un prenne le dessus sur l'autre.  On peut lire les livres de Pajak comme un double récit, strictement parallèle, dont les images et les mots se rejoignent, sans doute,  mais à l'infini.

    Son dernier livre, Dans le calme du soir*, noua plonge avec délice dans la mélancolie du souvenir. Pajak évoque les villes où il a vécu (Paris, Strasbourg, Lausanne, Aoste, Mantoue, Arles), en nomade convaincu, et il brosse le portrait, gourmand et affectueux, de ses oncles, en particulier, qui deviennent, sous sa plume, des personnages hauts en couleur. Pajak se retourne, avec nostalgie, sur ce passé plus ou moins lointain pour le revivre et l'éclairer. Et l'on part avec lui pour ces villes que l'on connaît bien et que l'on aime, et que Pajak ressuscite avec le double talent qui est le sien : l'écrivain et le dessinateur.

    « La nostalgie nous prouve que nous avons vécu des choses importantes. » disait un philosophe français. En se racontant, Pajak nous donne les clés d'un passé qui est le sien, mais aussi le nôtre. Et qui vibre encore, par l'image et les mots, dans la mémoire de chacun d'entre nous.

    * Frédéric Pajak, Dans le calme du soir, éditions Noir sur Blanc, 2022.

     

  • Un roman étourdissant (Pierre Béguin)

    images.jpegIl faut du souffle — beaucoup de souffle — pour raconter l'épopée d'Alfred Luginbühl, anonyme parmi les anonymes, mais au destin exceptionnel — et du souffle, dans Au Nom du feu, Pierre Béguin n'en manque pas. Auteur d'une dizaine de romans, il poursuit son interrogation sur la destinée humaine : comment un homme est-il appelé à devenir ce qu'il est ? Quel sens donner à la souffrance, au tragique, au hasard, au libre arbitre ? Il nous avait bluffés en éclairant l'affaire Jaccoud d'une lumière singulière, puis le destin de la scandaleuse Josette Bauer, qui a tant fasciné l'écrivain américain Truman Capote.

     Ici, tout commence par des notes, laissées par Alfred Luginbühl à ses enfants après sa mort. Par un heureux hasard, les enfants rencontrent Pierre Béguin et lui confient les notes de leur père. À partir de ces notes, Béguin va écrire l'épopée d'Alfred Luginbühl, enfant naturel abandonné à une famille du bord du lac de Thoune, adolescent fugueur, puis lieutenant dans l'armée suisse, avant de déserter, en 1942, pour aller s'engager dans les SS allemandes afin de « combattre le bolchévisme ». 

    images-1.jpegLe roman alterne les chapitres retraçant l'enfance de Lugenbühl, une enfance fracassée, digne de Dickens, solitaire, révoltée, malheureuse, et les chapitres à proprement parler guerriers. Car Au Nom du feu est un roman de guerre. La Seconde guerre mondiale y est décrite dans ses moindres détails, avec ses transhumances, ses massacres, la misère qui gagne peu à peu toute l'Europe à feu et à sang, la faim, la soif, tous les expédients qu'on invente pour survivre. Dans ces passages relatifs à la guerre, Pierre Béguin impressionne par son sens du détail, du récit épique, de l'odyssée guerrière.

    À peine incorporé dans l'armée allemande, Luginbühl est envoyé en Carélie, tout au nord de l'Europe (aujourd'hui la Finlande). Il affrontera des conditions inhumaines pour défendre une ligne de front de plus en plus imaginaire. Et les alliances finiront par se renverser quand l'URSS de Staline signera un accord avec la Finlande. Les ennemis d'hier deviennent les alliés d'aujourd'hui et les Finlandais, qui étaient du côté de l'Allemagne nazie, passent sur l'autre bord ! Des tels renversements, le roman de Béguin en fourmille : il démontre avec brio l'absurdité de la guerre, la versatilité des dirigeants qui l'ont enclenchée et le mépris pour des hommes envoyés à l'abattoir pour rien. Là encore, Béguin déploie une grande maîtrise du récit, basé sur une immense documentation et les notes d'Alfred Lugenbühl. On est saisi par la force et la variété des descriptions, le talent véritablement épique de l'écrivain.

    Une enfance fracassée, une adolescence passée en maison de correction (formidable description des Croisettes, sur les hauts de Lausanne, véritable prison pour adolescents « difficiles »), puis la guerre en Carélie, puis les blessures, les évasions rocambolesques (pour la dernière, Luginbühl se cache dans un cercueil!) et enfin le retour en Suisse, comme Ulysse retrouve Ithaque après son odyssée. 

    « J'étais bien conscient de n'avoir eu de cesse de me chercher une famille. À cet instant, je compris avec une absolue certitude où se trouvait la mienne. (…) Tant d'années, tant de combats, tant d'épreuves et de souffrances pour arriver à cette simple évidence : si je n'avais pas été en guerre contre moi, jamais je n'aurais même songé à faire la guerre, sur le front russe ou ailleurs. »

    Avec Au Nom du feu, roman étourdissant, Pierre Béguin ne nous donne pas seulement un bon livre, mais un grand livre. Qu'on se le dise !

    * Pierre Béguin, Au Nom du feu, Bernard Campiche éditeur, 2022.

  • Un héros méconnu (Jacques Allaman)

    images-7.jpegQui se souvient de Jean-Marie Musy, cet homme politique fribourgeois né à Albeuve en 1876 et mort à Fribourg en 1952 ? Personnalité incontournable du canton, puis de la Confédération (il fut Conseiller fédéral de 1920 à 1934), il a marqué son époque qui fut troublée et chaotique. Anticommuniste forcené, fasciné par les régimes autoritaires, il se débattit sans compter pour sauver d'une mort certaine plus d'un millier de Juifs détenus dans les camps de concentration nazis. Jacques Allaman raconte son histoire dans un livre à la fois passionnant, complexe et tourmenté.

    Il aura fallu la sortie du film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler (1993), pour qu'on découvre qu'une liste semblable, noircie de plus d'un millier de noms, avait été rédigée par un politicien suisse qui était allé lui-même négocier cette liste avec les hauts dignitaires allemands (Himmler en particulier). images-6.jpegLe livre de Jacques Allaman prend la forme d'une enquête, tantôt admirative et tantôt douloureuse, sur le destin de cette liste que fort peu de gens connaissent.

    Complexe, le livre d'Allaman l'est aussi au point de vue narratif : on navigue quelquefois à vue entre le narrateur (un des Juifs sauvés par Musy) et son ami Marc, un Fribourgeois devenu prêtre qui trouve cette liste de noms tracés au crayon dans le tiroir du secrétaire de sa mère. Marc, qui découvrira au fil de son enquête que son père était un déserteur de l'armée suisse engagé plus tard dans la fameuse SS, poursuit une double quête : celle de cette fameuse liste et celle de son origine. 

    images-3.jpegCela donne au roman de Jacques Allaman une tonalité tourmentée, souvent empreinte de mauvaise conscience. Musy est-il un politicien prêt à toutes les compromissions pour défendre sa liste ou l'un de ces Justes qui ont sauvé tant de vies pendant la Seconde guerre mondiale ? On sent Marc déchiré entre ces deux interprétations et incapable de choisir la bonne. Car ce qu'on retient, ce que l'Histoire retiendra, c'est que Jean-Marie Musy a bel et bien sauvé d'une mort certaine plus d'un millier d'hommes, de femmes et d'enfants, quels que soient les compromis et les couleuvres qu'il a dû avaler pour le faire. Et cela est admirable. 

    Il faut remercier Jacques Allaman d'avoir sorti de l'ombre cette histoire exemplaire qui mériterait sans aucun doute d'être portée au cinéma.

    * Jacques Allaman, La Liste de Musy, éditions de l'Aire, 2022.