Voici un livre étrange et envoûtant* : la femme qui écrit s’avance ici sans masque, un miroir à la main. Ce miroir, elle le tend à sa mère, qui porte le même prénom qu’elle, Barbara, pour arracher au temps quelques images, des souvenirs d’enfance, des sensations qu’elle croyait oubliées, mais qui surgissent, brusquement, sous le regard de la mère. Séquence après séquence, grâce au miroir magique, Barbara sort de l’ombre, renaît une seconde fois, en 1922, avec des yeux vairons qui lui donnent, tout de suite, la conscience d’être unique. Celle qui suivait son père partout, aimait à se cacher sous les tables, avait peur de l’orage comme du feu, adorait chanter en famille et dessiner, cette Barbara-là voulait être médecin. Au fil des pages, sa figure ressurgit, sous la plume de sa fille, avec une précision mêlée de tendresse et de fascination.
Mais ce miroir, le plus souvent tendu vers la mère adorée, la femme qui écrit le retourne également vers elle-même, dans un jeu de reflets vertigineux. Ainsi chaque confidence en amène-t-elle une autre : il suffit que Barbara (mère) évoque ses premières amours pour que Barbara (fille) évoque les siennes, étrangement semblables. De même pour l’amour de la langue, mais cette fois aux antipodes l’une de l’autre : alors que Barbara (fille) ressent, sur les bancs de l’école, un formidable sentiment de puissance quand elle écrit, Barbara mère avoue n’avoir jamais été « une héroïne du verbe. »
Ce jeu de miroir, constante oscillation entre passé et présent, entre mère et fille, donne le vertige. L’image et son reflet — tantôt disjoints, tantôt superposés — ébranle nos certitudes et nous oblige à nous poser cette question : qui, des deux Barbara, est la mère de l’autre ? Est-ce la première, native de Linde, qui a vraiment donné naissance à l’autre ? Ou la seconde qui, grâce à l’écriture, a engendré la première ?
Procédant, comme en peinture, par petites touches successives, ce portrait tout en facettes n'évite aucun sujet, et ne triche jamais. Ainsi, sur le chapitre de la sexualité, apprend-on que la mère, comme plus tard sa fille, a connu des désirs précoces, une curiosité vive pour les hommes, frère, camarades de classe, maîtres d'école, que la vie ne fera qu'exacerber. L'une aura des amants ; l'autre sucera longtemps son pouce, délicieux expédient sexuel. Nul exhibitionnisme dans ces aveux impudiques, mais le désir, toujours, de saisir au plus près une vérité intime et dérobée.
Même émotion, mélange de surprise et d'effroi, quand la petite fille, ignorante des menstruations, découvre toute seule, au grenier, ces torchons pliés que les femmes, à l'époque, portaient comme une sorte de ceinture, quand elles avaient leurs règles. « La peau comme le lait et les joues comme le sang. Naissance, puberté, maternité. Le lait et le sang. Blanche Neige et Rose Rouge.
La mère voulait être médecin, comme la fille, mais pour d'autres raisons. Elle sera d'abord jeune fille au pair, c'est-à-dire servante, puis « bonne à tout faire ». Les temps sont difficiles. C'est la Seconde Guerre mondiale. Une mystérieuse maladie la sauvera de ses tâches humiliantes. C'est pendant sa convalescence qu'elle découvre la poésie : Verlaine, Rimbaud, la modernité en peinture et en littérature : sa vocation d'artiste-peintre. Une vraie révolution. Puis elle rencontrera Otto, « cet esthète colossal », qui tombera amoureux d'elle et qu'elle épousera bientôt. Un amour né sous le signe de la beauté, car « l'esthétique est une nécessité, une éthique de vie, une discipline, un chemin. »
La vie que nous révèle Barbara Polla — celle de sa mère inextricablement liée à la sienne — est une vie faite d'émerveillements. Merveille de la nature, des fleurs sauvages et des herbes folles, des bêtes qui peuplent le jardin de Choulex quand elle peint. Merveille des livres qui peu à peu envahissent la maison : Hugo, Balzac, Colette, les écrivains contemporains, une fois de plus. Pour elle, tout est source de surprise et de joie, d'émotion, de découverte. Chaque instant vécu, chaque nouvelle expérience élargit l'horizon. Celle qui, jusqu'à la fin, « voulait vivre dans la vie », aura vécu une vie merveilleuse et, en tous points, unique.
« À moi le silence, dit la mère ; à toi la parole ».
Cette douce injonction, dernière volonté maternelle, Barbara Polla, sa fille, va y répondre à sa manière, par l'écriture, en démêlant les fils si compliqués de la filiation. Tâche impossible : comment séparer, à jamais, les deux Barbara? La fille, ici, le dit très bien : ce n'est pas la mort qui marque une séparation définitive, mais la naissance, bien plus brutale que la mort. « Séparation de corps. De corps et de bien — alors que la mort n'est qu'une simple transformation. » Cette impossible séparation, la narratrice va tout de même en rendre compte dans ce récit qui ressemble souvent à un dialogue : une conversation intime, par delà le silence et la mort, entre une mère et sa fille.
A toi bien sûr : le titre s'adresse à la mère, à qui le livre est dédié. Mais il s'adresse aussi à chaque lecteur (toi, moi) en l'invitant à renouer, à sa manière, le fil interrompu d'une relation qui passe autant par la chair que par l'esprit, par les gestes que par les mots.
Des mots qui triomphent, ici, des tracas de la vie, du silence et du scandale de la mort.
* Ce texte constitue la préface au livre de Barbara Polla, À toi bien sûr, paru aux éditions l'Âge d'Homme en novembre 2008.
Ecrivain de la comédie romande - Page 250
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Les jeux de miroir de Barbara Polla
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La cinéma suisse fait la fête
Allons, ne faisons pas la fine bouche: le cinéma suisse, pour modeste qu'il soit, mérite bien une fête, et des quartz! Grâce à Nicolas Bideau — détesté des cinéastes comme seul le Diable peut l'être des fidèles — nous avons, nous aussi, notre remise des Césars ou des Oscars. À quelques différences près, tout de même. Alors que les théâtres parisiens ou hollywoodiens paraisssent trop petits pour accueillir toutes les stars en lice, la salle zurichoise qui a accueilli la remise des quartz samedi dernier paraissait bien trop grande. C'est pourquoi, heureusement, on avait multiplié les invitations de personnalités politiques, sportives, médiatiques qui ont rempli l'espace, si modeste, des artisans du cinéma lui-même.
Mais passons. À défaut de stars, le cinéma a fait la fête à quelques films tout à fait honorables. Home, de Ursula Meier, a raflé plusieurs prix, amplement mérités. La genevoise Céline Bolomey a reçu un quartz pour sa performance dans le film de Vincent Pluss, Du bruit dans la tête, œuvre déjà disparue de l'affiche et bientôt oubliée. Quant au prix d'interprétation masculine, il a été attribué à Dominique Jann, un des personnages principaux de Luftbusiness de Dominique de Rivaz, dont la carrière en salle a été brève et modeste.
Comme on le voit, le cinéma suisse a beaucoup de chance : il a déjà un patron honni et adulé (Nicolas Bideau), il a aujourd'hui sa cérémonie officielle. Il ne manque plus que les films et les stars…
Soyons honnêtes : quand on va voir le dernier Gus Van Sant (Milk) ou le dernier film du vétéran Clint Eastwood (Gran Torino), ou encore Doubt ou L'étrange histoire de Benjamin Button, on se rend compte qu'il y a encore pas mal de pain sur la planche.… Même s'il est ridicule de comparer des films aux budgets totalement disproportionnés, on peut tout de même remarquer le fossé qu'il reste à franchir pour que notre cinéma s'ouvre au monde, et touche un plus vaste public. À partir de personnages ordinaires, le cinéma américain (par exemple) fait des figures quasi-mythologiques, trace des destins, brasse les thèmes les plus vastes et variés de la condition humaine. Pour cela, il s'appuie d'abord sur d'excellents scénaristes, sur de bons réalisateurs et des acteurs souvent géniaux qui n'hésitent pas à composer un personnage de toute pièce, au lieu de jouer perpétuellement le même rôle (Isabelle Huppert, Depardieu, etc.). Autrement dit, il n'a pas peur de se frotter au monde tel qu'il est, dans sa tragique beauté. Il n'a pas peur, non plus, de ses moyens, de ses artifices, de sa démesure.
Encore un effort, donc, et le cinéma suisse, qui a déjà un directeur charismatique et une cérémonie, pleine de strass et de stress, pourra briller au firmament du 7ème art mondial!
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Dans l'enfer de Gaza
On connaît la dernière blague qui circule à Gaza : « Notre passé est un cauchemar ; notre présent, un enfer ; heureusement, nous n'avons pas d'avenir ! »
Obnubilés, c'est-à-dire aveuglés par les derniers développements de la dernière crise à la mode, les turpitudes de l'UBS, la scélétatesse avérée de nos banquiers, on en vient à oublier l'essentiel. Il y a quelques semaines, non dans l'indifférence, mais plutôt l'impuissance générale, l'armée israélienne semait la terreur et la mort dans la bande de Gaza. Plus de 1300 victimes, dont la plupart civiles, femmes, vieillards et enfants. Une destruction systématique des infrastructures palestiniennes, ponts, écoles, hôpitaux — et même les bâtiments du Parlement…
Tout ce que l'on peut espérer, c'est que les crimes israéliens ne demeurent pas impunis, et soient jugés, le plus rapidement possible, par un tribunal international.
Pour se rendre compte, de visu, de la situation dramatique qui règne à Gaza, une délégation de parlementaires suisses a sillonné les lieux pendant plusieurs jours, interrogé la population, mené son enquête de manière libre et indépendante. Antonio Hodgers, Josef Zisyadis, Jean-Charles Rielle et Carlo Sommaruga composaient cette délégation. Ils étaient accompagnés par le plus talentueux des dessinateurs de presse romands, Patrick Chappatte . On ne présente plus ce génie du trait et de la flèche, qui commença sa (brillante) carrière il y a quinze ans, au quotidien La Suisse. Aujourd'hui, Chappatte fait les beaux jours du journal Le Temps, dont il est l'un des fleurons. Accompagnant la délégation helvétique, Chappatte a tenu, tout au long du séjour, une sorte de carnet de bord en dessins et en textes. On peut découvrir ce chef-d'œuvre sur le site du Temps, ici. La BD de Chappatte porte un regard effrayé et effrayant sur les atrocités commises en quelques semaines à Gaza, où plus de 430 enfants ont perdu la vie, certains littéralement désintégrés par les bombes au phosphore blanc, qui agit comme le napalm. Des familles entières décimées, abattues devant le seuil de leur maison. Des hôpitaux surpeublés et manquant de médicaments. Si les mots manquent souvent pour dire l'horreur des crimes de guerre, les croquis de Chappatte sont extraordinairement éloquents, et valent tous les discours.
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